Vortrag zur internationalen Lage: regionale Konflikte, Gegensatz zwischen den USA und der UdSSR, Blockbildung, kommunistische Gefahr in der Schweiz und international, Marshallplan, Überlegungen zur Neutralität und ihrer Wahrnehmung in einem neuen weltpolitischen Umfeld.
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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 17, doc. 61
volume linkZürich/Locarno/Genève 1999
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
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Old classification | CH-BAR E 2800(-)1990/106 1 | |
Dossier title | Notes de séances du Conseil fédéral (1948–1961) | |
File reference archive | 111.1 |
dodis.ch/4280
La situation internat[ionale actuelle me paraît caractérisée par trois ordres de conflits, qui ne sont d’ailleurs pas indépendants les uns des autres:
1. des conflits locaux ou localisés, ou particuliers: Grèce, Turquie, Iran, Palestine, les Indes, la Chine, la Corée.
2. un conflit général. – Rivalités de g[ran]d[e]s puissances – entre l’URSS et les USA qui se heurtent sur de nombreux points du globe.
Il ne semble pas qu’une guerre générale doive être envisagée à très brève échéance à cause de l’un ou l’autre de ces conflits. Ni les USA ni l’URSS ne sont préparés à une guerre immédiate et ne paraissent la désirer. La Grèce constitue néanmoins le point peut-être le plus névralgique. Si l’URSS pourrait inspirer une action contre ce pays, qui serait engagée sous un prétexte quelconque, par ses voisins: Albanie, Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie, ellemême resterait apparemment à l’écart.
La Suisse n’est impliquée directement dans aucun de ces conflits2.
3. Le 3ème conflit est le plus grave. Il nous touche de près et exercera une influence sur notre politique. Je dirais même qu’il conditionnera notre politique pendant les prochains mois ou les prochaines années.
Il est matérialisé par la situation actuelle en Europe. Cette situation est caractérisée par le fait que quelques hommes, qui sont les chefs en même temps de l’URSS et des partis communistes, exercent une dictature absolue d’une part sur tous les pays où l’armée rouge a pénétré, d’autre part, à l’intérieur des autres pays sur un parti plus ou moins puissant pour chaque pays.
Le bloc oriental est une réalité. Il a été constitué grâce à un processus de décomposition dont le parti communiste a été l’agent actif.
Ce qui caractérise le bloc oriental, c’est qu’il n’est pas une association de peuples libres, unis par une volonté commune, mais une association de gouvernements sous la direction unique de l’un d’eux qui ne discute pas mais ordonne. Il n’y a aucun doute que, dans chaque pays, la grande majorité de la population est hostile à son gouvernement, mais est incapable de s’opposer à son action. Cette majorité souhaite une nouvelle guerre qui, d’après elle, est la seule chance de libération.
Le bloc oriental est organisé politiquement; il est en train de s’organiser économiquement et aussi militairement. Tous les pays qui en font partie sont liés par des traités. Ceux-ci sont complétés par des Protocoles secrets. Pas inutile de relever les dispositions essentielles d’un de ces documents, dont il résulte que le but poursuivi est la création d’une force militaire unique ou unifiée pour l’ensemble des pays du bloc oriental.
[…]3
Quant à la dictature exercée par l’URSS à l’intérieur des autres pays sur les partis communistes nationaux, on sait quels en sont les effets: propagande, fourniture d’armes, sabotage de la production par des grèves. Nous sommes probablement en présence de la plus forte organisation internationale qui ait jamais existé.
La puissance de l’URSS repose sur deux éléments:
pages 4 et 64.
L’avenir immédiat de l’Europe dépend dans une large mesure des intentions des dictateurs soviétiques et communistes. Nous ne connaissons pas toutes les intentions. En particulier, nous ignorons s’ils envisagent de conquérir plus tard par la guerre les pays sur lesquels ils n’auront pas pu mettre la main autrement. Cela paraît improbable, malgré leurs préparatifs militaires et les effectifs qu’ils ont sous les armes ou qu’ils peuvent mobiliser.
L’hypothèse d’une guerre ne doit néanmoins pas être écartée. Certains pensent qu’elle éclatera le jour où les Russes auront la bombe atomique. Les autres seulement plus tard. L’opinion dominante est qu’une guerre est inévitable. Et qu’elle seule permettra de sortir de l’imbroglio actuel.
