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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 12, doc. 228
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#777* | |
Dossier title | Paris, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 91 (1938–1938) |
dodis.ch/46488
Au cours de la soirée d’hier, la Légation d’Autriche a reçu de Vienne l’ordre d’arborer, à côté des couleurs autrichiennes, le pavillon à croix gammée. Ce simple geste souligne l’épilogue du drame rapide et tragique qui vient de se dérouler en Europe centrale. «One woe doth tread upon another’s heel, so fast they follow»: 12 février: entrevue de Berchtesgaden; 12 mars: Hitler est reçu triomphalement à Linz, la capitale de sa province natale. Certes, les avertissements n’ont pas manqué au Quai d’Orsay, au cours de ces derniers jours, sur l’imminence de l’offensive brusquée du Reich. Ces avertissements émanaient principalement de M. Puaux, Ministre de France à Vienne, et de la Légation d’Autriche à Paris, dont le chef et les collaborateurs ont défendu sans aucune défaillance et au mépris de leur situation personnelle la politique du Chancelier Schuschnigg. Les prévisions de mes collègues autrichiens étaient exactes. Il vous suffira de vous rappeler les propos que je vous rapportais dans l’un de mes derniers rapports et qui laissaient entendre que si aucune intervention décisive ne se produisait à Berlin de la part des Puissances occidentales, la nouvelle offensive du «Führer» ne saurait tarder et aurait lieu plus vite qu’on pouvait l’imaginer.
En dépit de ces avertissements clairs et nets, la rapidité prodigieuse des événements a profondément impressionné l’opinion publique française et les milieux officiels. C’est un mélange de stupeur et d’humiliation. D’humiliation pour cette France gardienne des traités de paix et signataire des déclarations successives garantissant l’indépendance autrichienne; d’humiliation, pour la manière cavalière dont a été traité le Chargé d’Affaires de la République à Rome, qui, téléphonant au Palais Chigi pour obtenir une audience et proposer la coopération franco-italienne, s’est vu refuser toute entrevue par le comte Ciano; d’humiliation, pour la façon brutale et tranchante dont le Maréchal Goering a répondu à la démarche simultanée franco-britannique que Paris, après une journée entière de laborieuses négociations, était parvenu à arracher au Cabinet de Londres.
J’ai pu suivre heure par heure, par des contacts fréquents avec la Légation d’Autriche et le Quai d’Orsay, le drame qui s’est déroulé dans la soirée de vendredi. Au moment même où le Ministre d’Autriche à Paris faisait connaître à la Chancellerie fédérale que le Quai d’Orsay avait réussi à émouvoir le Foreign Office, on lui mandait de Vienne qu’après une vaine tentative du Président Miklas pour maintenir M. Schuschnigg en fonctions, M. Seyss-Inquart, à la suite d’un nouvel ultimatum, avait été désigné comme Chancelier et le Bourgmestre de Vienne destitué. L’avertissement franco-britannique était arrivé trop tard. Aurait-il suffi, notifié dans la journée de vendredi, pour suspendre la marche des événements? Certainement non; il aurait fallu qu’il fût accompagné d’un geste effectif: concentration de la flotte anglaise dans la Mer du Nord, mobilisation partielle de l’armée française. Or, sur ce dernier point, vous n’apprendrez pas sans surprise que l’état-major français ne possède pas, chose inconcevable, de plan de mobilisation partielle qui permette d’esquisser une menace sans bouleverser totalement la vie du pays. Telle fut, du moins, la raison que le Général Gamelin fit valoir lorsque, le 6 mars 1936, M. Sarraut lui demandait une mobilisation partielle de l’armée pour «s’assurer des gages» à l’égard du Reich.
Au demeurant, il faut le dire, personne en France n’aurait songé à une intervention militaire pour soustraire l’Autriche au sort qui l’attendait. En conséquence, bien que les acclamations frénétiques qui ont accueilli à Linz le Chancelier Hitler, acclamations copieusement radiodiffusées par les postes allemands et autrichiens, aient provoqué une certaine surprise, l’on n’est pas trop fâché, au Quai d’Orsay, de constater que l’occupation nazie s’est réalisée sans effusion de sang, car, quelles auraient été les réactions de l’opinion publique française si l’on avait entendu les cris d’un peuple, auquel l’on n’avait jamais ménagé les témoignages d’intérêt et de sympathie, brutalement foulé par l’envahisseur. Cette épreuve a été épargnée aux dirigeants de la politique française, qui se félicitent sans fausse honte de constater que la conduite sans dignité du peuple autrichien à l’égard du Reich ne méritait pas que l’on versât le sang français pour garantir une liberté dont ce peuple semble aujourd’hui faire bon marché.
