Abgedruckt in
«Die Revolte der Jungen». Die Berichterstattung der Schweizer Diplomatie über die globale Protestbewegung um 1968, Bd. 9,
volume linkBern 2018
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Archiv | Schweizerisches Bundesarchiv, Bern | |
▼ ▶ Signatur | CH-BAR#E2300-01#1973/156#213* | |
Alte Signatur | CH-BAR E 2300-01(-)1973/156 24 | |
Dossiertitel | Kairo (Berichte, Briefe) (1968–1968) | |
Aktenzeichen Archiv | A.21.31 |
dodis.ch/50619Rapport politique de l'Ambassadeur de Suisse au Caire, André Parodi, au Chef du Département politique, Willy Spühler1
Situation intérieure en RAU2
M. Jarring se retire sous sa tente jusqu'à mi-janvier3; le président-élu Nixon4 s'apprête à réévaluer la situation au Moyen-Orient sur la base des rapports que M. Scranton lui fournira à l'issue de ses visites aux principales capitales arabes et en Israël5; contre vents et marées, le président Nasser6 persiste à rechercher au conflit arabo-israélien une solution politique qui a également les faveurs de Moscou. C'est dire que malgré les tensions et les multiples incidents qui se produisent sur les lignes du cessez-le-feu israélo-jordanien, le problème semble devoir rester en veilleuse pour quelques semaines encore.
C'est dès lors l'évolution de la situation intérieure en République Arabe Unie qui mérite aujourd'hui de retenir l'attention: les graves incidents qui se sont produits, à fin novembre, à Mansourah et à Alexandrie7 expriment le malaise grandissant qui prévaut dans mon pays de résidence8.
C'est incontestablement le mécontentement des étudiants qui est à l'origine des manifestations de fin novembre, mécontentement provoqué par diverses dispositions – justifiées mais psychologiquement maladroites – prises par le Ministre de l'instruction9. Les premières manifestations de Mansourah, le 21 novembre, qui furent le fait de lycéens, ne visaient que cette nouvelle réglementation. Elles suffirent à mettre le feu aux poudres et à inciter, le lendemain, les étudiants de l'Institut islamique, qui ne dépendent nullement du Ministère de l'instruction, mais bien de celui des Wakfs (Islam et biens religieux islamiques), à descendre dans la rue et à provoquer des incidents au cours desquels des photos du Raïs10 furent brûlées.
Alertées par cette soudaine montée de fièvre, les autorités prirent dès le 22 novembre, de leur propre aveu, toutes dispositions propres à empêcher que les troubles ne s'étendent à Alexandrie, ville où les réactions sont toujours les plus virulentes. Malgré ces mesures de précaution, la «seconde capitale» a vécu du 23 au 25 novembre des journées fort agitées durant lesquelles de sérieux dégâts furent infligés aux biens publics et privés. Selon les données officielles, les troubles de Mansourah ont provoqué la mort de quatre manifestants, tandis que la police déplorait 21 blessés, dont 9 officiers supérieurs «qui payaient de leur personne pour ramener le calme».
De même source officielle, les incidents d'Alexandrie se soldent par 15 morts et environ 200 blessés parmi les manifestants, alors que la police enregistre 228 blessés, dont 19 officiers.
L'énumération qui précède peut sembler futile. Elle n'en évoque pas moins que le régime nassérien doit recourir à la force pour mater les mouvements qui s'opposent à son action ou qui, plutôt, s'irritent de son inaction.
Dans son discours du 2 décembre, devant le Congrès de l'Union Socialiste Arabe convoqué d'urgence, le président Nasser a eu des accents gaulliens11 pour condamner les tendances qui se sont manifestées d'abuser des libertés octroyées et pour condamner l'anarchie. Il n'a laissé planer aucun doute sur sa volonté de maîtriser par la force tout mouvement qui pourrait porter préjudice à la RAU, soulignant que seule importait aujourd'hui pour elle la libération des territoires occupés12. En raison même de cet objectif impérieux, toute autre considération est nulle et non avenue et les libertés individuelles devront attendre pour s'accomplir.