En revanche, nous sommes exactement fixés sur la politique soviétique à l’égard des pays occidentaux:
a) les gagner au communisme par l’action sur le plan intérieur,
b) pour cela, éviter à tout prix qu’ils ne se relèvent économiquement: la détresse économique étant le terrain favorable au communisme;
c) empêcher la réalisation du plan Marshall et s’opposer à toute tentative d’organisation de l’Europe. Prochaine victime désignée: Italie.
En face de ce bloc compact, dirigé par une volonté impitoyable, qui sait exactement le but qu’elle entend atteindre, il y a les USA avec leur politique un peu primaire et enfantine, l’Empirebritannique en décomposition et les pays de l’Europe occidentale, ensemble disparate d’Etats individualistes dont la plupart se débattent dans des difficultés de toute nature, et qui sont les prochaines victimes désignées de la politique soviétique et communiste.
Géographiquement, politiquement, économiquement, spirituellement, la Suisse fait partie de cet ensemble désemparé, mais sans avoir subi les conséquences de la guerre, c[’est-]à[-]d[ire intacte et saine, économiquement et politiquement.
Les principaux Etats de l’Europe occidentale – la France et l’Angleterre – ont perdu l’espoir d’un accord avec l’URSS. Ces pays et d’autres – en particulier l’Italie et la Belgique – sont convaincus de la nécessité pour les Etats de l’Europe occidentale de s’unir pour deux raisons, qui sont d’ailleurs liées: l’une, c’est que si les Etats de l’Europe occidentale ne réussissent pas à se relever économiquement, ils sont condamnés et deviendront une proie pour l’URSS et le communisme;
la seconde, c’est que ce relèvement n’est pas possible sans l’aide des USA et que ceux-ci ne sont disposés à intervenir que dans la mesure où les pays européens commenceront par s’aider eux-mêmes et accompliront un effort commun en vue de leur relèvement. On commet, je crois, une erreur en s’imaginant que les USA ont absolument besoin de l’Europe et que le plan Marshall n’a été conçu que dans leur propre intérêt. Les idées de M. Wallace et le succès qu’elles rencontrent démontrent que les USA où la politique a des revirements brusques pourraient bien un jour se désintéresser de l’Europe. C’est peu probable – mais pas exclu.
Le projet d’Union de l’Europe occidentale, parallèle au plan Marshall et pour le moment indépendant de lui, est né de cet ensemble de circonstances.
Je suis personnellement d’avis que l’initiative de MM. Bevin et Spaak doit être approuvée sans réserve. C’est dans une union étroite des Etats de l’Europe occidentale que l’Europe peut essayer de trouver son salut, mais il est clair que le développement de la situation en Europe pose pour nous des problèmes et des questions difficiles à résoudre – et que nous nous trouverons dans une position de plus en plus embarrassante. Je crois que nous devons avoir le courage de voir les choses comme elles sont, objectivement et sans parti-pris ou idée préconçue.
Avant d’aborder ces problèmes, je voudrais m’arrêter un instant à ce que représente aujourd’hui notre statut de neutralité.
La neutralité de la Suisse repose sur deux éléments:
l’un, primaire, est l’acte de volonté par lequel la Confédération a proclamé sa neutralité. C’est le principe énoncé par Nicolas de Flüe à la Diète de Stans. La Suisse ne veut pas être mêlée aux disputes des pays étrangers.
L’autre, secondaire, donne à la neutralité de la Suisse son caractère contractuel, en a fait un principe du droit des gens: c’est la déclaration du Congrès de Vienne du [… 5, par laquelle la neutralité de la Suisse a été reconnue comme étant dans les vrais intérêts de l’Europe – et l’inviolabilité du territoire de la Confédération garantie: c’est encore la Déclaration de Londres du [… 6 par laquelle de nouveau la neutralité suisse a été reconnue comme étant dans l’intérêt, non seulement de l’Europe, mais de la paix.
Que vaut aujourd’hui cette double reconnaissance internationale de la neutralité suisse?
Il faut relever d’emblée que les deux grandes puissances actuelles, USA et URSS, ne sont liées ni par l’une ni par l’autre des deux déclarations, l’URSS refusant de reconnaître les engagements pris par l’ancien régime. Les décisions du Congrès de Vienne sont sans effet pour elle.
