Commission des affaires étrangères du C. N. (23.5.1945, 19h30)
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 16, doc. 3
volume linkZürich/Locarno/Genève 1997
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2800#1990/106#5* | |
Old classification | CH-BAR E 2800(-)1990/106 1 | |
Dossier title | Commission des affaires étrangères du Conseil national et du Conseil des Etats : procès-verbaux et extraits de séances, volume I (1945–1952) | |
File reference archive | 113.2 |
Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2800#1967/60#1* | |
Old classification | CH-BAR E 2800(-)1967/60 1, 2, 3 | |
Dossier title | Commission des affaires étrangères du Conseil national (1945–1961) | |
File reference archive | 01 |
dodis.ch/320 Exposé du Chef du Département politique, M. Petitpierre1
La joie provoquée par la cessation des hostilités en Europe a été tempérée par la découverte des souffrances infligées avec une cruauté systématique aux millions d’êtres humains déportés dans les camps de concentration de l’Allemagne hitlérienne. Cette joie était, d’autre part, lourde d’arrière-pensées. On éprouvait et on éprouve encore aujourd’hui le sentiment qu’entre la fin de la guerre et le retour à la paix s’écoulera une période peut-être assez longue, pendant laquelle de nouveaux conflits naîtront entre les Nations Unies, dont on ne peut dire s’ils se résoudront par des voies pacifiques ou au contraire provoqueront une nouvelle guerre. Il serait vain et présomptueux de faire aujourd’hui des pronostics. On ne peut que se borner à essayer de décrire la situation internationale telle qu’elle se présente au lendemain de la capitulation allemande.
L’Allemagne, comme entité politique, a cessé d’exister. Elle n’est plus qu’une expression géographique. Le Cabinet réduit constitué par l’Amiral Doenitz à la veille de la capitulation est dépourvu de toute légitimité. Son chef figure probablement sur les listes des criminels de guerre. Le statut international de l’Allemagne est celui d’un pays occupé militairement. Il n’y a pas même d’unité dans cette occupation, le régime appliqué étant très différent à l’est et à l’ouest. Il est impossible de dire aujourd’hui quelle sera l’influence de l’occupation et des autres mesures prises par les Alliés sur la mentalité du peuple allemand et, par conséquent, sur son avenir. On peut se demander – pour peu que cette occupation dure plusieurs années – s’il n’y aura pas deux Allemagnes: l’une façonnée par la Russie, l’autre par les démocraties occidentales. Il y a quelque chose de nouveau dans les intentions des Alliés: leur volonté de transformer la mentalité d’un peuple. Le conflit avec l’Allemagne étant terminé, l’Allemagne étant éliminée du jeu politique, les Nations Unies ont une double tâche:
a) régler la situation née de la fin de la guerre et de la défaite de l’Allemagne;
b) chercher à organiser le monde pour prévenir de nouvelles guerres.
La première de ces tâches est la plus difficile et la plus importante: le succès de la seconde en dépend. Je ne crois pas, en effet qu’un régime de droit durable – ce que devrait être normalement une nouvelle Société des Nations – puisse être fondé sur une situation de fait créée exclusivement par la force au mépris des aspirations légitimes et en sacrifiant la liberté de certains peuples, ou encore – ce qui revient au même – en leur imposant un régime dont ils ne veulent pas.
Une divergence fondamentale divise les Alliés:
Les buts de guerre des démocraties occidentales étaient et restent encore – dans les grandes lignes – de s’opposer aux tentatives d’hégémonie de l’Allemagne et du Japon, avec comme conséquence le rétablissement dans leur situation d’avant-guerre des pays envahis ou tombé sous la coupe de l’Allemagne.