Quoi qu'il en soit, il est clair que les manifestations de fin novembre ont largement dépassé le cadre universitaire. Elles reflètent le sentiment de malaise croissant que ressent la population égyptienne depuis les événements de juin 1967. Les contestations ou revendications estudiantines en sont en même temps le ferment et l'élément de cristallisation. Et si le mouvement ne s'est pas étendu au Caire, c'est grâce à la décision prise dans les 24 heures de fermer les universités et instituts supérieurs sur l'ensemble du territoire, ainsi qu'à l'action immédiate de la censure. Il n'est pas sans intérêt de noter, par ailleurs, que c'est le violent orage qui s'est abattu le 25 novembre sur Alexandrie, accompagné de pluie et de grêle, qui a contribué, au premier chef, à mettre fin aux manifestations de la rue...
L'analyse des origines de cette explosion de violence conduit aux constatations suivantes:
- – profondément humiliée – et ce sentiment ne fait que croître – par la défaite militaire de juin 1967, la jeunesse égyptienne reproche à ses dirigeants leur incapacité à reprendre barre sur les événements, leur attentisme qui prend figure de lâcheté et d'incompétence. Pourquoi, se demandent les jeunes, avoir au printemps 1967 exigé le retrait des forces de l'ONU, décrété la fermeture du golfe d'Akaba, multiplié les déclarations belliqueuses et arrogantes vis-à-vis d'Israël pour déboucher maintenant sur une «solution politique» prévoyant l'ouverture du Canal de Suez aux navires israéliens et constituant, en fin de compte, une véritable reddition devant les exigences de l'ennemi abhorré?
- – La jeunesse universitaire est sensible aux difficultés matérielles que la génération des parents doit surmonter pour lui assurer son avenir, difficultés qui ne font que croître tant en ce qui concerne les dépenses financières immédiates que les débouchés pour l'avenir.
- – Elle s'irrite à la lecture des articles de Mohamed Hassanein Heykal13, dans «El Ahram», qui ne cesse de prôner la «société ouverte» où la liberté d'expression serait pleinement assurée, alors que leurs facultés sont gardées par la police ou par l'armée et que la censure sévit d'une façon plus sévère que jamais.
- – Elle constate aussi que malgré le programme du 30 mars14, les réformes promises sont plus apparentes que réelles: le parti unique n'a fait que se renforcer et la dictature nassérienne qui, depuis le référendum de mai, en a fait la nouvelle base de son pouvoir, ne relâche aucunement son étreinte. Qui pourrait ne pas constater que Nasser réunit aujourd'hui dans ses mains les fonctions qui, en URSS, échoient aux Podgorny15, Kossiguine16 et Brejnev17?
- – Les étudiants souffrent d'être systématiquement tenus à l'écart du fonctionnement de l'appareil gouvernemental et administratif; jamais consultés, n'ayant aucun moyen de faire entendre leur voix sur un quelconque sujet, mis en opposition par le président lui-même avec les ouvriers, ils constatent que le seul droit dont ils disposent est celui de se taire, même si le régime ne cesse de les exhorter à se tenir à l'avant-garde de la révolution. Ils se sentent continuellement sous le contrôle d'une bureaucratie et d'une police qui ne nourrit aucune sympathie à leur égard.
Mansourah et Alexandrie représentent dans la constellation intérieure de la RAU, les deux ailes extrêmes de l'opposition au régime. Le collège islamique de Mansourah est sous l'influence des Frères musulmans, c'est-à-dire, selon les termes en usage, de l'extrême-droite. En revanche, l'École polytechnique d'Alexandrie, qui a été à l'avant-garde des mouvements de fin novembre, est le bastion de la gauche, fortement influencé par les thèmes marxistes. Malgré cette divergence fondamentale de leurs inspirations et de leurs aspirations, ces deux centres d'opposition n'en ont pas moins réussi à cristalliser autour d'eux le mécontentement latent d'une population qui ne se contente plus de promesses relatives aux lendemains qui chantent.
Ainsi donc, les autorités ont pour la seconde fois cette année (après les troubles de février/mars18) senti souffler sur elles un vent de révolte; elles ont dû prendre conscience de l'existence de sentiments trop longtemps refoulés, auxquels des circonstances pour ainsi dire fortuites ont donné l'occasion d'exploser. Les efforts déployés par le président Nasser et par ses lieutenants, au cours de la session extraordinaire du Congrès de l'Union Socialiste Arabe, efforts visant à attribuer les troubles de Mansourah et d'Alexandrie aux manœuvres du sionisme appuyé par l'impérialisme et mettant sur la sellette quelques espions et agents à la solde de l'étranger, ayant pour objectif d'affaiblir le front intérieur, ne sauraient en rien modifier les données de base du problème. Ils ne suffisent même plus à convaincre une opinion publique qui se laisse de moins en moins jeter de la poudre aux yeux.