Au surplus, le Traité de Paris est-il encore en vigueur, déploie-t-il encore des effets? Et la déclaration de Londres faite dans le cadre de la Société des Nations est-elle encore valable, après que la SdN ait été dissoute et liquidée? L’accessoire ne suit-il pas le principal? Nous pouvons et nous devons évidemment soutenir que ces actes diplomatiques ont conservé toute leur valeur. Personnellement, je ne leur attribuerais plus guère de valeur juridique – mais je pense qu’ils ont gardé une valeur de fait et forment un des éléments par lesquels nous pouvons justifier notre politique de neutralité.
Quant à la volonté unilatérale de la Confédération de garder son statut de neutralité, elle subsiste, mais elle est devenue aujourd’hui – je crois que nous ne devons pas nous le dissimuler – le fondement unique de notre politique de neutralité. (Nous sommes en quelque sorte revenus à la situation antérieure à 1815, avec cette différence que les Déclarations de Vienne et de Londres constituent des faits que nous pouvons invoquer, même s’ils ont perdu leur portée juridique).
Il ne faut pas négliger non plus que la neutralité de la Suisse a été reconnue comme un des éléments de l’équilibre européen, et que la rupture de cet équilibre lui enlève sa base internationale (ainsi pendant les guerres de Napoléon) ou la met en péril (guerres 1914-1918 et 1939-1945). L’équilibre européen est aujourd’hui rompu pour longtemps peut-être. La Suisse n’est plus située entre trois ou quatre Grandes Puissances qui avaient un intérêt réciproque à ce que le massif des Alpes ne fût pas dominé par l’une d’elles. S’imaginer que nous pouvons jouer entre les deux blocs Est et Ouest le rôle que nous avions entre l’Allemagne, la France, l’Autriche et l’Italie, est illusoire. En fait, comme je l’ai relevé, nous faisons d’ailleurs déjà partie – que nous le voulions ou non – d’un des deux groupes, entre lesquels le monde et l’Europe sont divisés.
Il n’est pas sans intérêt de rechercher comment la neutralité suisse est envisagée dans les autres pays.
Dans les pays de l’Est – URSS et satellites – l’opinion est très nette. Elle a été exprimée à différentes reprises par des diplomates, en particulier par M. Koulagenkov. Le peuple suisse n’est pas neutre. Il l’est de moins en moins. Le propos a été tenu avant les événements de Tchécoslovaquie. Je ne pense pas que la lecture de nos journaux, des résolutions votées par des assemblées d’étudiants, des partis politiques, des Grands Conseils, soit de nature à faire revenir le Ministre de l’URSS sur son opinion, qui est celle de son gouvernement. Dans les capitales de l’Est, en effet, nos ministres ne sont jamais traités comme ceux des autres pays de l’Est, mais comme ceux des pays occidentaux. C’est une illusion de penser que la distinction que nous avons toujours faite en Suisse entre la neutralité de l’Etat et celle de l’individu: la neutralité morale, que nous répudions, soit reconnue. Elle était déjà contestée par l’Allemagne hitlérienne. Elle l’est encore davantage aujourd’hui. Il faut admettre d’ailleurs que, si cette distinction peut se soutenir théoriquement ou dans le cas d’un conflit entre des intérêts nationaux, elle devient très difficile à défendre quand un peuple, à peu près unanime, prend parti aussi violemment que c’est le cas ces jours contre une Puissance déterminée. Ce n’est plus la liberté de pensée et d’expression individuelle qui est en cause – mais le peuple lui-même qui dans une démocratie est souverain.
L’opinion qu’on a de la neutralité de la Suisse dans les pays de l’Occident n’est pas facile à déterminer. Je voudrais cependant noter qu’après la guerre, cette neutralité qui nous interdisait d’adhérer aux Nations Unies se heurtait à une vive opposition à peu près partout. Puis on a montré, surtout dans les pays européens, plus de compréhension à son égard. Aujourd’hui, l’évolution se produit en sens inverse, et l’opinion dominante est que la neutralité n’est plus possible et que nous serons, bon gré mal gré, contraints de l’abandonner soit pour des raisons morales ou parce que nous reconnaissons son inefficacité, soit parce que les circonstances nous y forceront.
Enfin, une dernière remarque à propos de la neutralité. Nous sommes tous d’accord qu’elle n’est pas une fin en soi – mais un moyen, le moyen que nous avons considéré jusqu’à présent comme le plus sûr de sauvegarder notre indépendance, notre indépendance étant le but.
