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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 22, doc. 94
volume linkZürich/Locarno/Genève 2009
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern |
Old classification | CH-BAR E 2804(-)1971/2 7 |
Dossier title | Agostino Soldati (1961–1965) |
dodis.ch/30277
1. Par lettre du 20 juillet3, j’ai fait part de ma conversation avec M. Couve de Murville sur l’Association. Il s’agissait de l’opinion officielle de la Cinquième République.
Pour l’Elysée, ce qui importe c’est la Confédération politique: un système d’alliance politico-militaire. Il n’y a pas de raison pour inclure, dans ce système dynamique, un pays neutre, sous l’angle tarifaire, pas plus que pour les autres chapitres non commerciaux du Traité de Rom e. Le but de «l’Europe» est toute fois non pas d’affaiblir les pays européens voisins et notamment la Suisse. C’est pourquoi le moment venu la Suisse et le Marché commun pourront négocier d’après M. Couve de Murville des réductions tarifaires réciproques sur des listes spécifiques. Ces réductions devront, conformément au GATT, être étendues à tous les pays du monde («erga omnes», clause de la nation la plus favorisée).
L’Europe de la Cinquième République ne s’intéresse pas à ce que les neutres s’alignent sur les harmonisations économiques du Traité de Rom e. Elle ne s’intéresse ni à notre système fiscal ni au secret bancaire4, puisque nous sommes en dehors du système dynamique politico-militaire.
2. Avec cela tout n’est pas dit. La Cinquième République n’est pas éternelle. Il y a d’autres milieux en France qui voient ces problèmes non sous l’angle de la Confédération gaulliste, mais sous l’angle fédéral des Etats-Unis d’Europe. Ce sont les «vrais» Européens, qui reprendraient, le cas échéant, la con struction européenne sous un autre angle, comme ils l’ont fait inlassablement après chaque recul, depuis le plan Schuman (9 mai 1950).
J’ai constaté qu’il ne sert pas à grand-chose de parler des problèmes techniques intéressant l’audition du 24 septembre à Bruxelles, avec les milieux politiques et parlementaires. Les hommes politiques, même illustres, «Européens» (opposés à l’Europe gaulliste) ne vont pas au-delà des généralités, qu’il s’agisse de René Mayer, MauriceFaure, etc., etc. Ils visent l’Union politique sous une forme fédérale. Ils sont trop absorbés par le problème britannique auquel ils sont favorables sous certaines conditions, et à l’Union politique, pour s’occuper des neutres. Il faut reconnaître aussi qu’ils ne savent rien dire de précis, ne connaissent pas la terminologie des technocrates.
3. Je suis donc allé voir le technicien des Fédéralistes, M. Pierre Uri, depuis 1950 le conseiller technique de M. Jean Monnet. Tout en étant indépendant, il a la confiance des Américains. Il a rédigé le Traité de la CECA et le Traité de Rom e. M. Uri, qui ne revêt aucune fonction officielle, et est même suspect à l’Elysée, fait entendre évidemment un tout autre son de cloche que M. Couve de Murville:
M. Uri ne croyait plus à l’actualité de notre neutralité. Il a accepté comme valables certains arguments comme nos dépenses militaires, le fait que chaque grand groupement politique doit avoir «ses» neutres. Il accepte l’idée que, comme l’URSS peut proposer la Yougoslavie et les pays afro-asiatiques la Birma nie, l’Europe et les USA peuvent proposer la Suisse comme «leur» neutre, et accepté par les autres parties.
