Classement thématique série 1848–1945:
6. POLITIQUE ET ACTIVITÉS HUMANITAIRES
6.2. POLITIQUE FACE AUX RÉFUGIÉS ET AUX JUIFS
6.2.1. GÉNÉRALITÉS
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 14, doc. 267
volume linkBern 1997
more… |▼▶Repository
Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001D#1000/1552#535* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(D)1000/1552 29 | |
Dossier title | Spezielle Berichte (1939–1943) | |
File reference archive | A.21.24 |
dodis.ch/47453
Le Chef de la Division des Affaires étrangères du Département politique, P. Bonna, aux Légations de Suisse à l’étranger1
En tête des dix points que M. le Conseiller fédéral de Steiger avait énumérés le 22 septembre dernier dans son discours devant le Conseil national concernant la manière dont le Gouvernement fédéral envisage le problème des réfugiés (voir notre lettre du 29 septembre dernier2)figure rénonciation du principe que le droit incontesté de l’Etat d’accorder asile, droit que la Suisse entend exercer comme un devoir d’humanité, n’a nullement pour corollaire une obligation juridique de recevoir sur le territoire national des réfugiés persécutés en raison de leurs convictions politiques ou de leur foi religieuse. La Suisse qui, depuis toujours et avec un large esprit de compréhension humanitaire, a exercé ce droit découlant de sa souveraineté dans la mesure de ses possibilités se propose, à l’avenir aussi, de se conformer à cette règle de conduite.
Une partie de la presse suisse s’était, comme vous le savez, récemment émue de certaines décisions de nos autorités de police en cette matière, décisions dans lesquelles elle croyait discerner leur propos de s’écarter de nos conceptions traditionnelles en ce qui concerne l’octroi à de semblables réfugiés d’un asile chez nous.
Or telle n’est pas leur intention; mais notre pays se trouve placé là en face d’un dilemme délicat et parfois douloureux; en effet, l’afflux d’un nombre relativement considérable de réfugiés peut causer à la Suisse des préoccupations d’autant plus sérieuses que diverses considérations de politique intérieure et extérieure lui conseillent de limiter le nombre des personnes à accueillir. En outre, de tous les Etats européens, c’est la Suisse qui héberge proportionnellement le plus grand nombre d’étrangers. Enfin, elle est actuellement, par surcroît, aux prises comme tant d’autres avec de graves difficultés de ravitaillement.
Le premier grand afflux de réfugiés persécutés en raison de leurs convictions politiques ou de leur race, et qui nous était venu d’Allemagne en 19383, ayant presque entièrement cessé, le problème avait quelque peu perdu de son actualité. Il a repris tout récemment un caractère aigu depuis que non seulement le Reich allemand, mais aussi certains pays occupés et la France non occupée déportent un grand nombre d’israélites en Europe orientale. Nous croyons, dès lors, indiqué de vous renseigner, ci-après, de façon succincte sur la manière dont les Autorités fédérales compétentes envisagent cette question.
Il y a lieu de distinguer entre quatre catégories de réfugiés, à savoir:
1° les déserteurs;
2° les prisonniers de guerre évadés;
3° les réfugiés persécutés en raison de leurs opinions politiques (réfugiés politiques au sens propre);
4° les réfugiés qui ont quitté leur pays d’origine ou de résidence soit de crainte de s’exposer aux rigueurs des autorités en raison de leur race, soit pour échapper à des conditions d’existence dont ils ne veulent pas s’accommoder (tels p. ex. certains travailleurs recrutés dans les pays occupés).
Le traitement appliqué à ces diverses catégories diffère en général suivant les raisons qui ont motivé la fuite et le degré de dangers auquel les fugitifs sont exposés en cas de refoulement. Ce sont, cependant, en première ligne les intérêts suisses qui sont pris en considération lorsque la question se pose de savoir dans quelle mesure le droit d’asile doit être appliqué.
Les déserteurs, par exemple, qui s’exposent, notamment en temps de guerre, aux peines les plus sévères lorsqu’ils retournent dans leur pays, ne sont pas refoulés sans motif impérieux. C’est ainsi que le Conseil fédéral a pris, le 17 octobre 19394 déjà, un arrêté modifiant les dispositions sur la police des étrangers prescrivant aux cantons de refouler sans autres formalités dans le pays de provenance ou de leur nationalité les étrangers qui pénètrent en Suisse illégalement ou qui y ont pénétré illégalement depuis l’entrée en vigueur de l’arrêté du Conseil fédéral du 5 septembre 19395 concernant l’entrée et la déclaration d’arrivée des étrangers. Cette disposition ne s’applique, cependant, pas aux déserteurs ni aux étrangers que le Ministère public a reconnu comme réfugiés politiques en vertu de l’arrêté du Conseil fédéral du 7 avril 19336. Les déserteurs qui n’ont pas été refoulés sont, en général, internés sur ordre de la Division de Police du Département fédéral de Justice et Police et soumis à un régime relativement sévère, car ils sont considérés, en principe, comme des éléments peu désirables.