Voilà, présentés sous une forme aussi brève et synthétique que possible, les éléments de la situation dans laquelle nous nous trouvons et qui posent pour nous des questions que nous serons probablememt appelés à résoudre. Il y en a qui demandent une réponse immédiate. Nous devons arrêter dès maintenant les lignes générales de notre comportement, quitte à donner une solution précise chaque fois que les circonstances nous y obligeront.
Je tiens à préciser que vous ne devez voir dans la forme où je chercherai à présenter ces questions aucune réponse implicite que je leur aurais par avance donnée personnellement. Il y a des questions que je laisse ouvertes. Sur d’autres, j’exprimerai un avis.
1. La neutralité est-elle encore aujourd’hui le meilleur moyen d’assurer notre indépendance?
Si le conflit actuel était seulement un conflit entre des intérêts nationaux – par ex.: entre l’URSS et les USA, ou entre deux groupes de puissances européennes – je répondrais sans hésiter: oui. Mais comme je l’ai exposé, le conflit réel n’est pas extérieur à notre pays. Nous y sommes impliqués, que nous le voulions ou non. Nous avons déjà pris parti en fait. Nous sommes dans un des deux camps par le simple fait que la Suisse est une démocratie. La neutralité comporte le désintéressement à l’égard des querelles des autres. Mais nous ne pouvons être désintéressés dans une lutte où notre sort se joue. Et nous n’avons pas le droit d’abandonner à d’autres le soin d’assurer notre salut – en restant nous-mêmes inertes et indifférents. En prenant une attitude passive, nous faisons le jeu de ceux qui sont nos adversaires, nous choisissons pour eux contre nous-mêmes.
Il y a dans notre opinion publique, aux Chambres et peut-être7 même au sein du Conseil fédéral, certaines illusions. La plus forte est fondée sur la manière dont nous nous en sommes tirés pendant la guerre de 1939 à 1945, après avoir déjà échappé à celle de 1914-1918. Ce sont là des précédents qui font oublier l’invasion de la Suisse lors de la Révolution française et le passage des Alliés par notre territoire en 1814.
Il est certain que la situation actuelle présente une analogie avec la période qui a précédé la dernière guerre. Le drame tchécoslovaque, se répétant à moins de 10 ans d’intervalle, souligne encore cette analogie. De là à penser que la Suisse doit agir aujourd’hui comme avant 1939, il n’y a qu’un pas, que beaucoup chez nous ont déjà franchi.
Si on analyse la situation aux deux époques, on constate qu’il n’y a d’analogie que sur deux points:
a) l’URSS et le communisme font peser sur l’Europe une menace aussi lourde8 que celle d’Hitler et de l’Allemagne nationaliste. Je crois même la menace actuelle plus lourde – moins brutale mais plus insidieuse – parce que le communisme constitue sur le plan intérieur de plusieurs pays en principe anticommunistes, une force que n’avait pas le national-socialisme.
b) Les procédés de conquête sont partiellement les mêmes – ils ne s’embarrassent en tout cas d’aucun scrupule et ne tiennent aucun compte des engagements pris.
Pour le surplus, tout est différent.
En 1939, la majorité des Etats avaient proclamé leur neutralité et parmi eux les USA, l’URSS, en Europe, les Etats scandinaves et ceux du Benelux. Aucune mesure de défense commune n’avait été envisagée, bien que chaque Etat se sentît plus ou moins menacé. Le monde n’était pas comme aujourd’hui divisé en deux. Il y avait à côté des belligérants du début ceux qui, sans prendre part aux hostilités, soutenaient l’effort de guerre de l’un ou l’autre des belligérants (USA pour les Alliés, URSS, Japon, Espagne, pour l’Axe). Et il y avait surtout la majorité de ceux qui étaient purement et simplement neutres et avaient l’espoir de rester en dehors.
La neutralité a réussi à deux pays: la Suisse et la Suède. Ils n’ont pas été épargnés essentiellement à cause de leur neutralité, mais pour des raisons qui forment un complexe et sont avant tout d’ordre militaire et économique (industrie et transports).
Aujourd’hui, nous ne sommes pas en guerre et nous ne savons pas si et quand il y aura une nouvelle guerre en Europe. Si elle devait éclater, elle commencerait – d’après des avis compétents – par une invasion de l’Europe occidentale, pour empêcher qu’elle ne devienne une tête de pont pour les USA. Serions-nous attaqués par les armées de l’Est? Nous n’en savons rien. Je n’exclus pas la possibilité qu’au début, on laisse la Suisse de côté, pour des raisons du même ordre que celles qui ont engagé les Allemands à nous épargner.
