D’entrée, BRF [Conseiller fédéral Felber] a rappelé à J[ean-Bertrand Aristide] les termes fermes employés par la Suisse pour condamner sa déposition en tant que premier président démocratiquement élu de Haïti.2 Il s’est référé à la volonté de la Suisse de coopérer avec le peuple haïtien,3 qui a massivement voté pour Aristide et qui n’est nullement coupable de son éviction. BRF a également fait part à J[ean-Bertrand Aristide] de l’engagement de la Suisse en faveur de la démocratie en Haïti, qui s’était traduit en une décision de redoubler le montant de l’aide consacrée à la coopération avec la «Perle des Caraïbes».4 Les 5 mio. de francs supplémentaires ainsi dégagés auraient été affectés à une aide à la balance de paiements à partir de 1992, mais sont maintenant suspendus à la suite du coup d’État.5 BRF a proposé à J[ean-Bertrand Aristide] que le montant actuel (5 mio. de frs) soit maintenu, vu qu’il est destiné à soutenir des programmes des ONG dont le peuple haïtien bénéficie directement, sans l’entremise du gouvernement.6 BRF a également taxé de prétextes les affirmations selon lesquelles le projet de restructuration des forces de police haïtiennes (auquel contribuait la police genevoise et pour le financement duquel le DFAE examinait une demande)7 aurait motivé le coup d’État, vu qu’il s’agissait prétendument d’empêcher la formation d’une armée présidentielle privée8 dont le concept est associé aux Tontons Macoutes de triste mémoire.9 BRF a défini la restructuration des forces de police de démarche parfaitement légitime, la police étant un service à la population et non pas à la dictature, comme c’était le cas jusqu’aux élections. J[ean-Bertrand Aristide] a remercié BRF de son accueil et du soutien de la Suisse à la démocratie en Haïti. Il s’est déclaré tout à fait en faveur de la continuation de la coopération Suisse au développement sous sa forme actuelle et a manifesté son appréciation pour le rôle des ONG dans son pays en tant que forces qui soutiennent la démocratie. Tout autre type de coopération serait par contre néfaste car «l’argent des pays riches a toujours enrichi les riches des pays pauvres», qui s’en sont toujours servis pour augmenter leur emprise sur le pouvoir. C’est dans cet esprit qu’il faut entendre l’embargo demandé par J[ean-Bertrand Aristide] et – selon ses dires – par la population haïtienne aussi.10 Le soutien qu’Aristide demande à la Suisse se situe davantage dans le domaine politique et moral et devrait se traduire en une affirmation de soutien à la démocratie. BRF a réitéré à son interlocuteur que ce soutien était acquis. Il a en même temps abordé le thème des violations des droits de l’homme, faisant référence aux reproches qui ont été adressés au gouvernement de J[ean-Bertrand Aristide] par certains milieux.11 Aristide a défini ces accusations de mensongères et s’est référé au fait que pendant les 7 mois de son gouvernement il n’y a eu ni d’arrestations pour raisons politiques ni d’autres violations, ni de soulèvements populaires contre le gouvernement. Aristide affirme avoir voulu marier l’armée avec le peuple, afin de dissocier cette institution, qui se comportait comme force d’occupation de l’oligarchie corrompue au service de laquelle elle était placée. Cela n’aurait pas manqué de léser certains intérêts, d’où des tentatives d’intimidation dégénérant en incidents avec morts. Maintenant, les milieux qui s’étaient ainsi rebellés contre leur perte de pouvoir retournent les accusations contre Aristide. J[ean-Bertrand Aristide] demande de regarder plutôt le nombre de victimes qu’il y a eu depuis le coup d’État. Aristide se défend d’avoir jamais favorisé la violence ou le lynchage et affirme qu’il a ouvertement appelé son peuple à résister pacifiquement, sans violence. Il craint toutefois que son peuple n’ait plus de patience et veuille retrouver sa dignité, coûte que coûte. BRF et J[ean-Bertrand Aristide] ont aussi échangé des vues sur un problème majeur, à savoir de l’appui sur lequel peut compter Aristide dans son pays en termes d’organisations, d’institutions. Aristide se dit conscient que la base électorale qui l’a élu n’est pas structurée comme force politique, alors que la «minorité oligarchique» l’est, et que cette situation représente un handicap majeur pour l’application de ses directives. En d’autres mots, il est seul, dans ce sens qu’il n’a pas une structure qui le soutient et qui le met en mesure de gouverner. Se référant au peuple comme sujet historique, comme force qui guide l’histoire, il a rappelé les résultats des élections pour prouver que les autres forces, aussi structurées soient-elles, n’ont pas eu des votes car elles n’ont pas de base et que le peuple n’est pas prêt à les accepter. J[ean-Bertrand Aristide] a décrit les énormes difficultés qu’il y a à démanteler les structures de l’État actuel afin de mettre sur pied un véritable État de droit. Il est toutefois convaincu que pendant les 7 mois de son gouvernement il a réussi à restituer au peuple haïtien sa dignité. Il a également rappelé qu’une tentative de coup d’État avait eu lieu avant sa prise de fonctions et que si les structures qui le soutiennent avaient vraiment été aussi faibles, son gouvernement aurait tenu beaucoup moins, voire ne serait pas entré en fonction du tout. Ici c’est la force brute qui l’a emporté. Aristide s’est aussi référé à sa tournée en Europe, dont il tire l’impression qu’il a obtenu un soutien insuffisant.
BRF a pris congé de son invité en lui réitérant que la Suisse souhaite son retour à la présidence de Haïti et en le priant de garder le contact avec le gouvernement Suisse.