Classement thématique série 1848–1945:
II. RELATIONS BILATÉRALES
1. Allemagne
1.7. Questions politiques générales
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 10, doc. 376
volume linkBern 1982
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#J1.1#1000/1392#15* | |
Ancienne cote | CH-BAR J 1.1(-)1000/1392 2 | |
Titre du dossier | Faszikel 7: Deutschland (1915–1950) | |
Référence archives | 03.07.F |
dodis.ch/45918
Voici deux mois déjà que me sont parvenues vos lignes du 14 octobre2, que j’ai été heureux de recevoir et dont je vous remercie vivement, d’autant plus que je sais bien qu’en réalité, le temps vous manque pour ce genre de correspondances de caractère plutôt personnel. Admettez, cependant, que ce n’est point du temps inutilement employé, car il est précieux pour nous d’entendre, de temps à autre, une manifestation de votre pensée sous cette forme. Elle nous est, comme vous le dites, un réconfort et une indication presque nécessaire pour notre ligne de conduite.
Ce que vous avez pris la peine de m’écrire quant à la politique générale - et même spéciale vis-à-vis de l’Allemagne - à pratiquer par la Suisse, sans être nouveau pour moi, a cependant son importance. Tant de choses, même inattendues et souvent difficilement saisissables, se passent de nos jours qu’il est bon d’établir ce contact direct afin d’apprendre et de se voir confirmer que certains principes et maximes demeurent. Il en est ainsi, de toute évidence, de notre politique traditionnelle et immuable de neutralité. Et d’en convaincre, en cas de besoin, les tiers, avant tout les Etats voisins, est pour nous de nécessité et d’un devoir également élémentaires. Je m’y applique ici en toute circonstance propice. Je vais même plus loin en soulignant que notre attitude à la fois impartiale, compréhensive et franchement amicale correspond, non seulement à une tradition éprouvée et à des sympathies solides, mais encore à une véritable nécessité pratique. Les bons rapports avec notre plus grand voisin et sa prospérité même sont les conditions essentielles pour notre propre tranquillité et une existence économique à peu près normale de la Suisse.
Je continue du reste à rencontrer ici, d’une manière générale, des sentiments qui correspondent aux nôtres. Seulement, si les sentiments sont toujours là, l’expression qui leur est donnée, les conséquences qu’on voudrait en tirer, l’attitude qu’ils inspirent se ressentent sans doute de la situation très particulière de l’Allemagne et de sa mentalité collective, qui continue à me réserver tant de surprises. Il est difficile de rester absolument soi-même dans ce milieu, de ne pas se laisser démonter ou écœurer ou affliger par ce qu’on voit et entend, devine et prévoit.
Cette question de tous les jours: Où va-t-on en Allemagne et, par répercussion, peut-être ailleurs, elle pèse sur nous, sans qu’on puisse entièrement s’en défendre. Je ne vois pas le domaine où l’on pourrait, en conscience, prédire avec certitude quoi que ce soit pour un temps quelque peu éloigné. On ne vit peut-être pas au jour le jour; mais décrire à quoi on en sera dans cinq ou même deux ans m’apparaîtrait comme une entreprise purement hasardeuse. Parmi toutes les décisions et mesures prises du soir au matin, il y en a de bonnes, certes, de logiques et compréhensibles, et il y en a de déconcertantes, de troublantes.