On ne peut s’empêcher de se poser la question:
La Suisse peut-elle espérer rester neutre entre deux camps, alors qu’en fait, de par sa position anticommuniste, elle appartient déjà à l’un d’eux? N’est-ce pas une illusion de penser que l’on peut être contre le communisme, tout en restant neutre à l’égard d’un ou de plusieurs Etats dont le but est la destruction de tout ce qui n’est pas communiste?
On peut laisser cette question sans réponse – mais il y en a d’autres devant lesquelles il serait difficile de se dérober.
Contrairement à ce qui s’est passé avant 1939 – et pour tirer profit des expériences faites alors, une tentative est en train de s’accomplir pour organiser la défense de l’Occident contre l’expansion communiste et soviétique. Cette tentative a deux aspects:
– l’un économique, c’est le plan Marshall,
– l’autre politique, c’est l’Union occidentale9.
Le but politique est le même – bien que les deux actions soient séparées et puissent le demeurer.
Nous avons pris position en faveur du plan Marshall et de la reconstruction économique de l’Europe.
En revanche nous n’avons pas été sollicités d’adhérer à l’Union occidentale, et j’espère que nous ne le serons pas. La situation serait alors très embarrassante. Nous devrions répondre négativement, à cause de notre neutralité, mais nous prendrions une lourde responsabilité devant le monde et devant notre propre pays. Nous refuserions de nous associer à la défense commune contre le communisme et, par conséquent, contre la politique de l’URSS – ce qui reviendrait à affaiblir cette défense, qui est dans notre intérêt vital, et à favoriser la politique d’expansion communiste et soviétique. Toute abstention dans cette défense est une chance que nous donnons à la dictature de l’URSS, c’est-à-dire une chance que nous perdons.
Nous en sommes à ce point qu’en restant neutres: nous prenons en réalité parti. Notre position morale pourrait devenir intenable, et nous risquons de nous exposer au reproche – qui a d’ailleurs été déjà formulé – qu’attachés aux mêmes valeurs que les autres pays démocratiques, ayant les mêmes intérêts qu’eux, menacés du même danger qu’eux, nous refusons de nous associer à leurs efforts, dans l’espoir que, si la menace devient une réalité, nous serons sauvés par eux, sans avoir voulu assumer le risque de l’entreprise de résistance commune.
Le problème ne se pose pas encore aujourd’hui d’une manière aussi aiguë et rigoureuse – mais du train dont vont les choses, il est possible qu’il se pose ainsi avant longtemps. C’est une éventualité que nous devons envisager et à laquelle nous devons nous préparer. J’ai le sentiment – je peux me tromper – que les USA subordonneront de plus en plus leur appui à une union de plus en plus étroite des Etats européens.
Quelles conclusions tirer?
Je ne crois pas que nous devions renoncer à notre neutralité, ni à la politique qui en découle. Je pense que nous devons, pour le moment et aussi longtemps que cela sera possible, poursuivre la politique que nous avons définie dans notre réponse de juillet 1947 à l’invitation à participer à la Conférence de Paris10 et dont j’ai essayé de formuler les principes dans l’exposé que j’ai fait le 7 octobre au Conseil des Etats sur le plan Marshall11. Mais nous devons nous rendre compte qu’il sera de plus en plus difficile de faire cette politique à double face: l’une étant la neutralité, l’autre la solidarité. La marge de manœuvre deviendra de plus en plus étroite.
Je crois que la solidarité – c’est-à-dire notre participation active au relèvement économique de l’Occident – est aujourd’hui un moyen beaucoup plus efficace que la neutralité à la réalisation du but: garder notre indépendance, ou, si l’on préfère: entre deux risques c’est le moins grand. Nous avons d’ailleurs un atout: nous ne sollicitons pas l’aide matérielle des USA, ce qui nous permettra plus qu’à d’autres pays d’échapper au danger de tomber sous leur dépendance. Ce n’est donc plus sur la neutralité qu’il faudra mettre l’accent dans l’avenir immédiat, mais sur la solidarité. Cela ne signifie pas que nous renonçons à la neutralité – mais celle-ci doit avant tout nous engager à ne pas participer à aucune alliance politique ou militaire, d’un côté, et, de l’autre, à entretenir des relations commerciales (les seules possibles) avec les Etats de l’Est.