Les buts de guerre de la Russie – lorsqu’elle a été attaquée puis, après les victoires allemandes, lorsqu’elle s’est trouvée en état de péril mortel – correspondaient à ceux de ses alliés. Les victoires ayant succédé aux défaites, ces buts de guerre paraissent s’être élargis. La Russie paraît aujourd’hui vouloir réaliser des ambitions qui depuis des siècles furent les siennes et sur la légitimité desquelles je m’abstiens d’émettre un jugement. A vrai dire, ses intentions n’ont jamais été expressément formulées: sa politique est entourée de silence et de mystère. Elle n’est pas liée par les mêmes principes, fréquemment énoncés, que ses alliés anglo-américains. Bien plus, si elle a pris certains engagements au cours des conférences qui ont réuni les chefs des gouvernements des trois grands alliés ou lors d’armistices signés avec certains pays qu’elle a vaincus, elle paraît ne plus se considérer comme liée par ses engagements, lorsque les circonstances lui commandent de modifier son attitude ou d’en adopter une nouvelle qu’elle juge plus conforme à ses intérêts. On explique cette politique russe par un besoin de sécurité que les uns considèrent comme légitime, alors que les autres constatent qu’en fait, il ne peut être satisfait qu’au détriment d’autres pays. Ce besoin de sécurité serait, selon ces derniers, le pendant de l’espace vital, sur lequel l’Allemagne nationale-socialiste a fondé sa politique d’hégémonie. Il ne nous appartient pas de trancher la controverse. Mais, objectivement, on ne peut s’empêcher de constater une certaine analogie entre les méthodes appliquées en 1938, 1939 et 1940 par le Gouvernement allemand et celles auxquelles recourt aujourd’hui le Gouvernement des Soviets.
Cette politique russe, qui est une politique du fait accompli, se heurte sur deux points fondamentaux à la politique anglaise et américaine:
D’une part, elle est en contradiction avec les buts de guerre anglo-américains tels qu’ils ont été énoncés dans la Charte de l’Atlantique – notamment la restauration des pays envahis par l’Allemagne. Si l’on paraît avoir abandonné à leur destin les peuples baltes, les Anglo-Américains ont refusé de s’incliner devant la solution donnée unilatéralement par les Russes à la question polonaise. Ils n’ont pas davantage admis l’installation d’un Gouvernement autrichien à Vienne. Ils ne doivent que difficilement accepter la politique de force appliquée en Roumanie. Enfin, l’installation des Russes à Bornholm doit leur donner quelque souci.
D’autre part, la politique russe lèse les intérêts de la politique traditionnelle anglaise, en particulier en Méditerranée: conflit à propos de Trieste et de la Vénétie julienne, guerre civile en Grèce. Demain ce sera peut-être les prétentions russes sur les Dardanelles qui opposeront la Russie, qui depuis toujours cherche des accès à la Méditerranée, à l’Angleterre, qui s’attache à écarter toute menace de la route des Indes. Des intérêts contradictoires s’opposeront peut-être plus tard en Irak et en Iran.
On le voit, les causes de conflit sont multiples et graves. Il y en a d’autres, dont nous avons des indices dans notre pays: je pense en particulier au régime juridique des pays qui se trouvent dans la sphère d’influence russe.
Les Polonais sont divisés – et beaucoup des internés qui se trouvent en Suisse refusent de rentrer dans leur patrie tant qu’elle sera dirigée par un Gouvernement qu’ils ne considèrent pas comme national, mais comme l’émanation de l’étranger. Inversement, d’autres Polonais ne veulent pas courir le risque de tomber sous la sujétion du Gouvernement de Londres2.
De même les Yougoslaves ne reconnaissent pas tous l’autorité du Maréchal Tito. Selon certains renseignements, celui-ci serait aimé et accepté par tout le monde – on le considérerait comme le libérateur du pays. D’après d’autres sources, Tito n’aurait derrière lui ni les Serbes parce qu’il est Croate, ni les Croates, restés fidèles à Matchek, ni les Slovènes. Sa puissance serait le reflet du pouvoir de Moscou. Quoi qu’il en soit, les internés yougoslaves en Suisse sont divisés et certains d’entre eux refusent de rentrer dans leur pays3.
On constate ceci, c’est que dans plusieurs pays le sentiment national, bien que resté très vif, est dominé par l’idéologie politique. Si les peuples étaient réellement libres et avaient un régime démocratique, le problème se résoudrait de lui-même par le jeu normal des institutions.
Il y a un côté tragique dans la victoire des Alliés, qui a libéré le monde et l’Europe de la plus lourde menace qui ait jamais pesé sur eux, c’est que le conflit auquel elle a mis fin n’est probablement pas pour autant résolu définitivement – mais qu’il risque de subsister entre les pays qui ont gagné la guerre. C’est bien à cela que M. Churchill a fait allusion très nettement dans le discours qu’il a prononcé le dimanche qui a suivi la fin de la guerre4. On peut malheureusement affirmer aujourd’hui que, si le fascisme et le national-socialisme ont été écrasés, la démocratie n’a pas encore gagné la guerre. Un observateur impartial ne peut porter qu’un jugement pessimiste sur la situation internationale – ce qui ne signifie pas qu’il faille désespérer ni que les choses n’iront pas mieux qu’on ne peut le craindre aujourd’hui. On peut penser, au contraire, que les Alliés feront de grands efforts et chercheront par tous les moyens possibles à éviter une nouvelle guerre, dont la durée pourrait être assez longue, et qui serait le coup de grâce donné à l’Europe et à sa civilisation.
