Classement thématique série 1848–1945:
II. RELATIONS BILATÉRALES
23. Uruguay
23.1. Expulsion du Ministre Nin
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 4, doc. 226
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001A#1000/45#1643* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(A)1000/45 238 | |
Dossier title | Uruguayische Gesandtschaft, Minister (1896–1898) | |
File reference archive | C.424-09-1 |
dodis.ch/42636 Le Ministre de Suisse à Buenos Aires, E. Rodé, au Président de la Confédération et Chef du Département politique, A. Lachenal1
Je vous confirme ma dépêche du 3 novembre2 relative à l’incident Nin. La réponse à la demande de rappel de ce diplomate que j’avais été chargé de présenter, me fut remise le 10 par le Ministre de l’Uruguay à Buenos Aires, mon collègue M. E. Frias. Je vous en envoie une copie (annexe I), le temps nécessaire m’ayant manqué pour en faire une traduction.
Comme vous le verrez le gouvernement uruguayen, loin de déférer à notre demande, fait à peu près siennes les conclusions de M. Nin, et, se considérant comme offensé dans la personne de son ministre, insiste pour que la conduite de Monsieur le Conseiller fédéral Frey soit désapprouvée et que des satisfactions et des réparations lui soient accordées, à lui gouvernement oriental. L’incident s’est donc bien et duement transformé en un conflit entre les deux gouvernements.
Presque en même temps que cette note m’était remise, le bruit se répandait que la rupture entre Berne et Montevideo était imminente; les journaux, partagés en deux camps, publiaient de longs articles à ce sujet et mes collègues, les chefs de missions européens et américains, venaient nous prier de les mettre au courant du différend. Il y en eut même un, le Ministre de Belgique, M. van Bruyssel, qui ne reçut pas moins de deux télégrammes de son gouvernement avec l’ordre de l’informer par le fil de l’état de la question. J’imagine qu’on se préparait et qu’on se prépare encore à Bruxelles à offrir ses bons offices aux deux parties pour les raccommoder s’il y a lieu. Espérons que cela ne deviendra pas nécessaire.
Après avoir lu à haute voix la note que me remettait mon collègue uruguayen avec lequel je suis, personnellement dans les meilleurs termes, car c’est un homme aussi sérieux, courtois et obligeant que M. Nin paraît l’être peu, je lui demandai froidement si c’était là le dernier mot de son gouvernement: «Si tel est le cas», ajoutai-je, «c’est la rupture et la rupture pure et simple, car il ne faut pas songer à obtenir du Conseil fédéral ce que lui demande M. le Ministre des Affaires étrangères.»
Je crus reconnaître à l’attitude de M. Frias et pus induire de sa réponse, que l’intransigeance de son gouvernement était plutôt une menace qu’une mesure bien arrêtée et qu’au fond il ne refuserait pas de négocier. Le fait que mon collègue avait été choisi pour me remettre sa note, était, du reste, un indice à cet égard. Voici, reproduites aussi fidèlement que possible, les observations de M. Frias.
«Nin», dit-il, «n’a pas tous les torts; il y en a au moins autant du côté de M. Frey. Car, à supposer que votre exposé soit exact de tous points, à supposer que Nin ait provoqué volontairement l’incident, ce que nous ne pouvons admettre, le procédé du Chef du Département militaire fédéral, faisant expulser par la force publique du champ des manœuvres un ministre étranger, qui péchait tout au plus par omission et non par commission, alors qu’il n’y avait nullement urgence, aucun péril en la demeure, ce procédé n’en reste pas moins absolument injustifiable et inadmissible pour le gouvernement intéressé. Qui empêchait M. Frey de patienter encore quelques instants, puisque les manœuvres touchaient à leur terme, de négliger, d’ignorer M. Nin, et de se plaindre ensuite de son attitude incorrecte auprès du Conseil fédéral et par ce dernier et votre entremise, à mon gouvernement? Nous avons le sentiment profond à Montevideo que l’on a traité notre représentant de la sorte parce qu’il s’agissait d’un diplomate américain et que le représentant d’une puissance européenne, se fût-il mis dans le cas de M. Nin, ne se serait pas vu l’objet d’une mesure aussi rigoureuse. C’est là ce que nous ne pouvons admettre. Et, je vous le dirai en toute franchise, mon cher collègue, » ajouta-t-il, «cette mesure nous peine doublement venant de la Suisse, pour laquelle nous avons toujours professé plus que du respect, une sincère vénération.
