Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 20, doc. 149
volume linkZürich/Locarno/Genève 2004
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#1099* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 471 | |
Dossier title | Tunis, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 2 (1957–1958) |
dodis.ch/12044 Le Chargé d’Affaires a. i. de Suisse à Tunis, L. Guillaume, à la Division des Affaires politiques du Département politique1
Incident de Sakiet-Sidi-Youssef du 8. 2. 1958 (suite)2
Voici bientôt près de deux semaines que l’incident de Sakiet a causé une crise entre la France et la Tunisie. Mais, si grave que fut cet incident, rien d’irréparable ne s’est produit jusqu’à présent. En revanche, on ne saurait nier que les relations entre les deux pays n’en sortiront pas sensiblement modifiées. Ce qui a frappé généralement les observateurs diplomatiques, ce n’est pas tant que l’aviation française ait tué des femmes et des enfants – de telles pertes douloureuses ne se font-elles pas quotidiennement au cours d’une guerre cruelle – mais c’est la circonstance qu’une certaine mentalité ait pu naître dans les milieux français, en Algérie, au point d’envisager délibérément, froidement, une attaque contre un village en territoire étranger, où la population civile devait être immanquablement la cible principale.
Jusqu’à présent, de part et d’autre, on semble s’efforcer de ne pas pousser les choses à l’extrême. Il n’en reste pas moins vrai qu’on reste à la merci d’un incident. M. Bénard, Ministre plénipotentiaire, Chargé d’Affaires français, me disait à ce propos que jamais jusqu’à ce jour la tension entre les deux pays n’avait atteint un tel degré, même dans les années antérieures les plus sombres. Dans son découragement, il semblait faire d’ailleurs peu de cas du résultat que pourrait avoir une médiation américaine ou anglaise. Tant la situation lui paraissait, à son échelon, embrouillée et délicate. Pour lui, le point critique demeure la question du ravitaillement des troupes françaises; provisoirement réglée, elle pourrait bien renaître d’un moment à l’autre dans toute son acuité.
On s’est plu à reconnaître que la population tunisienne est restée jusqu’ici calme dans son ensemble. On peut même dire que ce calme a confiné à de l’indifférence. Les manifestations populaires, dites spontanées, qui eurent lieu devant le Palais présidentiel (la radio suisse en a donné une version samedi dernier) et devant les Consulats de France, au Kef notamment, furent certainement provoquées par les organisations néo-destouriennes. Mais ce serait une erreur de penser que cette indifférence ne pourrait pas faire subitement place à des excès. On a été frappé principalement par la facilité avec laquelle la population d’un village comme celui de Kelibia, dans le Cap Bon, pouvait se soulever à la seule annonce du passage éventuel d’un détachement français se repliant sur une des bases prévues. On dut, dit-on – pour éviter tout incident grave – décommander ce déplacement.
A l’instant même, le Ministère des Affaires étrangères vient de me remettre le communiqué ayant trait à l’incident de Remada, où deux militaires français furent blessés en circulant sur l’aérodrome. On sait comment la garnison française a retenu prisonniers le délégué et deux gardes-nationaux tunisiens, qui furent libérés par la suite sur intervention du Général Gambiez. C’est bien là le type d’incident qui alimentera sans doute ces jours prochains les dossiers tunisien et français ouverts auprès du Conseil de Sécurité de l’ONU pour illustrer le genre d’incompatibilité qui désormais sépare la France et la Tunisie. Pourra-t-on un jour parler à nouveau d’un tête-à-tête entre les deux pays? C’est là une question bien prématurée. Pour le moment, la présence de tiers, tel que Washington et Londres l’ont offerte, sous forme de médiation, paraît désormais nécessaire pour éviter que le dialogue franco-tunisien ne dégénère définitivement en état de guerre. On ne peut donc que souhaiter, vu depuis ici, que les interventions américaine et britannique exercent leur heureuse influence. On attribue à l’Ambassadeur britannique un premier succès auprès du Président Bourguiba: celui de lui avoir fait accepter une mesure plus libérale proposée par M. Hammarskjoeld en faveur des troupes françaises bloquées en Tunisie, en attendant une solution définitive. De son côté, l’Ambassadeur des Etats-Unis, M. Lewis Jones – ancien Consul général américain en Tunisie, prié en 1952 par les Français de quitter le pays – s’est employé à fournir à Washington un important dossier sur toute la question tunisienne et algérienne. Il confiait à l’un de ses collaborateurs, que certainement l’affaire de Sakiet serait l’une de ces étapes importantes de la politique du State Department en Afrique du Nord, la première ayant été marquée par l’incident que causa le pillage par les Français, avec la complicité de la police française, du Consulat général USA à Tunis en 1956. Après cet incident, les Etats-Unis avaient revisé leur politique à l’endroit de la Tunisie, au point de reconnaître comme valable ses aspirations à l’entière indépendance. L’incident de Sakiet sera un nouveau point de départ d’une politique qui amènera sans doute le State Department à soutenir les revendications algériennes vers la pleine souveraineté.
