Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 22, doc. 164
volume linkZürich/Locarno/Genève 2009
more… |▼▶Repository
Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001E#1976/17#1452* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(E)1976/17 310 | |
Dossier title | Vertretung amerikanischer Interessen in Kuba durch die Schweiz (1960–1963) | |
File reference archive | B.24.2 • Additional component: Vereinigte Staaten von Amerika |
dodis.ch/18955 Le Conseiller d’Ambassade suisse à La Havane, Ch. Masset, au Chef du Département politique, F. T. Wahlen1 Nationalisation du bâtiment de l’ancienne chancellerie de l’Ambassade des Etats-Unis à La Havane2
Comme suite à mon rapport du 24 juillet 19633, j’ai l’honneur de vous faire savoir ce qui suit.
La décision prise par le Gouvernement cubain visait non seulement à ré pondre à la congélation des avoirs cubains aux Etats-Unis, mais aussi à porter un coup au prestige de ce pays. Mais d’emblée, suivant comment ce «coup» serait donné, je me rendis compte qu’il pourrait aussi nous atteindre notam ment si, passant outre au bon sens, le Gouvernement cubain décidait de s’installer par la force dans le bâtiment placé sous notre protection. Il ne s’agissait pas là d’une hypothèse académique, mais bien d’une sérieuse perspective pouvant devenir réalité le 26 juillet 1963. En effet, la décision de nationalisation avait été prise le 23 juillet 1963, soit 3 jours avant la célébration du 10 e anniversaire de la première attaque armée du mouvement castriste contre le régime de Batista, sous la forme d’une tentative de s’emparer du Fort Moncada, le 26 juillet 1953. Il apparaissait évident, pour les observateurs diplomatiques, que Fidel Castro souhaitait pouvoir annoncer publiquement, le 26 juillet, non seulement la nationalisation, mais aussi l’occupation de l’ancienne Ambassade américaine.
C’est donc fort préoccupé que je me rendis au second entretien avec M. le Ministre Roa, mercredi le 24 juillet à midi. Je savais que la position ferme fondée sur le droit des gens que j’avais adoptée la veille avait été approuvée par le Département, M. le Conseiller Victor Martin me l’ayant téléphoné de Washington, après s’être entretenu avec M. Jean Richard4. Je n’avais cependant pas encore reçu d’instructions télégraphiques5.
Je vous ai rendu compte de cet entretien par la voie la plus rapide6. Il vous intéressera en outre de savoir que M. Roa, qui est professeur de droit international public, a constamment cherché à justifier l’acte de nationalisation en invoquant «les violations du droit des gens commises par les Etats-Unis contre Cuba». Il s’estimait, dans ces conditions, en état de pouvoir ignorer la Convention de Vienne7, que je lui citai à plusieurs reprises après lui avoir lu, en espagnol, l’article 458. Etant donné nos positions opposées, il n’y avait en l’état aucune solution, vu que l’Ambassade de Suisse ne pouvait pas abandonner la chancellerie américaine, placée sous sa protection et que de toutes façons la dignité de la Suisse ne pouvait souffrir des mesures d’évacuation rapides qui eussent pris toutes les apparences d’une expulsion, même dans l’hypothèse de négociations sur l’exécution de la loi de nationalisation.
Ce n’est qu’après cet entretien que me parvinrent les longues instructions où il est dit que la notion des immunités diplomatiques n’empêche pas la nationalisation d’un immeuble qui est la propriété d’un gouvernement étranger. S’agissant d’un bâtiment possédant le statut diplomatique au bénéfice des immunités diplomatiques et placé sous la protection de notre pays, cette affirmation me surprit vivement. Je me demandais comment on pouvait admettre le transfert du droit de propriété de cet immeuble sans le consentement du propriétaire et en outre comment la Suisse pouvait accepter une telle mutation en l’absence d’un accord, tandis que le droit internatio nal lui prescrivait impérativement de maintenir le statut quo. En conséquence je décidai de gagner du temps en me bornant à porter à la connaissance du Gouvernement cubain que M. l’Ambassadeur Stadelhofer arriverait à Cuba muni des instructions né cessaires «pour la mise au point des mesures d’exécution de la décision cubaine» et je demandai que le Gouvernement cubain voulût bien attendre son arrivée avant de prendre des mesures pratiques irrévocables.
A 18 heures, M. l’Ambassadeur Carrillo, Chef du Protocole, que j’allais voir au Ministère, me déclara que le Gouvernement cubain était d’accord d’attendre l’arrivée de M. Stadelhofer, dimanche le 28 juillet, pour discuter de l’exécution de la loi nationalisant l’ancienne chancellerie américaine. Il précisa que son Gouvernement ne reviendrait en aucun cas sur la décision de nationalisation. Il m’avait rappelé téléphoniquement, avant l’entretien, la déclaration que m’avait faite la veille M. Roa, à savoir qu’indépendamment des instructions que pourrait recevoir l’Ambassade de Suisse, la loi de nationalisation était exécutable. Usant ainsi d’ambiguïté, les autorités cubaines gardaient la voie libre pour occuper l’immeuble.