Parmi ces dernières, ne citons que les manifestations du mouvement religieux. Qui doit y comprendre quelque chose? Tout cela est tellement étrange, déréglé, qu’on se prend à douter que ces idées et conceptions nouvelles puissent germer dans des cerveaux normaux. A ce propos, je vous confierai ceci. Il y a quelques semaines déjà, j’ai reçu la visite du nonce3, qui venait me consulter, en premier, au sujet du discours qu’il doit prononcer, le jour de l’an, au nom du corps diplomatique. Il revenait de congé et il me paraissait que cette allocution, d’ailleurs très substantielle, devait avoir été ébauchée à Rome. Le nonce m’a expliqué qu’il venait tout d’abord chez moi comme représentant d’un pays neutre, mixte au point de vue religieux, comme l’Allemagne, et je crois même qu’il a ajouté qu’il avait appris à me connaître comme un esprit pondéré! Le discours était beau de forme, d’une langue allemande excellente et fortement louangeux. J’en fis la remarque, non point, dis-je, que cela me gênait moi-même, mais peut-être d’autres de nos collègues, et j’ajoutai que j’en tirais la conclusion qu’on ne tenait pas rigueur, à Rome, au gouvernement allemand de quelques écarts dans le domaine de la religion et de la conscience. Le nonce prit un air quelque peu interrogateur. Je lui expliquai donc que ce mouvement intempestif vers un soi-disant christianisme germanique, ces formules messianiques appliquées au programme et au chef national-socialiste, me semblaient, à moi, contenir des germes dangereux pour la sublime conception chrétienne, de caractère universel. Pour autant qu’une douce ironie pouvait être de mise, j’ajoutais que, probablement, je me faisais là, en laïque inexpérimenté, des soucis exagérés puisque je ne les voyais guère partagés par les hommes les plus qualifiés qui soient. Le nonce me répondit très franchement et simplement que ce que je venais de lui dire le frappait beaucoup et qu’il devait y réfléchir à loisir. Quelque temps plus tard, Mgr. Orsenigo me déclarait qu’il avait sérieusement remanié son projet de discours, à la suite de notre conversation et de quelques autres avis qu’il avait pris. Tout cela devait, bien entendu, être considéré comme absolument secret. Je vous rapporte cet incident, parmi d’autres, pour vous montrer les réactions diverses que provoquent des idées et manifestations aussi singulières que celles qui ont cours dans ce pays, en temps normaux si réfléchi, sage et utilitaire, et aussi un peu, je l’avoue, pour vous procurer la surprise de me voir faire le défenseur de l’idéal chrétien.
Mais, rassurez-vous, ce ne sont là que digressions très occasionnelles de ma part.
En effet, tous les matins nos affaires propres me ramènent tout à fait à la réalité des choses. Elles nous procurent, ainsi que vous voulez bien le reconnaître, du travail en suffisance, accompagné de quelques soucis. Je ne puis cependant pas dire que cela aille en empirant. Au contraire, et surtout ma connaissance croissante de milieux divers me permet de mieux me rendre compte de la psychologie des gens du nouveau régime en ce qui concerne plus spécialement nos questions propres. Là, je finis par avoir des idées assez nettes, corroborées par les résultats pratiques que j’obtiens. Et il est compréhensible, par conséquent, que je désirerais fort les faire partager par Berne. Il y a ici nombre d’instances, le plus souvent subalternes, de caractère essentiellement politique, mais sans le concours desquelles rien ne peut se faire, qui ne comprennent pour ainsi dire qu’un langage comminatoire. C’est le seul qui leur en impose; tout autre attitude est pour ces gens faiblesse ou défaut de conviction. Je n’ai, au cours des derniers mois, jamais rien obtenu, en particulier de ce qui nous intéressait sérieusement, sans langage net, sinon tranchant, sans forte pression, sinon menace. Que ce soit la restitution de l’individu de Ramsen4, la punition des agresseurs de Ruegg5, la révocation des interdictions de journaux6, une réponse dans l’affaire Emile Ludwig7, même les concessions dans le domaine de nos emblèmes nationaux8, rien de cela n’a été décroché sans que j’aie dû peindre et repeindre le diable à la muraille, mais toujours aussi en prenant comme «Leitmotiv», comme trésor à sauvegarder, nos bonnes relations. Si j’arrive à bien faire saisir ce but ultime, je puis me permettre le langage le plus énergique, la dialectique la plus «mathématique». Aux Affaires étrangères, si on ne provoque pas, en quelque sorte, cette méthode, on s’y attend, on s’en félicite plus souvent encore qu’on ne le reconnaît, on se montre ou se sent surpris si je n’y ai recours. Je voudrais donc vous prier de ne point vous en préoccuper, mais de vouloir avec le succès le seul moyen d’y atteindre [sic!]. La garantie que vous aurez toujours c’est qu’il est autant de mon intérêt pour ainsi dire personnel que de ma mission de ne rien gâter sans nécessité.