Quant à l’Ambassadeur d’Egypte et à son collègue syrien, ils vinrent – sur instruction de leur respectif Gouvernement – assurer M. Bourguiba de l’aide sans limite de leurs pays en armes, en crédits, en matériel et en hommes. On dit à ce propos que le Chef d’Etat tunisien resta dans la nuit du 9 au 10 février en étroit contact avec Le Caire, et que ce n’est que le lundi matin qu’il se décida à ne pas accepter l’offre égyptienne. Sa décision aurait été motivée par la forte impression que lui auraient faite les marques de sympathie venues du monde entier en faveur de la Tunisie et en particulier de nombreux pays occidentaux. M. Bourguiba est un occidental, il l’a souvent répété. Il y a lié non seulement sa politique, mais il vient d’y engager sa personne.
A vrai dire, l’incident de Sakiet, m’a affirmé un interlocuteur tunisien, vint à point nommé pour sauver l’autorité du Combattant suprême. Celle-ci était sérieusement en baisse depuis un certain nombre de semaines. Les discours qu’il faisait depuis le début de l’année sentaient vraiment trop un rapprochement avec la France; en particulier ses affirmations selon lesquelles, hormis la Métropole, il n’y avait pas de salut, n’eurent pas l’heur de plaire à une opinion tunisienne de plus en plus unanimement inquiète de voir l’Occident se dérober constamment à lui venir économiquement en aide. On sait en particulier que les pouparlers que M. Bourguiba a eus avec la France au sujet d’une alliance avaient suscité, surtout dans les milieux néo-destouriens, une véritable opposition sous l’inspiration du Ministre de l’Intérieur Mehiri. Les Ben-Youssefistes aidant, les regards de l’opinion tunisienne se tournaient de plus en plus vers Le Caire. Le Colonel Nasser ne venait-il pas de réussir à mettre sur pied le premier Etat arabe unifié? La mesure parut comble lorsque les Etats-Unis ne débloquèrent pas facilement les capitaux prévus au titre de l’assistance technique à la Tunisie, mais dans le même temps offraient à la France, outre des crédits importants, des armes destinées en fin de compte à être utilisées contre les frères algériens.
Ce qui paraît certain, c’est que M. Bourguiba a maintenant suffisamment averti Washington des dangers que comporte la situation instable, pour ne pas dire plus, en Afrique du Nord. Depuis la visite à Tunis du Vice-Président Nixon, au mois de mars 1957, le State Department fait grand cas du Chef tunisien.
Le cri d’alarme que le Combattant suprême a lancé dans son discours du 6 février dernier a pris une signification particulière depuis le second incident de Sakiet-Sidi-Youssef et au moment où le PC du FLN a annoncé son départ pour Le Caire. Non sans anxiété, un observateur tunisien me disait tout récemment que si d’importantes décisions n’étaient pas prises en vue de régler la question de l’Afriquedu Nord, l’Algérie tournerait définitivement ses regards vers Le Caire entraînant à sa suite la Tunisie et peut-être même le Maroc.