J’invitai M. le Conseiller P. von May, Chef du Service des IE9 et nos collaborateurs, MM. Alexis Kurth et Hugo Wey, à prendre des dispositions conservatoires au sujet de nos archives. Cependant, s’agissant d’un immeuble de 6 étages comprenant de vastes caves et contenant quantité de documents, archives, dépôts, coffres-forts etc., les précautions que nous pouvions prendre se limitaient naturellement au retrait des dossiers les plus confidentiels qui furent déposés dans l’Ambassade de Suisse proprement dite.
Ce n’est que dans la matinée du vendredi 26 juillet que je reçus le texte de la protestation américaine10 à remettre au Gouvernement cubain. Je demandai à voir M. le Ministre Roa à midi; le Ministère m’informa à 11 heures que M. Roa me recevrait à l’heure sollicitée. Lorsque je fus introduit dans le bureau de M. Roa, s’y trouvait aussi M. Fidel Castro qui me salua sèchement et froidement. Le Maître de Cuba était visiblement dans un état de passion et de violence contenues avec peine. M. Roa semblait mal à l’aise et contraint. Je remis la note à M. Fidel Castro qui la lut rapidement puis la tendit à M. Roa. S’adressant à moi, F. C. dit sévèrement: «Comment le Gouvernement américain peut-il invoquer maintenant le droit international alors qu’il n’a cessé de le violer dans toute sa politique contre Cuba? Est-ce que l’invasion de Playa Giron était conforme au droit international? Est-ce que la crise des Caraïbes et le blocus de Cuba étaient conformes au droit des gens? Est-ce que la congélation des avoirs cubains aux Etats-Unis est licite? Ne pensez-vous pas que ces multiples violations justifient amplement la nationalisation par Cuba de cette propriété américaine?» Il attendit. Je répondis qu’en ma qualité de représentant de la Suisse, je n’étais pas venu pour prendre position ou parti dans les différends opposant Cuba aux Etats-Unis, mais que j’étais présent à titre de représentant des intérêts américains dont la Suisse exerçait le mandat avec l’accord du Gouvernement cubain. Regardant la note de protestation, F. C. affirma qu’il ne craignait pas le Gouvernement des Etats-Unis… ni le Gouvernement Suisse, me lança-t-il avec un regard furieux. Il avait pris la décision de nationaliser le bâtiment, il l’exécuterait et peu lui importaient les conséquences qui en résulteraient. S’emballant, et en quelque sorte pour justifier son geste, il accusa les Etats-Unis de ne pas lui avoir versé intégralement le paiement en marchandises de l’indemnité prévue pour la libération des prisonniers de l’invasion de Playa Giron. Selon lui, le Gouvernement américain lui devrait encore 10 à 12 millions de dollars. Et là-dessus, me prenant à partie, il me dit: «et la Suisse a aussi participé un peu à ces négociations.» Je lui répondis posément que dans l’affaire en question nous n’avions joué aucun rôle. Il se remit à parler avec colère contre les Etats-Unis et déclara qu’il ne pouvait nullement s’engager à surseoir à l’exécution de la loi de nationalisation car il était vraiment pressé de montrer aux Américains qu’il ne les craignait pas. Je le rendis alors attentif au fait que mercredi soir, le Chef du Protocole m’avait communiqué oralement l’accord du Gouvernement cubain, d’attendre l’arrivée de M. Stadelhofer avant de n’entreprendre aucun acte d’exécution. Il me répondit qu’il s’était agi là d’une déclaration de bonne volonté, rien de plus, et que cela ne le liait pas. De son côté, M. Roa renchérit en me rappelant qu’il m’avait clairement exposé dans notre entretien de mercredi, qu’indépendamment des instructions que je pourrais recevoir, la loi était exécutable. Je rétorquai courtoisement que la déclaration du Chef du Protocole engageait le Gouvernement et réitérai au Premier Ministre que mon Gouvernement m’avait chargé de prier instamment le Gouvernement cubain d’attendre l’arrivée de M. Stadelhofer pour discuter l’affaire avant de procéder à des actes d’exécution irrévocables. Je poursuivis, en revenant à l’objet de l’entretien, qu’il s’agissait d’observer la Convention de Vienne signée et par le Gouvernement de Cuba et par les Etats-Unis, Convention applicable dans le cas concret du bâtiment de l’ancienne chancellerie américaine, et que j’espérais que le Gouvernement cubain accepterait de discuter paisiblement l’affaire à l’arrivée de M. Stadelhofer. M. Fidel Castro, qui visiblement n’avait en tête que l’exécution immédiate de la loi, s’écria: «Que m’importe le Gouvernement des Etats-Unis, je m’en moque, et je pense de même du Gouvernement Suisse.» Voyant que la discussion prenait une tournure hostile à l’égard de notre pays, je regardai tranquillement le Premier Ministre et M. Roa et je leur dis: «Mon pays a toujours été correct dans ses relations avec le Gouvernement cubain et entend le rester et par conséquent je vous prie instamment, M. le Premier Ministre, de bien vouloir prendre sérieusement en considération la demande de mon Gouvernement qui vous serait obligé d’attendre l’arrivée de M. l’Ambassadeur Stadelhofer avant de passer à des actes irrévocables.» Mon principal interlocuteur, que mon calme et mon refus de m’engager dans la polémique parurent impressionner, me répondit: «Le Gouvernement cubain examinera cette demande, mais quant à moi, je ne m’engage à rien», et me saluant à peine il sortit brusquement du Ministère. Je priai alors M. Roa de bien vouloir donner l’autorisation d’atterrissage à La Havane pour l’avion à bord duquel arriverait M. Stadelhofer, le 28 juillet, et en même temps de bien vouloir, dès que possible, me faire connaître la réponse du Gouvernement cubain à ma requête visant à ne rien entreprendre avant le retour de M. Stadelhofer. M. Roa me déclara qu’il ne manquerait pas d’examiner la question. Il paraissait soucieux et mécontent.
