Classement thématique série 1848–1945:
II. LES RELATIONS BILATERALES ET LA VIE DES ETATS
II.12. France
II.12.6. Problèmes fiscaux
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 8, doc. 363
volume linkBern 1988
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2001C#1000/1536#153* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2001(C)1000/1536 14 | |
Titre du dossier | Kriegsgewinnsteuer (1922–1929) | |
Référence archives | B.31.03.01 • Composant complémentaire: Frankreich |
dodis.ch/45005
Par proposition du 14 août 19232, le Département politique a exposé au Conseil fédéral la situation de la Société par actions Joseph Mérat, à Genève, demandant à être protégée contre les prétentions du fisc français qui lui réclamait des impôts exorbitants au titre de bénéfice de guerre, et a saisi cette occasion, étant donné plusieurs demandes analogues qui lui étaient parvenues, pour faire un exposé de toute la question au point de vue juridique. Le Département politique était arrivé à la conclusion qu’aucune démarche diplomatique ne pouvait être faite auprès du Gouvernement français pour demander que l’exemption de cet impôt, obtenue par voie arbitrale par l’Espagne, soit étendue aux ressortissants suisses.
Le Conseil fédéral n’a pas pris position sur le fond même de la proposition qui lui était soumise par le Département politique et invita seulement ce dernier de charger la Légation de Suisse à Paris d’entreprendre une démarche en faveur de la maison Joseph Mérat, à Genève, pour obtenir qu’il soit sursis à toute mesure de contrainte de nature à mettre son existence en péril. Cette démarche a eu lieu par instructions à notre Légation du 7 septembre 1923.3
Depuis cette date, plusieurs intéressés suisses en France, atteints par l’impôt français sur les bénéfices de guerre, n’ont cessé d’inviter le Département politique de demander pour eux, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée contenue dans le traité franco-suisse d’établissement de 18824, le même traitement que celui dont bénéficient les ressortissants espagnols. Ils ont produit, à l’appui de leurs requêtes, un grand nombre de consultations émanant de jurisconsultes français, dont l’une signée par Pillet, professeur à la Faculté de Droit de l’Université de Paris, et l’autre non signée mais qu’on nous affirme provenir du professeur de Lapradelle, conseiller juridique du Gouvernement français pour les questions de droit international. Le Département politique a estimé opportun de soumettre ces documents à l’appréciation du professeur Blumenstein, à Berne, qui, dans la consultation qui lui a été demandée, n’a pu que confirmer dans ses grandes lignes le point de vue adopté jusqu’ici par les Autorités fédérales.
L’argumentation développée par les jurisconsultes français qui ont été consultés est, en résumé, la suivante:
1° L’impôt français sur les bénéfices de guerre doit être considéré comme une contribution militaire ou quasi militaire, compensation due à la patrie de la part des contribuables qui, non mobilisés, ont pu continuer leurs opérations commerciales et industrielles pendant la guerre. Ils assimilent ce prélèvement à une taxe militaire et estiment, qu’en vertu de l’article 4 de la Convention franco-suisse d’établissement de 1882, les Suisses ne peuvent pas être obligés de le payer, puisque «ils ne seront pas atteints par les lois militaires du pays qu’ils habiteront mais resteront soumis à celles de leur pays et seront également exempts de tout service, soit dans la garde nationale, soit dans les milices municipales».
Cet argument ne saurait être adopté par les Autorités fédérales. L’article 4 de la Convention franco-suisse de 1882 n’assure aux Suisses en France que l’exemption du service militaire actif et de taxes militaires ayant directement le caractère d’une charge remplaçant le service sous les drapeaux. Le fait que la loi française a pu être votée sous l’empire d’une pression de l’opinion publique exigeant que les personnes ne versant pas l’impôt du sang soient astreintes à des charges pécuniaires spéciales pour les bénéfices réalisés pendant la guerre, n’est pas de nature, au point de vue technique, à transformer en taxe militaire ce qui, en réalité, est un impôt sur des revenus exceptionnels. Si la Suisse voulait se rallier à la thèse émise par les jurisconsultes français consultés par les intéressés, elle s’exposerait inévitablement à une demande de la France visant au remboursement des impôts de guerre payés au fisc fédéral par les Français en Suisse, attendu que l’article 4 du traité est basé sur une stricte réciprocité.
2° Les jurisconsultes français argumentent encore avec l’article 6 du traité d’établissement franco-suisse de 1882 prévoyant la clause de la nation la plus favorisée pour l’établissement des Suisses en France et l’exercice des professions industrielles. Ils mettent l’accent sur ces derniers termes, en relevant qu’ils ont pour but d’assurer aux Suisses en France l’égalité de traitement avec l’étranger le plus favorisé, les Espagnols n’ayant pas, d’après la sentence Ador, à acquitter l’impôt sur les bénéfices exceptionnels de guerre, les Suisses ne devraient pas y être tenus, car le bénéfice de la nation la plus favorisée qui leur est accordé pour l’exercice des professions industrielles s’étend à toutes les questions de patentes ou d’impôts liées au régime même du commerce et de l’industrie.