Il me semble, en revanche, que, pour pouvoir rester fermes sur ces deux principes, tout en participant à l’effort commun de résistance qui s’accomplit en Europe occidentale aussi à notre profit et dans notre intérêt, nous devons éviter de nous montrer trop réticents dans notre collaboration.
Ici, nous nous heurtons à des obstacles qui sont d’ordre essentiellement psychologique et qui se trouvent en nous: un certain manque du sens des réalités autres que matérielles, qui s’explique par notre âpreté au travail (qui est une vertu); une tendance à voir – surtout sur le plan international – les problèmes par leur petit côté, au lieu de les dominer; une propension à considérer certaines habitudes de penser et de juger comme des principes définitifs et intangibles; enfin et surtout un manque d’imagination qui nous donne un sens plus aigu de nos intérêts immédiats que de nos intérêts plus lointains. Ces quelques caractéristiques, qui frappent dans les discussions parlementaires et à la lecture de nos journaux, et qui ne sont d’ailleurs pas toutes des défauts, sont compensées par des vertus ou des qualités qu’il serait présomptueux de vouloir énumérer.
Si je signale ces obstacles psychologiques, c’est parce que je crois que l’application pratique de la politique que je viens d’esquisser et qui est d’ailleurs fondée sur des principes traditionnels, rencontrera beaucoup de méfiance et pourra être critiquée. Quand nous disons: oui dans une question internationale qui paraît engager notre responsabilité, notre opinion publique est moins satisfaite du oui que nous prononçons, que des réserves et des restrictions dont en général nous l’entourons.
Ces réflexions me viennent à l’esprit, en songeant à la forme dans laquelle nous allons certainement être amenés à collaborer dans le domaine de la reconstruction économique de l’Europe, et aux situations difficiles dans lesquelles nous nous trouverons.
Il y en a une que nous avons à résoudre aujourd’hui: celle de notre représentation à la réunion de la CCEE qui aura lieu à Paris lundi prochain le 15 mars. Les gouvernements français et britannique tiennent beaucoup à ce que les délégations soient présidées par les ministres des affaires étrangères des pays participants. Leur but est de démontrer aux USA que les gouvernements européens attachent une grande importance à la collaboration économique des Etats de l’Europe. D’après les renseignements que j’ai fait prendre, la plupart des pays – ceux qui nous intéressent le plus – suivront cette suggestion: ainsi les pays scandinaves12. Je n’ai pas encore d’opinion sur ce que nous devons faire. Pour des raisons personnelles qui sont sans intérêt ici, je préférerais m’abstenir et que nous soyons représentés par notre Ministre à Paris. Mais je suis convaincu que si le Conseil fédéral décide que j’irai à Paris, cette décision sera violemment critiquée. Ainsi la majorité des membres de la Commission des Affaires étrangères du Conseil des Etats jugeraient préférable que je n’aille pas à Paris13. J’ai lu, dans 2 ou 3 journaux que poser la question c’était la résoudre négativement. Ce qui est intéressant, c’est de noter les motifs invoqués: un membre du Conseil fédéral ne va pas assister à des réunions à l’étranger (ce qui n’est pas exact: 2 Conseillers fédéraux assistaient à la Conférence de Gênes par ex.); le voyage de M. Ador à Paris n’a pas eu d’effets heureux pour la Suisse; il faut que, si un membre de notre gouvernement est invité une fois par un dictateur (souvenir des pélerinages à Berchtesgaden)14, nous puissions répondre que les Conseillers fédéraux ne vont à l’étranger qu’en vacances. Je ne méconnais pas qu’il y a quelque chose de sain dans cette attitude négative, mais je crois que dans les circonstances actuelles, ce sont d’autres critères qui doivent être appliqués:
L’un, c’est le danger qu’un membre du Conseil fédéral s’engage dans une aventure politique. Je ne crois pas que ce danger existe cette fois-ci. C’est l’opinion de M. Ruegger15.
L’autre, c’est l’intérêt, qu’il y a pour le succès de la réunion et l’adoption du plan Marshall, à ce que le gouvernement suisse soit présent. Du moment que nous reconnaissons la nécessité pour nous de collaborer à la reconstruction de l’Europe et à la réalisation du plan Marshall, nous ne devons pas nous montrer craintifs, peureux, timorés et affaiblir par une attitude réticente et négative une action dont nous souhaitons le succès.