Le problème, dit-on au Quai d’Orsay, est tout différent en ce qui concerne le second objectif de la politique pangermaniste: la Tchécoslovaquie. Il ne s’agit plus, en la matière, d’une «affaire de famille». Les Tchèques, croit-on, sont résolus à se défendre et la France, ainsi que M. Yvon Delbos l’a fait connaître publiquement au cours du dernier débat sur la politique étrangère, a déjà avisé Berlin et Londres que tout attentat dirigé par le Reich contre la Tchécoslovaquie comporterait de sa part une réaction immédiate. Dans ce cas, m’a dit l’un de mes informateurs, ce serait la guerre.
D’après la presse, le Ministre de Tchécoslovaquie a déjà rappelé au Quai d’Orsay les assurances qui lui avaient été données en soulignant la gravité de la situation dans laquelle se trouvait son pays.
Et cependant, l’on ne peut se défendre du sentiment, quelle que soit la menace qui pèse sur Prague qu’aujourd’hui encore la France n’engagerait pas sans hésitation une action militaire offensive. L’invasion de l’Autriche a profondément modifié la situation de la Tchécoslovaquie. A l’abri de sa ligne «Maginot», orientée vers le nord et l’ouest, Prague pouvait, jusqu’à présent, offrir une résistance sérieuse et durable à l’envahisseur. Désormais, la frontière sud de la Tchécoslovaquie est largement ouverte et permet une pénétration, dans une région relativement accessible entre Bratislava et le Böhmerwald, vers les points névralgiques du pays.
Dans ces conditions, l’on peut même se demander si la Tchécoslovaquie envisagerait de sang-froid une lutte inégale dont l’issue tragique ne saurait faire l’ombre d’un doute. Le temps n’est plus où le Maréchal de Belle-Isle pouvait, en quelques semaines, conduire une armée du Rhin sous les murs de Vienne et s’emparer de Prague par une escalade hardie. La France arrêtée sur la frontière rhénane, l’U.R.S.S. coupée de la Tchécoslovaquie par la charnière polonoroumaine, ne pourraient en temps utile porter secours à leur alliée depuis la carence de l’Italie et l’annexion de l’Autriche. Le succès ne pourrait être obtenu - si l’on fait abstraction d’une violation de la neutralité suisse, que je me refuse d’envisager - que par un blocus où la flotte anglaise tiendrait, comme durant la Grande Guerre, le rôle essentiel. Cette solution ne comporterait qu’une victoire à longue échéance, qui donnerait au Reich toute latitude pour faire disparaître la Tchécoslovaquie de la carte de l’Europe. Il est donc probable que les Tchèques, livrés à eux-mêmes, seront amenés à accepter une formule amiable pour résoudre le problème des Sudètes; cet arrangement, quel qu’il soit, aura certainement pour conséquence de faciliter encore au Reich l’accès du Bassin du Danube et des Pays balkaniques.
Le Quai d’Orsay va s’efforcer d’engager le Gouvernement britannique à faire auprès de Berlin une démarche décisive pour fixer définitivement au Reich les limites que la patience des Puissances occidentales ne peut voir dépasser. Mais, après avoir enregistré le rejet brutal par le Maréchal Goering de sa démarche auprès de l’Autriche et s’être incliné devant le fait accompli, le Gouvernement de Londres peut-il se faire encore des illusions sur l’efficacité de cette nouvelle intervention? Bien mieux, d’après des renseignements que je tiens indirectement d’un membre de l’ancien Cabinet Chautemps et que vous voudrez bien considérer comme confidentiel, Mr. Neville Chamberlain aurait fait savoir, par une déclaration consignée dans un protocole, au cours de la visite des Ministres français à Londres, en novembre dernier, que la Grande-Bretagne n’entreprendrait aucune opération militaire dans le cas où se poserait le problème tchécoslovaque.
Cependant, le bruit court à Paris que la perspective des futures visées pangermaniques pousse la Grande-Bretagne à se rapprocher de la France d’une manière décisive et à envisager, d’accord avec elle, les mesures à prendre conjointement pour parer à toute éventualité.
P. S. J’apprends par le Quai d’Orsay que le Ministre de France à Vienne a offert au Chancelier Schuschnigg ses services pour le cas où il pourrait lui être utile. L’ex-chancelier a décliné cette offre en répondant qu’il était entendu avec le Gouvernement actuel qu’il pourrait gagner l’étranger sans être inquiété2.
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Austria (Politics)
Anschluss of Austria (1938)