Par égard pour la Suisse et le Conseil fédéral, je crois, j’ai la conviction que mon gouvernement modifiera les conclusions de sa note, si le vôtre ne se montre pas intransigeant non plus. Il faut faire une répartition équitable et juste des torts, sans quoi tout arrangement deviendra impossible et nous marcherons à la rupture. La rupture, nous la déplorerions, mais nous ne la redoutons pas, forts de notre droit et convaincus qu’elle nous portera moins de préjudice qu’à vous. Car il n’y a pas d’Oriental en Suisse, tandis que nous comptons des Suisses par milliers en Uruguay.»
Bien que les prétentions du gouvernement oriental ne me surprissent en aucune manière, je manifestai la plus profonde stupéfaction. – «Il n’y a aucun tort du côté de M. le Conseiller fédéral Frey», répondis-je, «si les immunités diplomatiques de M. Nin n’ont pas été respectées, c’est par la propre faute de ce dernier, c’est parce qu’il s’est lui-même mis sciemment, volontairement et de propos délibéré dans le cas d’être traité comme il l’a été. Le diplomate n’avait rien à faire sur le champ de manœuvres et l’officier manquant aux règles de la courtoisie militaire la plus élémentaire, la mesure qu’il a provoquée se jutifie d’elle-même.
La note que vous venez de me remettre risque de provoquer un conflit entre nos deux gouvernements; elle contient une demande reconventionnelle à laquelle je suis hors d’état de répondre pour le moment, faute d’instructions spédales à cet effet. Je ne puis cependant pas vous cacher qu’elle fourmille d’erreurs de fait, qu’il me paraît utile de rectifier avant tout débat ultérieur. Il me semble aussi que nos gouvernements, partant de points de vue différents pour apprécier l’incident, il serait utile, si l’on ne veut pas abandonner d’emblée tout espoir d’une solution amiable, de chercher préalablement à concilier ces points de vue ou à s’entendre au sujet de leur admission respective. C’est sur ces deux questions essentielles que je me propose d’appeler l’attention de votre gouvernement avant d’envoyer à Berne la note que vous venez de me remettre.»
Notre conversation, dont je ne vous donne qu’un résumé, dura plusieurs heures. A diverses reprises, elle menaça de se rompre, s’étant élevée à un diapason peu diplomatique. Grâce aux excellents rapports que M. Frias et moi nous avons toujours entretenus elle finit cependant d’une manière courtoise et plutôt conciliante.
Quelques jours après, soit le 14 novembre, je soumettais à M. Frias, avant de l’envoyer à Montevideo, la note dont ci-joint copie (annexe II). Mon collègue non seulement n’y trouva rien à reprendre, mais il écrivit encore au Ministère des Affaires étrangères, m’affirma-t-il, pour l’engager à réserver à cette note un bon accueil. Ce qu’a été cet accueil, vous vous en rendrez compte en lisant la réponse qui me parvient à l’instant (annexe III).
Comme ce nouveau document paraît indiquer que, contrairement à ce que je croyais pouvoir admettre et à ce que m’insinuait mon collègue uruguayen à Buenos Aires, son gouvernement a la prétention de faire l’intransigeant, je viens de répondre à votre télégramme du 28 novembre par le câblogramme suivant: «Rencontre difficultés, Rapport suit.»3
Pour être complet, je dois vous dire que pas plus tard qu’avant-hier, M. Frias que j’étais allé voir au sujet du mouvement révolutionnaire qui paraît vouloir s’étendre dans son pays, me dit spontanément: «J’ai étudié à fond l’affaire Nin et vous proposerai prochainement à titre personnel et officieux un projet d’arrangement qui, j’ose l’espérer, rencontrera votre approbation et celle des deux gouvernements.» Je ne répondis rien à cette ouverture.
A mon avis il y a trois manières de résoudre le différend.