Je fais aussi ce raisonnement, c’est que, si une fois un membre du Conseil fédéral assiste à une de ces réunions, il sera plus facile de se distancer, lors de nouvelles conférences, moins inoffensives. On peut évidemment faire le raisonnement inverse et dire que, si l’on est allé une fois, il n’y a plus ensuite de raison pour refuser.
En terminant cet exposé, je voudrais relever que le problème du communisme est aussi un problème de politique intérieure. Et je voudrais vous suggérer d’examiner dans une prochaine séance les questions suivantes:
1. Lutte contre le communisme, en particulier renforcement de la surveillance de l’activité du Parti du Travail et de ses relations avec l’étranger16;
2. Mesures à prendre contre les étrangers en particulier les légations des Etats de l’Est qui exercent une activité politique sur notre territoire17;
3. Mesures militaires et économiques pour le cas où la situation internationale s’aggraverait. Plan de défense en cas de risque d’invasion de l’Europe occidentale18;
4. Consolidation du front intérieur. En cas de crise économique et de chômage, le front intérieur sera immédiatement menacé, et le terrain sera préparé pour le développement du communisme. Si nous voulons éviter les expériences faites ailleurs, nous devons chercher un aménagement des relations entre employeurs et ouvriers, ou si l’on veut entre le capital et le travail, qui prévienne des oppositions de classe, que ce qui a déjà été fait dans ce domaine et surtout la haute conjoncture ont provisoirement éliminées. Le problème existe, bien que dans de larges milieux, on semble le méconnaître19.
Je me demande si, au lieu de perdre beaucoup de temps à nous occuper de petites affaires qui relèvent plus de l’administration que du gouvernement, nous ne devrions pas consacrer quelques séances à la discussion de questions qui ne peuvent laisser aucun de nous indifférent20.
- 1
- Exposé: E 2800(-)1990/106/1. Le texte reproduit est constitué de notes manuscrites de M. Petitpierre, partiellement dactylographiées – E 2800(-)1990/106/7 –, destinées à un exposé sur la situation internationale qu’il a prononcé les 8 et 9 mars devant ses collègues du CF, comme introduction à la discussion sur la participation de la Suisse à la Conférence du CCEE, prévue à Paris, le 15 mars; l’objet de la Conférence consiste à regrouper en une organisation européenne de coopération économique les Etats désireux de participer au Plan Marshall. Dans sa séance du 9 mars, le CF décide la participation de la Suisse à cette Conférence et désigne C. J. Burckhardt comme chef de la délégation, G. Bauer et Ph. Zutter comme membres, cf. PVCF No 621, E 1004.1(-)-/1/491. Exposé 1↩
- 3
- Espace en pointillé dans le texte original.↩
- 4
- Cette indication est donnée telle quelle dans le texte original.↩
- 5
- Espace blanc laissé par M. Petitpierre. La déclaration du Congrès de Vienne comprend une déclaration du 20 mars 1815 portant sur la reconnaissance des Cantons et sur leur inviolabilité, et une déclaration du 20 novembre 1815, par laquelle les Puissances reconnaissent et garantissent la neutralité perpétuelle de la Suisse.↩
- 6
- Espace blanc laissé par M. Petitpierre. La déclaration de Londres a été adoptée par le Conseil de la SdN le 13 février 1920, cf. DDS, vol. 7,2, doc. 247, dodis.ch/44458, Annexe.↩
- 7
- A la place de peut-être,M. Petitpierre avait d’abord écrit probablement.↩
- 8
- M. Petitpierre avait ajouté peut-être plus lourde, puis a biffé ces mots.↩
- 9
- Il s’agit du projet de Pacte qui sera signé à Bruxelles, le 17 mars 1948, par la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, le Luxembourg et les Pays-Bas.↩
- 10
- Dans une lettre du 9 juillet 1947 à l’Ambassade de France et à la Légation de Grande-Bretagne à Berne, E 2800(-)1990/106/10.Cf. aussi DDS, vol. 17, doc. 6, doc. 10 et doc. 11.↩
- 11
- Cf. la réponse de M. Petitpierre du 7 octobre 1947 à l’interpellation d’A. Antognini, déposée le 2 octobre 1947, PV CE du 7 octobre 1947, E 1401(-)-/ I/282, pp. 204-225.↩