Les prisonniers de guerre évadés n’encourent, eux, d’ordinaire, en cas de refoulement que des peines relativement légères. Un refoulement général ne répondrait, cependant, guère à l’intention des rédacteurs de l’article 13 de la Convention de La Haye7. Mais on ne saurait contester à la Suisse le droit de refuser d’admettre ceux des prisonniers de guerre évadés qui, pour une raison ou pour une autre, seraient à considérer comme indésirables. Il est vrai que cette convention n’a pas envisagé le cas considéré sans doute en 1907 comme improbable où l’état neutre est cerné pour ainsi dire par un seul belligérant. On pensait alors que les prisonniers de guerre qui auraient pénétré sur sol neutre pourraient se rendre directement ou en passant par un état neutre tiers dans le territoire de l’autre belligérant. Cette Convention ne considère donc pas la situation particulière dans laquelle la Suisse se trouve actuellement. Cet état de choses, inattendu à l’époque, crée pour notre pays une situation de droit toute nouvelle. Aussi peut-on admettre que, dans les circonstances présentes, la Suisse est fondée à traiter ces réfugiés d’après son droit propre, la Convention de 1907 n’ayant pas entendu créer, en faveur des prisonniers de guerre évadés, un régime préférenciel. Elle peut, par exemple, les interner lorsqu’elle l’estime opportun. En fait, la grande majorité des prisonniers de guerre évadés et dont le départ ne peut être envisagé avant la fin de la guerre a été internée dans des camps. Afin d’éviter un véritable afflux, les Autorités suisses se sont, à certains moments, vues amenées à refouler en Allemagne nombre de prisonniers de guerre évadés. Elles ne l’ont fait qu’à regret et, depuis quatre mois, plus aucun prisonnier de guerre n’a été refoulé.
Bien que l’Arrêté fédéral du 17 octobre 1939 consacre expressément le principe en vertu duquel le réfugié politique doit être accueilli chez nous, nos Autorités sont tenues, là aussi, de se montrer extrêmement circonspectes; car il s’agit d’empêcher que des étrangers qui se disent «réfugiés politiques» ne parviennent à résider sur territoire suisse pour s’y livrer à une activité préjudiciable à notre pays. Bien que ce fait puisse surprendre dans les conjonctures actuelles, le nombre des réfugiés politiques au sens strict qui sont entrés en Suisse jusqu’ici est relativement assez restreint.
La situation est très différente en ce qui concerne les réfugiés de la quatrième catégorie. Lorsque, au cours de l’hiver 1940/41, des mesures plus rigoureuses ont été prises en Allemagne contre les israélites, un nombre assez considérable de réfugiés civils juifs tenta déjà de pénétrer sur notre territoire. On décida, en général, de les refouler, dans l’idée que d’autres personnes de la même catégorie qui formaient peut-être le projet de se rendre illégalement en Suisse renonceraient à la réalisation de leurs intentions. Récemment les juifs vivant dans les pays occupés ont commencé à être également déportés en Europe orientale; il y a quelques semaines, les Autorités de la France non occupée se sont décidées à prendre, elles aussi, des mesures analogues8. L’affluence de réfugiés augmenta de façon si inquiétante (on en a compté jusqu’à 175 dans une seule nuit), que les Autorités suisses de police se sont vues placées devant une tâche extrêmement ardue. Elle s’avéra d’autant plus délicate que l’opinion publique suisse, quelle que soit la nuance politique ou sociale, prit parti, souvent sur un ton passionné, en faveur d’un octroi large et généreux du droit d’asile à ces persécutés.
Etant donné, d’une part, les difficultés croissantes auxquelles se heurte notre ravitaillement, pour des considérations aussi de sécurité intérieure et vu, d’autre part, le risque que ces réfugiés, dont la plupart, sinon tous, ne pourront avant longtemps trouver asile ailleurs, ne grèvent plus tard le marché du travail et ne tombent à la charge de l’assistance publique, il est bien évident que la Suisse ne saurait les accueillir en nombre illimité, quels que soient, d’ailleurs, les sentiments que notre peuple nourrit à leur égard. Notre pays héberge déjà plus de 7100 émigrés, la plupart israélites, qui ont pénétré sur son territoire avant la guerre, notamment en 1938, et auxquels il n’a jusqu’ici pas été possible de trouver un autre asile. Sont venus s’ajouter à ceux-ci, jusqu’au 31 juillet de cette année, 1200 nouveaux réfugiés dont le nombre a augmenté jusqu’au 13 octobre encore de 4600 environ. A peu près 13 000 personnes de cette catégorie résident donc actuellement sur territoire suisse, alors que 6000 à 7000 étaient considérés à juste titre comme le maximum admissible. Si l’on considère, en outre, que certains jours plus de 100 de ces réfugiés ont pénétré clandestinement chez nous; que l’entrée illégale de réfugiés venant des Pays-Bas et de la Belgique a été souvent facilitée par des agents professionnels touchant des rémunérations élevées; que cette émigration comporte, pour la population suisse, des risques sanitaires qu’il serait imprudent de sous-estimer et qu’enfin les réfugiés ont coûté à la Suisse depuis le début de la guerre 17 millions de francs environ (dont 5,5 millions à la charge de la Confédération), on peut mesurer la gravité de la responsabilité qui pèse sur les Autorités appelées à résoudre ce délicat problème.