- 1
- Rapport politique No 26 de l'Ambassadeur de Suisse au Caire, André Parodi, dodis.ch/P130, au Chef du Département politique, Willy Spühler, dodis.ch/P2111: CH-BAR#E2300-01#1973/156#213* (A.21.31). Annotation manuscrite dans la marge d'Albert Natural, dodis.ch/P2696: Monsieur le Président. Visé par Willy Spühler. Le texte a été reproduit dans le Bulletin No 51 du 18 décembre 1968, CH-BAR#E2001-09#1984/67#3* (B.58.01.4), pp. 15s.↩
- 2
- La République arabe unie (RAU) fut un État créé par l'union de l'Égypte et de la Syrie en 1956. Après sa dissolution en 1961, l'Égypte continua à maintenir ce nom officiel jusqu'en 1971. ↩
- 3
- Le diplomate suédois Gunnar Jarring (1907–2002), dodis.ch/P16747, fut nommé Représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU avec la mission de parvenir à un règlement pacifique entre Israël et ses voisins arabes après la guerre des Six jours en 1967. Cf. le rapport politique No 3 d'André Parodi à Pierre Graber, dodis.ch/P4171, du 22 février 1971, dodis.ch/40789.↩
- 4
- Richard Nixon (1913–1994), dodis.ch/P13584, homme d'État américain, fut élu président des États-Unis lors de l'élection présidentelle du 5 novembre 1968. Sur la campagne électorale, cf. doc. 16, dodis.ch/33421.↩
- 5
- En 1968, William Scranton (1917–2013), dodis.ch/P55596, homme d'État américain, fut envoyé spécial du président élu Nixon pour le Moyen-Orient. Sa recommandation de mener une politique extérieure plus équilibrée dans la région provoqua des controverses aux États-Unis.↩
- 6
- Gamal Abdel Nasser (1918–1970), dodis.ch/P17767, homme d'État égyptien, président de la République arabe unie de 1956 à 1970.↩
- 7
- Cf. la lettre de Theodor Häberlin, dodis.ch/P2452, à André Parodi du 29 novembre 1968, dodis.ch/50748.↩
- 8
- Cf. Andauernde Unruhe in Ägypten. Berichte über Strassenschlachten in Alexandrien, in: NZZ du 26 novembre 1968; Unrast am Nil, in: Der Bund du 29 novembre 1968, S. 2; Nassers Kampf an der inneren Front. Propagandareden über die Studentenunruhen, in: NZZ du 11 décembre 1968.↩
- 9
- Abdel Wahab el Borollossy, dodis.ch/P55598, ministre de l'enseignement supérieur.↩
- 10
- Raïs est un titre principalement arabe également utilisé pour le président de la République arabe unie.↩
- 11
- Sur la situation en France, cf. doc. 13, dodis.ch/50606.↩
- 12
- Lors de la guerre des Six Jours de juin 1967, l'armée israélienne occupa la péninsule du Sinaï. Cf. la compilation thématique dodis.ch/T901.↩
- 13
- Mohamed Hassanein Heikal (1923–2016), dodis.ch/P48113, journaliste égyptien. En tant que rédacteur en chef du quotidien cairote El Ahram, Heikal suivit une ligne très proche du régime nassérien.↩
- 14
- Le programme du 30 mars de Nasser constitua une réaction immédiate aux manifestations estudiantines de février 1968 et visait à intégrer les demandes dans une série de réformes politiques et sociales promettant de promouvoir la démocratisation de l'Égypte. Cf. le rapport politique No 13 d'André Parodi à Willy Spühler du 3 avril 1968, dodis.ch/50757.↩
- 15
- Nikolaï Viktorovitch Podgorny (1930–1983), dodis.ch/P15544, homme d'État soviétique et président de l'Union soviétque de 1965 à 1977.↩
- 16
- Alexeï Nikolaïevitch Kossyguine (1904–1980), dodis.ch/P15549, homme d'État soviétique et président du Conseil des ministres de l'Union soviétique de 1964 à 1980.↩
- 17
- Léonid Ilitch Brejnev (1906–1982), dodis.ch/P15543, homme d'État soviétique et dirigeant du Parti communiste de l'Union soviétique de 1964 à 1982.↩
- 18
- Cf. le rapport politique No 9 d'André Parodi à Willy Spühler du 28 février 1968, dodis.ch/50758.↩