- 12
- Cf. la lettre confidentielle et personnelle de C. J. Burckhardt à M. Petitpierre du 26 juillet 1948 (dodis.ch/6840): Cependant, je tiens à vous signaler que M. Spaak, Président de l’OE CE, m’a dit que c’est profondément regrettable que les Conseillers fédéraux suisses maintiennent cette habitude, qui ne correspond plus à aucune des données actuelles, de ne pas quitter le pays et, de ce fait, de manquer toutes les occasions d’un contact direct et personnel où l’ajustement des efforts nationaux et de l’effort collectif peut se faire aisément et où tant d’affaires importantes peuvent se régler parfois par l’échange de quelques paroles. «Cette fois», disait le Premier Ministre belge, «j’aurais été ravi de voir soit M. Petitpierre, soit M. Nobs.» Et il ajoutait «J’ai presque envie de lancer un article dans la presse belge qui aurait pour titre ‹Où sont les Conseillers fédéraux suisses?›. J’ai dit à M. Spaak que ce moyen journalistique pourrait peut-être aller à fin contraire mais que je pensais que vous vous prêteriez sans doute à un échange d’idées sur cette question avec lui. A quoi il m’a répondu: «Bien, je vais écrire à Monsieur Petitpierre.» De son côté, Sir Stafford Cripps m’a dit: «J’aime beaucoup Monsieur Petitpierre et Monsieur Nobs. Comme ce serait bien si, de temps en temps, ils pouvaient se réunir avec nous. Avant la guerre ils avaient cette occasion à Genève, ils ne l’ont plus maintenant et ceci est une régression.», E 2800(-)1990/106/16.↩
- 13
- Pour l’exposé de M. Petitpierre devant la Commission des Affaires étrangères du CN le 24 février 1948 et du CE le 4 mars ainsi que le procès-verbal des séances de la Commission des Affaires étrangères du CN, les 24/25 février, cf. E 1050.12(-)1995/511/1.Pour le procèsverbal de la séance de la Commission des Affaires étrangères du CE, les 4/5 mars, cf. E 1050.12(-)1995/512/1, cf. aussi E 2800(-)1967/60/4 et E 2001(E)1968/82/10.↩
- 14
- Le 16 mars 1939, après le voyage du Président tchèque E. Hacha chez A. Hitler, suivi de l’entrée de la Wehrmacht en Tchécoslovaquie, le Conseiller fédéral H. Obrecht avait déclaré lors d’une conférence à Bâle dans le cadre de la Nouvelle Société Helvétique: Wir Schweizer werden nicht zuerst ins Ausland wallfahrten gehn. Cf. J I.8(-)-1/4.↩
- 15
- Exprimé dans une lettre du 19 octobre 1947 concernant le projet d’un voyage de M. Petitpierre en Angleterre, E 2800(-)1990/106/18; cf. aussi l’annotation du document DDS, vol. 17, doc. 68. Cf. l’opinion de C. J. Burckhardt exprimée dans une lettre à M. Petitpierre du 16 mars 1948: D’une façon générale, je suis d’avis que l’habitude du Conseil fédéral de se considérer comme «le Chef d’Etat et chacun de ses membres comme un septième de ce Chef d’Etat» et, dès lors, de les empêcher de bouger, est devenue impraticable dans les temps actuels. M. Motta n’allait pas à Genève parce que cette ville se trouve sur le territoire suisse, mais parce qu’il y trouvait tous les contacts nécessaires avec les représentants des pays du monde entier. Il s’y est fait des amis; il s’y est créé une position et la carence actuelle contraste avec la situation d’alors. Le fait que nous ne faisons pas partie de l’organisation de l’ONU augmente notre isolement et il s’agirait, à mon avis, de corriger cet état de fait par une activité personnelle et souple et des contacts fréquents avec les représentants des pays avec lesquels nous avons constamment à compter. E 2800(-)1990/106/16 (dodis.ch/6743).↩
- 16
- Cf. DDS, vol. 17, doc. 69.↩
- 17
- Cf. DDS, vol. 17, doc. 38.↩
- 18
- Cf. DDS, vol. 17, doc. 92. Cf. aussi E 7310(A)1973/117/19 et le procès-verbal de la séance commune du 6 septembre 1948 entre la Commission des Affaires étrangères et la Commission militaire du CN, E 2800(-)1967/59/4.↩
- 19
- Cf. DDS, vol. 17, doc. 92.↩
- 20
- Suivent trois feuillets supplémentaires avec des notes lapidaires.↩
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