La seconde tâche qui incombe aux Nations Unies est de chercher à organiser le monde pour prévenir de nouvelles guerres. Elles se sont réunies dans ce but à San Francisco – pour y étudier et mettre au point le projet de Dumbarton Oaks. Il est encore prématuré de se prononcer sur la Conférence de San Francisco, qui n’est pas terminée. Je voudrais me borner à quelques observations sur la situation de la Suisse à l’égard de cette conférence.
Comme vous le savez, notre pays n’y a pas été invité. Aucun observateur officiel n’étant admis, le Conseil fédéral s’est demandé s’il convenait d’envoyer aux USA un observateur officieux qui, étant sur place, pourrait prendre certains contacts et éventuellement faire connaître le point de vue suisse sur les problèmes internationaux. Il a résolu la question négativement. Cet observateur, qui n’en aurait pas été un, se serait trouvé dans une situation équivoque et qui aurait pu devenir humiliante pour lui. Le prestige de la Suisse en aurait été atteint: on aurait pu lui reprocher d’avoir cherché à forcer une porte qu’on aurait refusé de lui ouvrir.
En revanche, nous avons chargé notre Ministre à Washington de s’entendre avec notre Consul à San Francisco pour suivre de près les travaux de la Conférence et nous faire rapport5.
D’autre part, nous avons envoyé à tous nos Ministres et Chargés d’Affaires et à quelques-uns de nos Consuls, dans les pays où nous n’avons pas de Légation, un bref exposé sur le point de vue suisse à l’égard du projet d’organisation mondiale de Dumbarton Oaks et de la Conférence de San Francisco, en insistant en particulier sur les raisons pour lesquelles la Suisse est attachée à sa politique de neutralité6.
Certains de nos Ministres ont été invités à faire au Ministère des Affaires étrangères du pays où ils sont accrédités une démarche pour faire connaître expressément la doctrine suisse. D’autres auront pu se borner à l’exposer lorsqu’une occasion se sera présentée.
Voici en résumé notre doctrine:
Notre pays ne peut se désintéresser des décisions qui seront prises à San Francisco en vue d’établir une organisation internationale, basée sur le principe de l’égalité souveraine des Etats épris de paix pour le maintien de la paix et de la sécurité internationale.
Le peuple suisse, qui a adhéré au pacte de la Société des Nations, a donné, avant et pendant cette dernière guerre, des preuves de sa compréhension de la solidarité internationale.
La Suisse ignore quels seront les résultats de la Conférence de San Francisco et ne sait pas si et à quelles conditions les Etats restés neutres pendant la guerre seront accueillis dans la nouvelle organisation internationale. Il n’est donc pas possible d’arrêter encore une doctrine suisse ayant un caractère définitif.
Mais notre pays entend rappeler que la pierre d’angle de sa politique étrangère est la neutralité perpétuelle, qui résulte, non seulement de sa propre volonté d’Etat souverain, mais encore de la volonté unanime des Etats européens, qui l’ont considérée comme étant dans les vrais intérêts de l’Europe entière. Cette neutralité comporte des engagements que nous tenons pour sacrés et pour lesquels nous avons accepté de lourds sacrifices. La guerre qui vient de finir a donné la preuve de l’intérêt que présentait notre neutralité pour les pays belligérants. Il suffira de rappeler l’activité de la Croix-Rouge internationale, qui cesserait automatiquement au cas où la Suisse serait entraînée dans une guerre, et le rôle que notre pays a pu jouer comme puissance protectrice. Nous avons reçu constamment – et encore tout récemment – de nombreux témoignages de gratitude de la part des gouvernements alliés pour l’activité de notre Division des Intérêts étrangers en faveur des prisonniers de guerre. En raison de notre situation géographique, notre neutralité présente aussi un intérêt pour les nations alliées du point de vue militaire.
Nous avons formulé ainsi nos conclusions:
La Suisse désire ardemment voir s’établir dans le monde entier un régime de droit qui garantirait à toutes les nations pacifiques les biens de la paix et de la sécurité dont elle a le privilège de jouir elle-même depuis plus d’un siècle. Elle souhaite donc la réalisation des espoirs qu’a fait naître la Conférence de San Francisco.