Je quittai donc le Ministère en pensant que je pouvais m’attendre au pire.
Etant donné les propos désagréables que le Premier Ministre avait prononcés, dans un moment d’excitation, il est vrai, à l’égard de la Suisse, je me demandais s’il convenait que je prisse part, dans la tribune présidentielle, à la célébration du 10 e anniversaire du 26 juillet, manifestation à laquelle j’étais convié. Je demandai conseil par téléphone à M. l’Ambassadeur Zehnder, qui m’engagea à m’y rendre.
A 16 h 30, le Premier Ministre commença son discours (qui dura 3 heures) devant une foule estimée à plusieurs centaines de milliers de personnes. Le fond de sa harangue visait essentiellement le Gouvernement des Etats-Unis et sa politique, appelait à la révolution les pays de l’Amérique latine et finalement, exhortait le peuple au travail. Je poussai un soupir de soulagement lorsqu’il aborda la question de la nationalisation en déclarant qu’il était disposé à discuter avec l’Ambassade de Suisse l’évacuation de l’immeuble et sa remise au Gouvernement cubain. Cela signifiait qu’il avait renoncé à l’occuper le jour même et que cela allait nous donner le temps de chercher une solution sans compromettre nos relations avec Cuba.
Son discours terminé, M. Fidel Castro salua successivement les Délégations spéciales des pays socialistes, les Chefs de missions des pays amis puis ceux des pays occidentaux. Me voyant, il vint à moi, me serra amicalement la main et me dit: «Vous voyez, je vous ai donné publiquement la réponse que vous m’avez demandée.» S’adressant aux personnes qui l’entouraient, il déclara, très souriant: «Il me semble que cette cérémonie s’est très bien déroulée, qu’elle a eu une participation extraordinaire et je vous remercie d’être venus».
A peine rentré chez moi, le Chef du Protocole m’appela téléphoniquement pour me faire savoir que M. le Ministre Roa m’attendait à 21 h 30. Je me rendis au Ministère où M. Roa me confirma que le Gouvernement cubain était d’accord d’attendre l’arrivée de M. Stadelhofer pour «discuter les mesures d’exécution de la nationalisation».
Je remerciai M. Roa de sa déclaration en ajoutant que j’espérais que le délai et les négociations devaient nous permettre d’éviter que l’affaire prît une tournure malheureuse.
Pendant que j’assistais à la célébration du 26 juillet, M. von May et ses collaborateurs se trouvaient dans l’immeuble menacé et procédaient activement à mettre des lettres de protection sur toutes les armoires et coffres contenant les archives du Service des IE. Pour le cas d’une violation de l’immeuble par la force, j’avais instruit mes collaborateurs de s’y opposer en protestant énergiquement. A trois, ils n’auraient pu opposer une résistance physique à un groupe de miliciens armés et je ne désirais nullement qu’ils le fissent au prix de leur vie. Pour prévenir, dans cette perspective, l’arrestation des employés cubains de garde, M. von May les renvoya chez eux. Il ne les rappela que lorsque le danger disparut.
- 1
- Lettre: E 2001(E)1976/17/310. Paraphe: MT.↩
- 2
- Sur cette affaire, cf. le télégramme No 643 du Département politique à Ch. Masset du 24 juillet 1963 (dodis.ch/30257), le procès verbal Conférence chez le Secrétaire Général du Département le 26 juillet 1963 de J. Ch. Richard du 26 juillet 1963 (dodis.ch/30260), le télégramme No 312 de A. Zehnder au Département politique du 28 juillet 1963 (dodis.ch/30261) et la lettre de E. Stadelhofer à P. Micheli du 29 novembre 1963 (dodis.ch/30422). Voir aussi le DDS, vol. 22, doc. 171.↩
- 4
- Cf. le télégramme No 296 de l’Ambassade de Suisse à Washington au Département politique du 24 juillet 1963, non reproduit.↩
- 5
- Celles-ci sont contenues dans le télégramme No 643 du Département politique à Masset du 24 juillet 1963 (dodis.ch/30257).↩
- 7
- Convention sur l’immunité diplomatique adoptée le 14 avril 1961.↩
- 8
- Article sur la protection des locaux et des archives.↩
Tags
Foreign interests Neutrality policy United States of America (USA) (General) United States of America (USA) (Politics) Cuba (General) Cuba (Politics)