Jusqu’ici, en tout cas, rien de cela ne s’est produit. Les rapports officiels et personnels sont bons avec tout le monde. J’y travaille encore, cela va de soi; car tout ne peut s’accomplir en une année. Le côté social, je suis bien obligé de le reconnaître, joue ici un rôle important. L’Allemand y est particulièrement sensible. Il serait donc impardonnable de le négliger; mais j’éviterai aussi de tomber dans l’excès.
Nous voici aussi au lendemain d’un accord économique, au moins provisoire9
. Au cours des négociations, nous n’avons appris que ce qu’en rapportaient les journaux et ce qui résultait de quelques indications recueillies au hasard au ministère. Il va de soi que je me félicite fort de toute entente qui peut donner satisfaction de part et d’autre. Vous savez que j’appréhendais autant que vous-même un grave désaccord dans le domaine des relations économiques.
Il demeure cependant une importante question, au sujet de laquelle je vous avais écrit dès le printemps dernier et dont je me suis entretenu cet été à Berne, entre autres avec M. Schulthess10 et avec M. Stucki11, qui continue à me préoccuper de sérieuse manière: c’est cette «jonction» absolue entre les relations commerciales et les relations financières. Je n’ai jamais contesté qu’au point de vue strictement économique, cette compensation apparaissait comme logique, semblait même s’imposer. En Suisse, la presse, l’opinion publique, le parlement, ont été durement travaillés dans ce sens et se sont d’emblée montrés convaincus. On ne leur a pas dit l’entière vérité. On a abusé, à mon sens, de la conception du droit, tel qu’on le considérait jusqu’ici et tel qu’il continue, à mon avis, à exister. Le créancier, en droit privé ou international, a droit au paiement intégral tant que le débiteur est solvable; s’il cesse de l’être, ce qui est matière à discussion, tout créancier a vis-à-vis du débiteur les mêmes droits. On nie cela aujourd’hui en Suisse, pour la première fois, que je sache, eu égard à nos relations avec l’Allemagne. Cela peut se retourner contre nous, à la première occasion, de la façon la plus dangereuse. Supposons, ce dont nous avons occasionnellement menacé même l’Allemagne, une rupture commerciale avec elle et ses importations réduites à un minimum. Ne sera-t-elle plus obligée au paiement de ses dettes vis-à-vis de nous que dans la proportion de notre commerce? Son droit sera-t-il de traiter mieux que nous p.ex. les Pays-Bas ou tout autre pays? Ceci, selon la nouvelle théorie que nous avons échafaudée. A un déficit commercial vis-à-vis de l’Allemagne viendrait s’ajouter une grave discrimination financière.
La Suisse est créancière pour des sommes relativement importantes d’un très grand nombre de pays. Notre garantie à cet égard a été jusqu’ici, d’abord, le crédit ou la richesse de ces pays, puis, en dernière analyse, la sécurité de ne pas être moins bien traités que les autres créanciers. Je n’ai jamais parlé d’un barême de paiement des dettes correspondant aux exportations du pays débiteur vers les pays créanciers. Si, demain, un des nombreux pays débiteurs de la Suisse venait à nous payer différentiellement, à notre défaveur, n’y aurait-il pas un tollé général en Suisse dans les mêmes milieux que ceux qui trouvent fort en règle notre attitude dans la discussion avec l’Allemagne?