Toutefois, si le projet de Dumbarton Oaks était adopté, la Suisse aurait probablement à choisir entre sa neutralité et son affiliation à la nouvelle organisation en voie de création. Il est vraisemblable qu’il lui serait plus difficile qu’au moment de la constitution de la Société des Nations de faire admettre pour elle un statut spécial qui la dispenserait de participer à des sanctions militaires. La Suisse ne peut aujourd’hui songer à des sanctions militaires. Elle entend donc se tenir sur la réserve à l’égard du plan de Dumbarton Oaks, sans préjuger cependant l’avenir.
En revanche, notre pays se déclare d’ores et déjà prêt à examiner avec la nouvelle organisation mondiale les conditions dans lesquelles il pourrait collaborer avec elle. En outre, il s’est toujours intéressé et continuera à s’intéresser aux organisations techniques qui existent déjà (BIT, Cour permanente de Justice internationale, institutions humanitaires, etc.). Au cas où il ne lui serait pas possible d’entrer dans l’organisation politique nouvelle, elle est prête, bien plus, elle a la volonté de collaborer aussi activement que possible avec les autres nations dans le cadre des organisations techniques existantes ou à créer. Elle a également le désir de conserver le siège des institutions internationales, y compris les Bureaux internationaux à Berne et à Genève, qui sont déjà établies sur son territoire. Elle serait heureuse d’accueillir d’autres institutions, qui pourraient être créées plus tard.
Nous savons aujourd’hui que le point de vue français, d’après lequel il y aurait incompatibilité entre la neutralité et la qualité de membre de la nouvelle organisation internationale, que ce point de vue sera vraisemblablement admis7. Ira-t-on aussi loin que d’interdire définitivement à la Suisse – comme on l’a lu dans la presse – l’accès à la nouvelle organisation? Cela me paraît peu probable. Une attitude aussi absolue ne pourrait s’expliquer que par l’inimitié de la Russie à notre égard. Elle jetterait un jour singulier sur les intentions réelles de certains des initiateurs de cette nouvelle organisation internationale.
En revanche, il est possible – sinon probable – qu’à un moment donné, la Suisse soit appelée à choisir entre son statut de neutralité perpétuelle et son entrée dans la nouvelle société internationale – et qu’un moyen terme, comme celui constitué par la Déclaration de Londres de 1920, qui a permis à la Suisse d’entrer dans la Société des Nations tout en sauvegardant sa neutralité8, ne soit pas accepté.
Il est possible qu’il y ait là le problème dominant de notre politique étrangère si les conflits qui divisent aujourd’hui les Alliés sont résolus pacifiquement – ce que nous souhaitons ardemment – et si la nouvelle organisation internationale, qui s’élabore en paroles et sur le papier, devient une réalité – ce que nous devons aussi espérer sans arrière-pensée.
Quoi qu’il advienne, si la Suisse veut fortifier sa situation internationale et se préparer à des discussions qui seront très dures, elle ne doit rien négliger pour justifier sa politique de neutralité. A cet égard, je peux affirmer que le Département politique s’est efforcé, au cours de ces derniers mois, d’accord avec le Conseil fédéral et avec l’appui des autres Départements, d’intensifier encore son action en faveur des victimes de la guerre. Il l’a fait d’entente avec la Croix-Rouge internationale, et la mission remplie par M. le Ministre Burckhardt en Allemagne, d’accord avec les gouvernements français et anglais, a eu des résultats heureux9. Ils n’ont pas pu déployer tous leurs effets, à cause de la fin rapide de la guerre, mais ils ont certainement permis de sauver de nombreuses vies humaines.
Cette action doit être poursuivie, quels que soient les sacrifices qu’elle puisse nous imposer. Des mesures ont été prises pour que nous puissions recevoir en Suisse de nombreux grands blessés et malades. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure on fera appel à nos services – mais nous devons être prêts à rendre des services, non pas pour en tirer gloire ou profit, mais par solidarité humaine et pour démontrer qu’en restant à l’écart de la guerre, un petit pays, aux moyens limités, peut être plus utile qu’en participant à des hostilités sur l’issue desquelles il ne peut prétendre exercer une influence décisive.
Je voudrais encore vous parler brièvement de deux questions qui intéressent notre politique étrangère et qui, avec d’autres, sont très actuelles.