4. M. Uri a soulevé spontanément, à ma surprise, le secret bancaire. Il est, en l’occurrence, un «intellectuel de gauche», mais proche aussi de la pensée américaine comme tout le cercle qui entoure M. Jean Monnet. Il est aujourd’hui consultant économique de la banque Lehman Brothers à New York. Il estime que le secret bancaire est désormais incompatible avec la solidarité occidentale qu’implique un régime d’association. Je lui ai répondu que son opinion n’est pas partagée par tout le monde, du côté des Six. Le Traité de Rome ne dit mot sur ce problème. Le secret bancaire existe en Belgique (où il n’a pas reçu une application de portée internationale comme en Suisse). J’ai ajouté que je comprends que le secret bancaire puisse un jour être l’objet d’échanges de vues, au cours de l’évolution ultérieure. Mais je serais étonné que ce problème fût mis sur le tapis dans le cadre des négociations d’association, parce qu’aucune disposition du Traité de Rome ne s’en occupe. Les Six pays membres ne se sont pas encore concertés sur l’entraide fiscale et l’alignement du système bancaire privé! La lettre du Traité ne permet pas une discussion immédiate sur ce sujet.
M. Uri a répondu en «technocrate de gauche» (ou en porte-parole des vues américaines) que l’utilisation du secret bancaire a pris des proportions qui en font un problème pour l’équité financière et fiscale occidentales.
Ceci dit, M. Uri n’est pas un doctrinaire en matière d’Association et je l’ai trouvé prêt à étudier les problèmes suisses sous l’angle du Traité de Rom e. Il n’a pas (comme l’a fait M. Couve de Murville, quoique sans utiliser ces mots) dit que là où il n’y a pas de coopération politique, il ne peut y avoir une association économique ressemblant à l’intégration. M. Uri est d’avis par exemple que si l’Autriche n’oppose à l’intégration économique que sa neutralité (mais accepte toutes les règles du Traité de Rom e) le problème est susceptible d’une solution.
M. Uri est actuellement suspect aux yeux du Gouvernement parce que trop «européen», trop fédéraliste, trop proche de M. Jean Monnet. Il est directeur du groupe d’études de «l’Institut atlantique» à Paris, et l’un des trois «Sages» désignés par l’organisation des Etats américains («Organisation of American States») pour le programme d’alliance pour le Progrès. Il est chargé par l’Organisationdes Etats américains de procéder au premier «economic review» d’un Etat latino-américain (la Colombie) en vue d’examiner si son «plan économique» la rende éligible pour l’aide américaine dans le cadre de l’Alliance pour le Progrès.
Cette conversation m’a confirmé dans une impression dont il est difficile d’avoir des preuves. Le mouvement européen jusqu’ici a travaillé, depuis 1950, dans le secret et par surprise, ne dévoilant son jeu qu’au fur et à mesure. Mais il semble bien que les anciens «Européens», so[ie]nt devenus aujourd’hui «Atlantiques» ou «Occidentaux». Le Président Kennedy, converti à leurs vues sans pouvoir encore le dire entièrement à son propre peuple, vise à une sorte de Confédération atlantique ou occidentale qui commencera sur le plan économique. Un tel projet doit rester dans le secret de quelques organismes ou personnalités privés, d’après les méthodes suivies jusqu’ici, jusqu’au moment où il s’agit d’un programme techniquement bien préparé auquel on a gagné des leaders dans chaque parti et syndicat des pays intéressés. Cela ne peut que rester dans l’ombre, aussi longtemps que la politique de la Cinquième République s’oppose sur tous les plans à la politique américaine. Mais ces tendances ne promettent rien de bon aux neutres pour les années à venir, sauf peut-être la chance de rester en dehors de ce grand brassage!
- 1
- Lettre: E 2804(-)1971/2/7. A la présente est jointe une seconde notice d’A. Soldati, datée du même jour, qui porte sur l’Institut atlantique dirigé par P. Uri (dodis.ch/30275)↩
- 2
- Signature à la main Wah [WahlenJ en haut à droite du document.↩
- 3
- Cf. DDS, vol. 22, doc. 91, ainsi que la lettre de Soldati à F. T. Wahlen du 20 juillet 1962 (dodis.ch/30274).↩
- 4
- Sur les débats à propos du secret bancaire à cette période, cf. DDS, vol. 22, doc. 72 et doc. 91.↩
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