Dans sa proposition du 14 août 1923, le Département politique a déjà eu l’occasion d’exposer le caractère spécieux de cette argumentation. Notre traité d’établissement avec la France contient, en effet, une clause d’assimilation à l’étranger le plus favorisé pour l’exercice des professions industrielles et une clause d’assimilation aux Français pour le prélèvement des impôts (article 1er). Il est évident que, dans ces conditions, il n’est pas possible d’invoquer l’article 6 pour obtenir des privilèges fiscaux qui ne sont pas accordés à la Suisse en vertu de l’article 1er.
Bien que la demande d’exemption d’impôts sur les bénéfices de guerre formulée par les Suisses en France ne repose pas sur une base juridique inébranlable, le Département politique serait néanmoins disposé, pour leur donner satisfaction, à faire état, vis-à-vis du Gouvernement français, des consultations émanant de juristes français éminents en faveur des intéressés suisses et à baser cette action diplomatique sur l’article 6 de notre traité d’établissement de 1882 contenant la clause de la nation la plus favorisée. Il subordonne, toutefois, cette intervention à l’adhésion du Département fédéral des Finances à la présente proposition.
Juridiquement, on peut tenir pour certain que les Autorités françaises ne seraient pas en droit de nous demander également pour les Français en Suisse la dispense de l’impôt sur les bénéfices de guerre, car la Suisse n’a accordé à aucun Etat, dans ce domaine, un traitement qui soit plus favorable que celui fait aux nationaux; de par le traité d’établissement, elle n’est donc pas obligée de traiter le Français en Suisse autrement que le ressortissant suisse lui-même, alors que la France se trouve, à cet égard, dans une situation moins favorable, puisqu’elle a été obligée, par sentence arbitrale, d’accorder aux Espagnols en France une exemption d’impôts refusée aux Français et qui peut, par conséquent, être étendue à tout ressortissant suisse ayant droit au même traitement que les Espagnols en France. Le Département politique est cependant d’avis que si le Gouvernement français, comme il faut s’y attendre d’ailleurs, refuse de donner suite à la réclamation qui lui sera adressée, l’affaire devra être abandonnée et ne pourra, en aucun cas, être portée en arbitrage, ainsi que les intéressés en ont déjà formulé le désir.
Nous proposons en conséquence au Conseil fédéral de charger la Légation de Suisse à Paris de faire une démarche diplomatique auprès du Gouvernement français pour demander que l’exemption de l’impôt sur les bénéfices de guerre assurée aux ressortissants espagnols en vertu de la sentence arbitrale de M. Ador soit étendue aux ressortissants suisses par application de l’article 6 du traité d’établissement franco-suisse de 1882.5
- 1
- E 2001 (C) 6/14. Impôts sur les bénéfices de guerre en France.↩
- 2
- Non reproduite.↩
- 3
- Non reproduite.↩
- 4
- Cf. no 227.↩
- 5
- Ce n’est que dans sa séance du 23 mars 1925 que le Conseil fédéral décide, tout en formulant plusieurs réserves, d’autoriser le Département politique à faire une démarche diplomatique tendant, non au remboursement des impôts sur les bénéfices de guerre payés par les Suisses en France, mais à un objectif plus limité, savoir la renonciation, de la part du fisc français, à la perception des arriérés d’impôts sur les bénéfices de guerre réclamés à des Suisses en France. Prenant position, dans sa lettre au Département politique du 8 juillet 1925, au sujet d’une éventuelle démarche au Quai d’Orsay, le Ministre de Suisse à Paris, A. Dunant, estime que l’intervention envisagée, même si on en réduit autant que possible la portée, se heurtera à une fin de non recevoir ou, si elle aboutit à un résultat positif, entraînera des répercussions très sensiblement fâcheuses que le résultat obtenu n’aura été utile (E 2201 (C) 6/14). Après de nombreuses consultations et interventions, c’est le 12 juillet 1926 que le Ministre de Suisse à Paris remet au Ministre français des Affaires étrangères une note dans laquelle il demande que les citoyens suisses établis en France et les firmes suisses qui s’y trouvent, bénéficient de l’avantage accordé aux Espagnols et soient libérés de l’impôt sur les bénéfices de Guerre. (Ibid.) C’est par note du 17 août 1926 que le Ministre français des Affaires étrangères dans sa réponse fait remarquer que la clause figurant à l’article 6 du Traité d’établissement du 23 février 1882 ne saurait s’étendre à une faveur telle que l’exemption de l’impôt sur les bénéfices de guerre (Ibid.) Sur la suite de cette affaire et les revendications des Suisses intéressés, jusqu’en 1929, on se reportera au dossier E 2001 (C) 6/14.↩
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