La première concerne notre situation à l’égard de l’Allemagne. M. le Ministre Stucki, dans son exposé, vous indiquera les mesures que nous avons prises à l’égard de la Légation et des Consulats d’Allemagne10. Je me bornerai à vous exposer la situation créée par la capitulation sans condition de l’Allemagne du point de vue de la défense des intérêts qui nous ont été confiés soit par l’Allemagne dans les pays alliés, soit par les pays alliés en Allemagne. Nous nous trouvons ici en présence de problèmes nouveaux, dont certains ont dû être résolus très rapidement, en général sans que nos décisions aient pu être fondées sur des précédents ou sur des principes communément admis du droit des gens.
Et d’abord, quelle est aujourd’hui la situation juridique de l’Allemagne? J’y ai fait allusion au début de cet exposé, en relevant que, pour un temps indéterminé, l’Allemagne a cessé d’exister, politiquement. La souveraineté ou une autorité souveraine qui s’exerce sur un groupe d’hommes établi sur un territoire fixe, est un des éléments constitutifs de tout Etat. Or l’Allemagne n’a plus de gouvernement. Bien plus, elle a capitulé sans condition, c’est-àdire qu’elle s’est mise à la merci de ses vainqueurs. Ceux-ci peuvent disposer d’elle, en substituant leur propre autorité à celle qu’elle leur a elle-même abandonnée. La situation se complique du fait que les Alliés n’ont pas soumis toute l’Allemagne à leur autorité commune, mais qu’ils l’ont divisée, la Russie en occupant la partie orientale, l’Angleterre, la France et les USA la partie occidentale. Nous avons tiré les conséquences de cette situation en constatant qu’il n’y avait plus de représentation diplomatique et consulaire en Suisse et que nous n’en avions plus en Allemagne [– sans pour autant admettre que, n’étant plus rattachés à un Etat digne de ce nom, il n’y avait plus d’Allemands en Suisse ni en Europe.]
Du point de vue de la protection des intérêts alliés en Allemagne, la situation est simple. Les Alliés s’occuperont de leurs propres intérêts dans les régions qu’ils occupent. Les USA ont cependant exprimé le désir que nous laissions provisoirement en Allemagne notre Division des Intérêts étrangers11. La question n’est pas encore au point – mais nous verrions un grand avantage à avoir en Allemagne des agents diplomatiques ou consulaires, qui garderaient le contact avec les autorités militaires alliées et pourraient, nous l’espérons, assurer avec leur accord la protection des intérêts suisses en Allemagne.
La situation est plus délicate en ce qui concerne la protection des intérêts allemands dans les pays alliés12. On nous a demandé ici de remettre les bâtiments des Légations dont nous avions la garde, les archives que nous détenions, là on nous a demandé simplement l’accès aux archives.
Nous nous sommes placés au point de vue suivant:
Comme puissance protectrice, nous avons reçu un mandat de la puissance dont nous représentions les intérêts, c’est-à-dire de l’Allemagne – ou du Gouvernement allemand13. Nous n’avions d’ailleurs pu accepter ce mandat qu’avec l’accord de l’Etat sur le territoire duquel il devait être exercé. Notre mandat a pris fin automatiquement au moment de la capitulation sans condition de l’Allemagne et de la disparition de son Gouvernement. Il aurait cessé également si l’accord de la tierce puissance intéressée avait été retiré. Tout cela est clair – mais à qui rendre des comptes, c’est-à-dire restituer les biens dont la garde nous a été confiée?
Une seule réponse est possible: à l’autorité qui a repris en quelque sorte la succession du Gouvernement allemand et qui est l’ensemble des Nations Unies, ou en tout cas les principales d’entre elles, censées agir pour l’ensemble: celles auxquelles a été remis l’acte de capitulation sans condition. Comme nous ne pouvions exiger dans chaque cas une décision préalable de toutes, nous avons admis qu’en reprenant les biens que nous avions reçus, la puissance sur le territoire de laquelle nous avions exercé notre mandat agissait comme fiduciaire pour le compte des autres en même temps que pour son propre compte. Ce point de vue paraît avoir été admis par certains Etats – mais non par d’autres.
En revanche, nous avons toujours considéré que les archives constituées pendant que nous exercions notre mandat de puissance protectrice étaient notre propriété et nous avons refusé de les donner.
En somme, nous avons admis que les Etats où se trouvaient les Légations dont nous avions la garde pouvaient agir à peu près comme nous l’avions fait nous-mêmes à l’égard de la Légation et des Consulats d’Allemagne en Suisse14. Nous n’avions pas plus d’exigences à faire valoir que n’en auraient eues théoriquement le Gouvernement allemand ou ses représentants diplomatiques, s’ils avaient pu défendre eux-mêmes leurs intérêts.