1° Le haut Conseil fédéral, après avoir constaté que ses démarches amicales auprès du gouvernement uruguayen tendant à obtenir le rappel de son représentant en Suisse, sont demeurées infructueuses, peut renvoyer à celui-ci ses papiers, et mettre ainsi de sa propre autorité un terme à la mission de ce diplomate. Dans ce cas il faudra me rappeler immédiatement aussi de Montevideo, afin d’éviter que je sois traité par représailles comme le Ministre oriental à Berne. Si cette solution est adoptée, ce n’est pas l’Uruguay qui aura le beau rôle.
J’estime même que c’est la solution qui sauvegarderait le mieux la dignité du Conseil fédéral, et je vous la proposerais sans hésitation si je n’y voyais deux inconvénients. Le premier c’est notre colonie en Uruguay. Avec les mœurs à demi-sauvages de ce pays, il est à craindre, je dirai même à prévoir, qu’on lui fera payer cher la rupture, surtout si on ne laisse pas au gouvernement oriental la satisfaction de me renvoyer mes papiers. Les tyranneaux de l’Intérieur, chefs politiques (préfets) commissaires de police et autres sont par eux-mêmes déjà portés à prendre où il y a et à piller le colon. S’ils y sont encore stimulés par le gouvernement, ils feront de tristes prouesses dans ce domaine. Je sais bien que notre colonie ne serait pas laissée sans protection et que nous la placerions de suite sous le pavillon français, allemand ou américain du Nord. Mais ce ne serait pour elle qu’une garantie très relative, car l’Américain, Ministre d’occasion, n’ayant pas dix ressortissants dans tout le pays, n’y passe pas le quart de son temps. Depuis six mois il se promène au Paraguay et nul ne sait quand il en descendra. A côté de cela il ne parle que l’anglais, langue parfaitement inconnue de la grande majorité de nos gens. Le Français, M. Bourcier St-Chaffray, ancien consul général de France à Genève, comme son collègue nord-américain accrédité uniquement en Uruguay, n’a qu’un souci, celui de vivre en repos, et mon collègue d’Allemagne, récemment arrivé d’Europe, ayant comme moi, son domicile à Buenos Aires, ne me fait pas l’effet non plus d’aimer beaucoup à se déranger. Je n’en pense pas moins que si une tierce puissance devait être chargée de la protection de nos nationaux en Uruguay, c’est de préférence sur l’Empire d’Allemagne que vous devriez reporter votre choix. Et voici pourquoi: mon collègue allemand, M. de Mentzingen et moi, nous sommes dans les meilleurs termes et si le cas se présentait, je crois que je pourrais le persuader d’agir; le consul allemand à Montevideo, M. Marheinecke passe pour un homme énergique et notre consul M. Grimm est lié avec lui et paraît l’apprécier; enfin la langue de la majorité de nos colons est l’allemand. M. Marheinecke entend et parle le français et l’espagnol.
L’autre inconvénient que je vois à une rupture avec l’Uruguay m’a été signalé par diverses personnes haut placées de la République argentine qui me veulent du bien et par deux ou trois collègues européens. On m’a dit: «en cas de rupture, votre situation ici deviendra très difficile; vous aurez à être sur vos gardes, car les républiques américaines sont toujours et en tout solidaires vis-à-vis de l’Europe. Si les Uruguayens ne vous peuvent rien chez eux, ils tenteront de vous faire des misères ici.» C’est fort possible et même assez probable, mais cela ne m’effraye en aucune manière.
En résumé, sans désirer la rupture, et pour cause, puisque la famille de ma femme habite Montevideo, qu’elle y a d’assez gros intérêts et qu’elle y compte des parents et de nombreux amis d’origine uruguayenne, je pense que les inconvénients signalés ne sont pas de nature à empêcher le haut Conseil fédéral de rompre avec le gouvernement oriental s’il estime que sa dignité ne lui permet pas d’accepter une autre solution.
2° En dehors de la rupture, la solution peut être un arrangement, une transaction. Je suis convaincu que mon collègue uruguayen M. Frias, va essayer de ce moyen, mais je n’accueillerai ses ouvertures qu’à titre rigoureusement personnel et ne consentirai à vous soumettre le résultat de nos entretiens que si vous m’y autorisez expressément et si je le trouve moi-même tel qu’il ait quelque chance d’être accepté par vous. Pour le moment, étant donné l’attitude arrogante et hautaine du gouvernement oriental, je n’en vois guère la probabilité.
