Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 5, doc. 285
volume linkBern 1983
Plus… |▼▶Emplacement
Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#750* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 338 | |
Titre du dossier | Paris, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 64 (1911–1911) |
dodis.ch/43140
Il y a quinze jours, M. Cruppi me disait qu’il avait dû, pour ses débuts de Ministre des Affaires étrangères, «prendre des responsabilités plus considérables, en un mois, que la plupart de ses prédécesseurs en deux ans.»
Il y a trois semaines, il m’avait dit dans une soirée: «Entre nos deux pays devrait exister un accord parfait; il y a certaines choses qui ne vont pas; je Vous en reparlerai.»
Mercredi dernier, il me demanda, à la fin d’une conversation qui avait porté sur l’assistance des indigents, les fausses indications de provenance, l’arbitrage des turbines et autres affaires courantes, où auraient lieu les grandes manœuvres suisses de cette année. - La question était posée lorsque nous étions debout près de la porte où M. Cruppi m’avait accompagné. Je répondis que, d’après les journaux, l’inspection d’entrée au service de la lre division devait avoir lieu près de Nyon et celle de la 2e division près de Morat, en sorte que les manœuvres se dérouleraient probablement entre ces deux points. - «Vos manœuvres sont donc toujours faites contre la France, comme celles de l’automne dernier dans le Jura bernois?» J’ai répondu que chaque corps d’armée manœuvrait généralement sur le terrain dans lequel il est recruté, et qu’il y a deux ans, le 3e corps avait manœuvré entre Zurich et Schaffhouse, le long de la frontière du Rhin. «Ne faiton pas des agrandissements à la gare de Bâle rive droite? Votre chef d’Etat-Major n’est-il pas parent d’un général autrichien?» - Comme je ne voulais pas laisser discuter notre chef d’Etat-Major par un Ministre étranger, j’ai rompu les chiens en parlant des anciens services à l’étranger, de l’habitude des Grisons de prendre du service en France ou en Autriche, de deux de mes anciens camarades de l’école de recrues qui étaient morts l’un comme général russe au Turkestan, l’autre pendant la guerre franco-allemande, et j’ai assuré en riant M. Cruppi que notre chef d’Etat-Major, qui est l’honneur même, était bien trop intelligent et bien trop patriote pour dire à son parent autre chose que ce qu’il lui plaît de dire; ce serait plutôt l’inverse qui pourrait être vrai.
«Pourquoi faites-Vous au Tessin des fortifications formidables?» Réponse: Nos fortifications du Gothard ont été construites au début de la Triplice pour enlever aux Italo-Allemands la tentation de se donner la main à travers la Suisse; on aurait peut-être mieux fait, dès le début, de les construire près de Bellinzone, où se trouvaient les anciennes fortifications, afin de barrer les passages de la Greina, du Luckmanier en même temps que le Gothard; c’eût été une économie. Il n’y a rien de formidable à ces travaux qui, d’après les journaux, ont surtout consisté jusqu’ici dans la construction de chemins; j’ignore ce qu’on fera plus tard, mais le Tessin, où nous ne pouvons envoyer de troupes en hiver, lorsque les routes sont recouvertes de neige, que par la seule ligne du Gothard, est une région exposée qu’il a probablement été jugé prudent de munir de quelques forts; tout cela doit être plutôt modeste et coûte beaucoup moins que le quart d’un cuirassé nouveau style.
M. Cruppi: «Vous n’avez rien à craindre des Italiens; ce n’est pas eux qui tenteraient de Vous envahir.»
Réponse: Je suis heureux de Vous entendre, mais Vous savez qu’il faut en ce monde compter surtout sur soi-même; c’est difficile; c’est cher; une armée de milices coûte autant qu’une armée permanente en habillements, équipements, armements, munitions, réserves et magasins de toute sorte; nous tenons à faire notre devoir et sommes reconnaissants de tout ce que nos autorités ont fait dans les dernières années pour le développement des forces militaires du pays. - La conversation est alors tombée dans les généralités, mais, en me serrant la main sur le seuil de son cabinet, M. Cruppi a résumé l’entretien: «Tout ce que je sais de Votre organisation militaire et de l’esprit de Votre population est admirable, et nous comptons que tout cela a pour but la défense de Votre neutralité qui a été tant de fois si précieuse pour la France».
On peut tirer de cette conversation la conclusion que M. Cruppi a peut-être reçu des Italiens quelques récriminations au sujet de nos travaux de défense du Tessin; on peut constater qu’il affirme bien catégoriquement l’absence des projets irrédentistes de l’Italie chez nous, ce qui impliquerait une intimité francoitalienne plus considérable que certains ne la supposent; on peut en conclure enfin que quelqu’un nous représente à Paris comme «ne faisant de manœuvres que contre la France et l’Italie.»
On peut enfin se demander par quelle singulière coïncidence, le jour même où j’avais cet entretien, la Gazette de Lausanne du 27 avril publiait une prétendue correspondance de Rome du 25 sur les fortifications du Tessin et l’amitié austrosuisse.
Hier, le Directeur politique au Ministère des Affaires Etrangères, M. Bapst, que j’ai rencontré aux Champs-Elysées en faisant nos promenades hygiéniques respectives d’une demi-heure à 8 h du matin, m’a demandé ce que signifiait la grande gare que les Badois construisent au Petit-Bâle. J’ai répondu que cette gare n’avait pu naturellement être agrandie qu’avec notre assentiment, ce qui impliquait que nous n’y voyions pas de danger; que je connaissais ces travaux seulement par les journaux et que les Allemands avaient construit des lignes stratégiques contournant le Canton de Schaffhouse et la position du Canton de Bâle située sur la rive droite du Rhin, ce dont nous étions charmés puisque cela écartait la tentation de faire passer en temps de guerre des troupes allemandes par le chemin de fer qui longe la rive droite du Rhin et dont une partie est suisse.
Avec un viex Ministre des Affaires Etrangères rompu aux nuances du métier, l’entretien dont je viens de Vous rendre compte aurait un caractère qu’il n’a peutêtre pas avec un Ministre nouveau, surtout étant donné mes relations personnelles antérieures avec M. Cruppi. Je ne pouvais pas cependant Vous le laisser ignorer, dans un moment où les affaires du Maroc peuvent prendre une importance générale européenne. Vous m’obligeriez naturellement en considérant cette lettre comme confidentielle; je ne vois d’ailleurs pas de motifs de ne pas la communiquer à ce titre à notre Service de l’Etat-Major si Vous le jugez opportun.
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Politique de neutralité Autriche-Hongrie (Général)