La seconde question que je voudrais évoquer très rapidement est celle de nos relations avec l’URSS15. Il ne s’est rien produit de nouveau au cours de ces dernières semaines, si ce n’est que les attaques de la presse et de la radio russes contre la Suisse n’ont pas cessé. Dans l’état actuel des choses, les sympathies que nous avons en Angleterre et aux USA ne sont pas faites pour nous rapprocher de l’URSS. Il est possible que nous puissions, à un moment donné, agir par l’intermédiaire de Paris, ou de Prague, ou de Belgrade. La présence de nombreux internés russes en Suisse, les intérêts suisses en Allemagne pour la défense desquels nous aurons à discuter avec les autorités alliées, nous donneront peut-être l’occasion d’établir des premiers contacts. Quelles sont les arrière-pensées russes à notre égard? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, les relations ne reprendront qu’au moment que le Gouvernement de l’URSS jugera lui-même. Il ne faut pas se faire d’illusions. Ce qui ne signifie pas qu’il faille rester passif et attendre. Au contraire, nous ne laissons passer aucune occasion de nous renseigner, de faire faire une démarche. (C’est ainsi que le texte des accords avec les Alliés16 a été communiqué à l’URSS avec des commentaires favorables du Gouvernement anglais.) Mais nous devons à tout prix éviter un second échec17, qui risquerait de retarder encore la solution de ce difficile problème, solution qui dépend moins de notre habileté que de la volonté du Gouvernement de l’URSS.
- 1
- E 2800/1967/60/1. M. Petitpierre prononce cet exposé le 23 mai 1945 à 10 h lors d’une réunion des Présidents des Gouvernements cantonaux, puis le même jour à 19 h 30 devant la Commission des Affaires étrangères du Conseil national.↩
- 3
- Cf. table méthodique du présent volume: Yougoslavie.↩
- 4
- Cf. le rapport sur la situation générale en mai 1945, 69e et dernier mois de la guerre, daté du 30 mai 1945, signé par D. Secrétan et rédigé par le Service de l’Information politique du DPF. Le discours du 13 mai 1945 de W. Churchill est cité à la page 29, E 2801/ 1967/77/8.↩
- 5
- Cf. le rapport du 7 juillet 1945, E 2801/1967/77/4.↩
- 6
- Cf. DDS, vol. 15, doc. 424, dodis.ch/48028 et table méthodique: VI. L’après-guerre et les organisations internationales.↩
- 8
- Cf. DDS, vol. 7,2, doc. 247, dodis.ch/44458 et annexe, dodis.ch/1721.↩
- 9
- Cf. notamment DDS, vol. 15, table méthodique: IV.4. Relations avec le CICR. Cf. aussi E 2001 (E) 1/136.↩
- 10
- Cf. E 2801/1967/77/5.Cf. aussi DDS, vol. 15, doc. 439, dodis.ch/48043, doc. 441, dodis.ch/48045.↩
- 11
- Cf. DDS, vol. 16, doc. 1, dodis.ch/195.↩
- 12
- Cf. notamment DDS, vol. 16, doc. 56, dodis.ch/196.↩
- 13
- Sur la protection des intérêts étrangers par la Suisse, cf. les tables méthodiques des volumes 13 à 15 des DDS.↩
- 14
- Sur la gestion à titre fiduciaire des intérêts allemands en Suisse – Légation, Consulats, Chemins de fer, titres et droits – par différents services du DPF et du Département fédéral des Postes et Chemins de fer, cf. note et aide-mémoire du DPF, à la Légation britannique du 30 juillet 1945, E 2001 (E) 11/1.↩
- 15
- Cf. table méthodique du présent volume: Union soviétique.↩
- 16
- Sur l’accord signé le 8 mars 1945, cf. DDS, vol. 15, table méthodique: III.2.3. Négociations économiques avec les Alliés à Berne en février et mars 1945.↩
- 17
- Sur la réponse négative de Moscou à la proposition suisse du 13 octobre 1944, cf. DDS, vol. 15, table méthodique: II.24.2. Union soviétique. Reprise des relations diplomatiques.↩
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German Realm (General) Russia (Politics) Attitudes in relation to persecutions Neutrality policy UNO – General Relations with the ICRC Foreign Affairs Committee of the National Council