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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 14, doc. 354
volume linkBern 1997
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2809#1000/723#61* | |
Old classification | CH-BAR E 2809(-)1000/723 4 | |
Dossier title | Sous-chemise avec divers documents détachés provenant des Handakten Pilet-Golaz (1940–1944) | |
File reference archive | 4 |
dodis.ch/47540
Le 7 mai 1943, à 16 h. 15, M. Musy, ancien Président de la Confédération, vient auprès de moi. L’entretien se prolonge presque une heure.
La raison concrète de sa visite, raison que je n’ai connue qu’au cours de la discussion, c’est qu’il voudrait mon opinion sur l’opportunité de se rendre au congrès des journalistes européens organisé par l’Allemagne à Vienne vers la fin de juin (le congrès auquel M. Trump avait invité M. Rezzonico). Je lui réponds sans hésiter qu’à sa place, je n’irais pas. Certes le congrès sera intéressant. Certes il serait utile pour nous de savoir ce qui s’y dira et ce qui s’y fera. Mais j’ai tout lieu de supposer que des journalistes suisses, domiciliés en Suisse ou à l’étranger, y participeront. J’espère qu’ils seront prudents et pondérés. Mais que M. Musy y aille, c’est une tout autre question. Il n’est pas journaliste de profession. Il a été plusieurs fois Président de la Confédération2. Sa présence là-bas provoquerait des commentaires divers et sans doute erronés, audehors comme au-dedans.
Par la suite de la conversation, il me paraît que M. Musy suivra ce conseil, mais je n’en suis pas sûr. Il me déclare qu’il pourra se renseigner après auprès d’amis à Berlin sur ce qui se sera fait à Vienne. Ce qui l’intéresse surtout, ce sont les projets allemands pour la réorganisation de l’Europe.
Pour le surplus, M. Musy me fait part des impressions qu’il a recueillies au cours de son voyage de novembre/décembre en Allemagne et de celui du printemps à Paris3. Les deux fois, il a vu d’assez nombreuses personnalités. Il ne me cache pas qu’il connaît bien Himmler. Il dit même que personne en Suisse ne doit connaître Himmler aussi bien que lui. Himmler est naturellement un national-socialiste convaincu, obstiné, mais certes ce n’est pas le plus dangereux pour nous. Il ne connaît pas Ribbentrop. Il a toujours un sentiment de méfiance et de crainte envers Goebbels, qui lui fait penser à Talleyrand; très intelligent, bien entendu. Ce sont les gens à la Rosenberg qui sont pour nous les plus redoutables.
Quoi qu’il en soit, il y a deux ou trois ans, l’atmosphère en Allemagne était assez périlleuse pour nous. On ne croyait pas à notre volonté de neutralité envers et contre tous. Heureusement que mon discours de 19404 est venu détendre un peu la situation. On ne m’a pas compris ici. Je fus vivement critiqué. Mais incontestablement j’ai rendu un grand service. Depuis, la situation s’est transformée lentement. Les Allemands ont beaucoup plus tendance aujourd’hui qu’autrefois à penser que véritablement notre neutralité est loyale et qu’elle ne fléchirait pas devant des sympathies ou des antipathies. La politique sage que nous avons menée y est pour quelque chose. Mon dernier discours également a confirmé notre ligne de conduite5. Mais évidemment il reste toujours l’affaire de l’espionnage, qui est désagréable. M. Musy croit qu’elle s’explique précisément par cette méfiance des Allemands, qui voulaient être renseignés sur nos dispositions et nos ouvrages pour le cas où nous ne serions pas de leur côté.
Quant à Paris, M. Musy me dit qu’il n’a pas vu Abetz. Celui-ci doit être assez sérieusement malade (double pneumonie ou pleurésie). Il serait en traitement quelque part en Bavière ou dans le Tyrol. On le considérerait comme perdu. Il a vu son remplaçant. Il a vu surtout Rundstedt, qui paraissait plein de confiance. Ils n’ont pas parlé beaucoup de militaire; Rundstedt s’est contenté de dire, en songeant aux tentatives d’attaque du continent: «Es wird schwierig sein.» Je n’ai pas saisi si ce serait difficile pour les uns ou pour les autres, ou pour tous les deux. On a considérablement renforcé les effectifs allemands en France. Il semble qu’il y ait entre 35 et 40 divisions maintenant. Les divisions sont fortes. Cela représente environ 700000 hommes.
- J’apprends à cette occasion que M. [sic] Georg6 - de la Genevoise à Genève - est la tante de Rundstedt. Elle serait née Schlumm... (...?). Il s’agit du nom du chef d’état-major de Guillaume Ier en 70, dont elle était une fille, ou une nièce. Je n’ai pu préciser exactement. -
D’après M. Musy, l’Allemagne est loin d’être battue, s’il est acquis qu’elle ne sera pas victorieuse. Elle dispose encore de 15 millions d’hommes, avec ses alliés. Américains et Anglais n’en ont guère autour de l’Europe que 3 millions.