Quelque désireuses qu’elles soient de faire les plus larges concessions à nos traditions humanitaires, il est évident que la plus grande vigilance est nécessaire et que seuls les réfugiés que leur refoulement exposerait à de graves périls ou, tout au moins, à des rigueurs particulièrement dures, peuvent être accueillis chez nous. Sont considérés comme tels notamment les personnes au-dessus de 65 ans, les malades et les enfants de moins de 16 ans. Les autorités suisses de police ont, dès lors, adopté le point de vue que la surveillance de notre frontière doit être rendue beaucoup plus rigoureuse afin de mettre un obstacle à l’entrée clandestine des fugitifs9. Les gardes-frontière et la police des cantons frontaliers étant insuffisants pour remplir cette tâche, une augmentation considérable des forces de la police d’armée est devenue une nécessité inéluctable.
Dans leur propre intérêt et dans celui de la communauté, ceux de ces réfugiés que la Division de Police a décidé d’accueillir sont internés dans des camps appropriés où l’occasion leur est fournie de s’adonner à des travaux utiles. Leur internement les empêche, en même temps, d’exercer sur notre territoire une activité indésirable soit au point de vue militaire ou politique, soit au point de vue de la police des étrangers. Il existe actuellement dix de ces camps de travail pour internés10; deux sont rattachés à des pénitenciers (Lindenhof-Witzwil, Les Vernes), tandis que les autres dépendent de la Direction centrale des camps de travail à Zurich (Murimoos, Gordola, Cossonay, Oberglatt, Sumiswald, Leysin, Rarogne). Quelques internés ont été placés soit dans des camps de travail pour émigrés, soit dans des homes ou camps juifs, soit encore dans des institutions catholiques ou protestantes. Il est à peine nécessaire de relever que les possibilités de logement sont, elles aussi, limitées et que c’est là une raison de plus de se montrer circonspect lorsqu’il s’agit de leur accorder asile.
Ces quelques indications montrent combien d’éléments nos autorités ont à considérer lorsqu’elles se trouvent en face du problème souvent malaisé à résoudre, de savoir dans quelle mesure elles peuvent céder à leur désir de se montrer humaines et dans quelle autre elles doivent tenir compte d’intérêts suisses essentiels.
L’évolution de la situation militaire et politique en Europe incite malheureusement à penser que le nombre des réfugiés désireux de se rendre en Suisse ira prochainement encore en augmentant. Nos difficultés de ravitaillement, les obstacles qui s’opposent au départ de ces persécutés, des motifs de sécurité intérieure, la pénurie de logements et, enfin, des considérations de politique extérieure imposent à nos autorités une prudence d’autant plus grande. Ainsi que le remarqua M. le Conseiller fédéral de Steiger au début de la déclaration qu’il fit devant le Conseil national, le 22 septembre11, il convient d’écouter non seulement la voix du cœur, mais également celle de la raison lorsqu’on veut juger de la question et apprécier en toute équité l’attitude des autorités suisses. Il s’agit, en effet, de trouver le moyen terme entre le devoir d’humanité et la nécessité absolue de préserver l’Etat des dangers qu’une immigration en masse d’éléments souvent indésirables ne manquerait pas de lui faire courir.
- 1
- Circulaire: E 2001 (D) 2/29. Paraphe: DL.↩
- 2
- Cf. No 245.↩
- 3
- Cf. DDS, vol. 12, table méthodique: IV.2. La Suisse et l’immigration juive.↩
- 4
- RO, 1939, vol. 55 II, pp. 1167-1172.↩
- 5
- RO, 1939, vol. 55 II, pp. 851-852.↩
- 6
- Cf. DDS, vol. 10, doc. 257, dodis.ch/45799, note 9 et annexe.↩
- 7
- Convention concernant les droits et les devoirs des Puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre, du 17 octobre 1907, ratifiée le 4 avril 1910 par l’Assemblée fédérale (RO, 1910, vol. 26, pp. 376 ss.). Le texte de l’art. 13 est le suivant: La Puissance neutre qui reçoit des prisonniers de guerre évadés les laissera en liberté. Si elle tolère leur séjour sur son territoire, elle peut leur assigner une résidence. La même disposition est applicable aux prisonniers de guerre amenés par des troupes se réfugiant sur le territoire de la Puissance neutre.↩
- 8
- Cf. No s 231, 234, 237 et 255.↩
- 9
- Cf. No 222.↩
- 10
- Cf. table méthodique du présent volume: 6.2. Politique face aux internés.↩
- 11
- Cf. note 1 ci-dessus.↩
Tags
Attitudes in relation to persecutions Neutrality policy German Realm (General) Humanitarian aid Aid to refugees Religious questions