J’ai été frappé, l’autre jour, par une remarque de M. Musy12 au parlement à l’occasion de l’affaire de la Banque populaire suisse13. Il a dit, avec raison, qu’étant donné la situation périlleuse de notre industrie d’exportation et de notre économie touristique, notre activité financière internationale prenait, pour l’avenir, d’autant plus d’importance pour notre situation économique générale. Le chef du Département des Finances se sera rappelé aussi que l’activité de la finance suisse, qui d’ailleurs a commis ses grosses erreurs, a cependant procuré au fisc fédéral des dizaines de millions par an. A l’avenir, des placements faits de Suisse à l’étranger courront ce risque supplémentaire de se voir opposé un traitement discriminatoire si d’autres pays créanciers sont meilleurs clients commerciaux du pays endetté. Une telle crainte, je l’aurais jusqu’ici dissipée en faisant valoir que notre dernière ressource consisterait en un recours à une instance internationale. Et c’est nous qui instaurons une nouvelle pratique, qu’on ne manquera peut-être pas de nous opposer à la première occasion. On oublie aussi, je crois, qu’on risque de détruire une solidarité internationale dans le domaine financier qui nous a déjà rendu et pourrait encore nous rendre des services. Je ne pense pas qu’une telle solidarité avec l’Angleterre et les Etats-Unis soit à négliger pour la défense de nos intérêts financiers en Amérique du Sud ou centrale, dans les Balkans ou en Asie.
Si j’additionne toutes ces conséquences possibles, cette renonciation à un droit jusqu’ici incontesté, qui, comme en d’autres matières, est la garantie dernière des petits Etats, j’estime que nous avons payé cher, sinon trop cher, ce traitement privilégié, peut-être éphémère, tandis que notre argumentation risque de laisser des traces durables.
Je n’ai pas besoin de vous dire que, tout en conservant ma conviction, je défends d’autant plus âprement vis-à-vis des étrangers la position que nous avons prise. J’ai naturellement été abordé, occasionnellement, par des Anglais et Américains. Comprenant leur point de vue de principe, puisque je le partage dans notre propre intérêt général, je leur oppose qu’il ne s’agit pas, en ce domaine, de faire de la théorie, que leur intérêt se confond avec le nôtre puisque nos relations commerciales avec l’Allemagne, qu’il s’agit de maintenir, lui fournissent précisément d’abondants moyens pour payer ses autres créanciers. Cette thèse peut parfaitement se soutenir, notamment vis-à-vis des Anglo-Américains. C’est pourquoi aussi j’aurais été partisan d’une entente à rechercher avec eux. J’ai un peu l’impression que tous les efforts n’ont pas été faits dans ce sens. Peut-être l’occasion s’en présentera-t-elle sous peu vu que tout accord spécial doit être examiné par le Comité financier international. J’espère que nos financiers y parviendront, d’autant plus que je ne serais pas surpris que l’un ou l’autre partageât mes craintes. En fin de compte, Anglais et Américains obtiendront quand-même notre traitement; car je suis persuadé qu’à la longue l’Allemagne ne pourra résister à leur pression politique et économique. A ce moment-là, il ne faudrait pas que nous ayons fait l’office de leur tirer les marrons du feu. Les pourparlers internationaux ultérieurs dans cette grosse question continueront donc à présenter pour nous un évident intérêt et je les suivrai de la coulisse de mon mieux.
Vous voyez que je fais mieux de ne pas me mettre trop souvent à vous envoyer des billets personnels, car il n’est pas si aisé d’y mettre un terme.
- 1
- Lettre: J.I. 1 1/2.↩
- 2
- Cf. no 341.↩
- 3
- Mgr. C. Orsenigo.↩
- 4
- Cf. no 336.↩
- 5
- Ressortissant suisse agressé le 16 septembre 1933 à Berlin par des S.A. et des S.S. Cf. no 336, n. 4.↩
- 6
- Cf. no 356, n. 5.↩
- 7
- Bourgeois d’honneur d’Ascona, où il est établi depuis 1907, citoyen suisse depuis 1932, l’écrivain a demandé l’intervention du Département politique pour rentrer en possession de ses biens saisis chez l’éditeur Rowohlt à Berlin (E 2001 (D) 1/87).↩
- 8
- RG, 1933, pp. 114-115.↩
- 9
- Cf. no s 362 et 379.↩
- 10
- Chef du Département de l’économie publique.↩
- 12
- Chef du Département des Finances et des Douanes.↩
- 13
- FF, 1933, II, pp. 809 ss. Cf. aussi no 168, n. 7.↩
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Reich allemand (Politique) Relations économiques