Evidemment, il y a les Russes. Ceux-ci, qui se battent fort bien, disposeraient encore de plus de 400 divisions. Ils ont fait subir de très grosses pertes aux Allemands. Il ne reste plus grand’chose de l’armée allemande qui est partie en 1941.
Là, M. Musy passe à son sujet favori: le communisme7. Il y voit un très gros danger pour l’Europe. Il n’exclut pas la possibilité où Allemands et Russes s’entendraient, mais alors l’Europe serait rouge et la capitale du communisme en Europe serait Berlin. Ce qu’il adviendrait des pays occidentaux dans cette éventualité est facile à deviner. Il n’ignore pas que les Japonais y travaillent activement. Il ne cache pas non plus que la situation en France est effroyable: c’est une décomposition totale. La guerre a d’ailleurs supprimé - et c’est peutêtre ce qu’il y a de plus grave - le sens des valeurs spirituelles et de la morale la plus élémentaire. On vole et on tue comme on mange et on fume. Il me raconte à cette occasion une anecdote en relation avec le bombardement récent du champ de courses de Longchamp (étranglement d’un voyageur par un autre dans le métro, entre deux stations, sans réaction quelconque de la foule).
M. Musy est persuadé que les vainqueurs de la guerre seront les Américains. En fait, ils le sont déjà. Ils ont obtenu à peu près tout ce qu’ils voulaient; ce qu’ils voulaient, parce que, pour M. Musy, les Américains ont voulu la guerre. C’est l’Europe qui l’a perdue. Déjà lors de la précédente, de créancière elle était devenue débitrice. Cette fois-ci, elle est ruinée. Les Américains sont maîtres du Nouveau Monde. Ils ont les ressources financières - là on retrouve dans le politique Musy le financier Musy. Ils dicteront leur volonté aux peuples. Non pas à l’allemande, à coups de canon; mais à la yankee, à coups de dollars: vous recevrez 100 millions ou 200 millions de crédit, mais vous ferez ceci, mais vous ferez cela, etc.
Nous ne parlons que très incidemment et à la fin de la Jeune Suisse8
. M. Musy affirme que Graber a menti9. Tous les journaux suisses peuvent entrer en France s’ils se soumettent à la censure. La Jeune Suisse n’avait d’ailleurs pas beaucoup de vente en France: comme journal neutre, on ne l’aimait pas. Il faut là-bas, qu’on soit pour ou contre. Il prétend même que l’un des censeurs était tout à fait opposé à Laval. Il a pu montrer à celui-ci un numéro de la Jeune Suisse où lui, Musy, avait écrit un article. Toutes les phrases favorables à M. Laval avaient été supprimées par le censeur français.
Je lui réponds que la France a eu tort d’interdire l’entrée de nos journaux pour les Suisses en France qui y étaient abonnés10. Si elle ne l’avait pas fait, nous ne serions pas arrivés aux mesures de représailles prises. J’ajoute que je crois qu’il a eu raison de renoncer lui-même à l’exportation de la Jeune Suisse. Cela valait beaucoup mieux que de provoquer une décision. Evidemment, ça doit se traduire en argent11.
- 1
- E 2809/1/4.↩
- 2
- Conseiller fédéral de 1920 à 1934. J.- M. Musy a été Président de la Confédération en 1925 et 1930.↩
- 3
- En tant qu’ancien Conseiller fédéral, Musy voyage avec le passeport diplomatique, cf. E 2001 (D) 3/229, E 2800/1967/59/18 et J 1.131/47.↩
- 4
- Cf. DDS, vol. 13, doc. 318, dodis.ch/47075.↩
- 6
- Alfred Georg est Directeur de la Compagnie d’assurances La Genevoise. Son épouse est née von Schlotheim.↩
- 7
- Cf. , entre autres, DDS, vol. 13, doc. 59, dodis.ch/46816.↩
- 8
- Sur le journal La Jeune Suisse, cf. E 27/14381, E 2001 (D) 3/10, E 2809/1/5. Le Conseil fédéral décide le 29 mars 1943 d’en interdire l’exportation (cf. PVCF ° 609, E 1004.1 1/431), puis la rédaction de ce journal décide de renoncer à l’exporter (cf. PVCF No 687 du 9 avril 1943, E 1004.1 1/432). Sur l’entretien de Musy et von Steiger à ce sujet, le 3 avril 1943, cf. E 4001 (C) 1/65.↩
- 9
- Pour motiver son postulat adopté par le Conseil national lors de sa séance du 30 mars 1943, Pierre Graber avait comparé les mesures de contrôle et de censure du quotidien socialiste La Sentinelle (dirigé par son père Paul Graber) avec la publication et la diffusion de La Jeune Suisse. Sur La Sentinelle, cf. E 2001 (D) 2/135; E 4001 (C) 1/123, 284; E 4450/312, 579, 6241, 7097, 7130-7131.↩
- 10
- Sur cette question, cf. No 43 et No 207.↩
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Communist movement Fascism Press and media