3° Enfin, la solution peut être trouvée dans l’arbitrage; c’est-à-dire que les deux gouvernements, devant l’impossibilité bien constatée de résoudre aimablement par eux-mêmes le différend qui les divise, conviendraient pour éviter une rupture, d’en saisir une tierce puissance amie, qui prononcerait souverainement. J’ignore si ce moyen vous sourira; mais il me semble que de notre côté, il pourrait être proposé sans inconvénient. Si le gouvernement oriental le repoussait, il serait toujours temps d’en venir à la première solution et de rompre les relations avec lui.
Si un arbitre était désigné, il me paraîtrait essentiel que ce fût une puissance européenne et de préférence peut-être, la France. Car à Paris on a fait une série d’expériences désagréables avec les républiques sud-américaines et on les y déteste cordialement.4
Le Conseil fédéral, à mon avis, n’a aucun motif de précipiter la solution du différend. La demande que M. Nin soit rappelé est, en somme, plus une affaire de forme que de fond; car ce diplomate a quitté la Suisse, et il n’est pas à craindre qu’il y rentre de sitôt. Il ne gêne donc pas.
La chose serait autre, si, au lieu de se procurer immédiatement satisfaction, M. le Conseiller fédéral Frey avait empoché les impertinences du personnage et que j’eusse été chargé ensuite de solliciter à Montevideo sa mise à l’ordre ou son rappel. Avec les relations d’intimité qui existent entre les sieurs Nin et Hordenana et avec la manière de traiter les affaires particulières à ces pays, c’eût été une jolie corvée. Mais M. le Conseiller fédéral Frey d’abord, puis le Conseil fédéral n’ont pas jugé opportun de suivre cette voie; ils se sont fait justice et se trouvent aujourd’hui dans l’agréable situation de pouvoir attendre en parfaite tranquillité d’âme que le gouvernement oriental remplisse la formalité de déclarer terminée la mission de son ministre en Suisse.
Le vrai demandeur, c’est le gouvernement oriental; car, se considérant comme il l’affirme, offensé dans la personne de son ministre, il en est à attendre les satisfactions auxquelles il prétend, et tout me porte à croire qu’il les attendra longtemps. Nous n’avons, je le répète, aucun motif d’abréger cette attente; mais nous pouvons en avoir de la faire durer. J’en citerai deux. M. Hordenana l’intérim, le «fides Achates» de M. Nin, est intérimaire au Ministère des Affaires étrangères. Depuis près de 30 ans, il est commis principal de ce Ministère, à diriger lequel il fut appelé déjà plus d’une fois, mais pour peu de temps et comme bouche-trou, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on eût découvert la personne ministrable. Il faut espérer que cette fois encore son passage n’y sera qu’éphémère et qu’il reprendra bientôt ses fonctions de commis, dans lesquelles, c’est vrai, il pourra toujours nous être désagréable.
Un autre motif, le principal, de ne rien précipiter, c’est que la République orientale se trouve aujourd’hui en proie à une violente révolution. Le mouvement est dirigé contre le Président actuel et son parti, qui compte M. Nin parmi ses membres influents, et au moment où j’écris, nul ne peut en prédire l’issue. Si le Président actuel était renversé, il deviendrait sans doute moins difficile d’obtenir le rappel de M. Nin du nouveau gouvernement.
Veuillez excuser la longueur de ce rapport. Il m’a paru nécessaire d’entrer dans des détails, afin que vous puissiez vous rendre un compte exact de la situation et qu’il me soit possible de me conformer en tous points à vos vues. Cela est d’autant plus nécessaire que me trouvant plus loin de vous, je puis moins recourir à vos instructions et suis obligé de procéder fréquemment selon mes propres inspirations.
[...]5
- 1
- Lettre: E 2001 (A) 1652.↩
- 2
- Non reproduite; les annexes mentionnées non plus.↩
- 3
- Non reproduit.↩
- 4
- En marge à cette dernière phrase: ?↩
- 5
- Note à la fin du document: 3 annexes. P.S. J’ai bien reçu l’office du Département politique du 29 octobre [non reproduit]avec le mémorandum Nin et son rapport du 3 novembre relatant l’entretien de M. Roth à Berlin avec son collègue oriental. Les indications contenues dans ce rapport me serviront à l’occasion, malgré leur caractère confidentiel.↩
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