Bericht über die in Bogota im Gefolge der Ermordung des Vorsitzenden der liberalen Partei Kolumbiens, Jorge Gaitán, ausgelösten revolutionären Unruhen.
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 17, doc. 72
volume linkZürich/Locarno/Genève 1999
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#143* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 75 | |
Titre du dossier | Bogota, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 2 (1941–1953) |
dodis.ch/4185 Le Chargé d’Affaires de Suisse à Bogotá, E. Schlatter, au Chef du Département politique, M. Petitpierre1
J’ai l’honneur de vous communiquer ci-après un rapport sur les événements révolutionnaires qui se sont produits à Bogotá et dans le reste de la Colombie au cours de ces derniers jours:
1. Récit des événements:
Le vendredi 9 avril vers 14 heures, le bruit courut que M. Jorge Eliecer Gaitán, chef du parti libéral colombien, avait été assassiné. La nouvelle se confirma et on apprit que, sortant de son bureau situé dans un immeuble du centre de la ville vers 13 h 15, M. Gaitán fut abattu par un individu dont l’identité resta encore longtemps inconnue. Blessé par 4 balles de revolver, il fut immédiatement transporté à une clinique voisine où, malgré les soins qui lui furent prodigués, il mourut à 13 h 55. L’assassin fut lynché par la foule qui circulait nombreuse dans les rues à cette heure et son cadavre déposé sous les fenêtres du Palais présidentiel.
L’agitation populaire commença dès les premières minutes après l’attentat. En l’espace d’une demi-heure après la mort du leader libéral, la plupart des bâtiments publics de Bogotá étaient en flammes. Vers 3 heures de l’aprèsmidi, la terreur s’était abattue sur la ville. La situation ne commença à se calmer un peu que dans l’après-midi du dimanche 11 avril.
Il est très difficile de décrire en termes mesurés les événements qui se déroulèrent au cours de ces journées. Les incendies éclatèrent un peu partout dans le centre de la ville. Le feu qui avait été mis au Capitole, siège de la IX ème Conférence Panaméricaine2, a heureusement pu être éteint avant qu’il ne causât de trop grands dégâts. Par contre, le Ministère des Affaires étrangères qui venait d’être rénové à grands frais (2’500’000 pesos) en vue de la conférence panaméricaine et rétabli dans l’état original dans lequel il se trouvait à l’époque de Simón Bolívar fut entièrement consommé par les flammes; il n’en reste aujourd’hui que les murs extérieurs; on croit que toutes les archives et des trésors artistiques irremplaçables disparurent. Le Ministère de la Justice, le Ministère du Gouvernement, le Ministère de l’Education, le Palais gouvernemental du Département de Cundinamarca, l’Archevêché, la Nonciature Apostolique, l’Université Javeriana des Pères Jésuites, les bâtiments du «Siglo», journal conservateur, furent entre autres détruits entièrement. De tous ces bâtiments, il ne reste que quelques murs en ruines.
Profitant du désarroi causé par ces incendies et de l’agitation populaire qui incontestablement dès les premières minutes avait été soigneusement préparée, tous les bas-fonds de la population, les éléments de couleur et de sang mélangé, en un mot, toute la pègre qui se trouve dans une ville sudaméricaine d’un demi-million d’habitants monta à la surface et commença un pillage indescriptible de tout le centre commercial de Bogotá. En premier lieu et sur mot d’ordre passé par les stations de radio qui étaient dès les premiers instants en mains de la population, les magasins de quincaillerie furent attaqués. Le but principal était de prendre possession des armes qui s’y trouvaient et notamment des «machete»3. Le pillage s’étendit ensuite comme une traînée de poudre aux magasins qui tous disposaient de stocks importants en raison de la Conférence Panaméricaine. Une fois les magasins vidés, la foule y mit le feu. Les incendies qui en résultèrent, augmentant encore la confusion, s’intensifièrent malgré les très fortes averses de pluie qui se produisirent au cours de l’après-midi du vendredi et de la journée du samedi. Pendant toute cette période, c’est-à-dire jusque dans la nuit du samedi au dimanche, aucune autorité, ni police, ni armée, n’étaient là pour s’opposer à la destruction de la ville; mieux, la police apprenant la mort du leader libéral, fraternisa dès la première heure avec les révolutionnaires. L’unique position qui fut défendue avec acharnement et courage par l’armée était le Palais présidentiel dont environ 1 millier de soldats interdisaient l’accès. C’est grâce à ce fait que le Président Ospina Pérez resta en vie et put, par la suite, reconstituer un gouvernement.
Le soussigné, accompagné du Secrétaire de légation, put dès la matinée du 10 avril se rendre pour la première fois au centre de la ville dont une grande partie brûlait. Les rues étaient alors presque impassables [sic] en raison des débris des maisons, des trams, autobus et automobiles privées abandonnés et incendiés et des dangers d’éboulements des murs en ruines. Quelques magasins seulement avaient échappé à la destruction totale, la plupart du temps grâce au fait que leur propriétaire les avait défendus contre la violence populaire une arme à la main. Ceci fut le cas notamment d’un horloger suisse et du magasin d’un autre compatriote. Par contre, d’autres commerces appartenant à des Suisses furent entièrement ou en grande partie détruits, de même que certaines maisons ou appartements privés suisses. Il est, à l’heure actuelle, impossible de se faire une idée exacte du montant des dommages dont la Colonie suisse tomba victime.
En ce qui concerne le dommage total souffert par la capitale, on articule des chiffres dépassant 500 millions de pesos. Ceci signifiera sans doute la proclamation d’un moratoire à 100%. Jusqu’à ce jour on ne connaît pas encore le chiffre exact des morts, assassinés ou accidentés, qui se produisirent durant ces jours. On estime le nombre de ces victimes à plus de 1000. […
Ce qui frappe avant tout lorsqu’on passe en revue les événements, c’est qu’il n’y ait eu aucune initiative officielle pour empêcher le pillage et l’incendie pendant toute l’après-midi du vendredi, la nuit du vendredi au samedi et toute la journée du samedi. Certes la police s’était immédiatement acoquinée avec les pillards; certes la force armée de Colombie ne compte que 12’000 hommes, dont seulement 1500 se trouvaient à Bogotá et alentours lorsque la révolte éclata; ces forces furent concentrées autour du Palais présidentiel et du Capitole. Cependant des exemples isolés, dont j’ai mentionné quelques-uns cidessus, prouvent qu’un homme même sommairement armé, décidé à défendre sa peau et son bien était en mesure de tenir à l’écart cette foule lâche et peureuse. Il apparaît aujourd’hui comme certain que quelques tanks et une petite troupe de soldats bien armés qui auraient fait irruption dans les principales rues où se concentrait l’agitation, auraient dès vendredi pu étouffer en grande partie la révolte et éviter de cette façon le pire. On ne comprend pas et on ne comprendra sans doute jamais comment il est possible que, au moment où siégeait à Bogotá une des conférences internationales les plus importantes pour le continent américain, où toutes les républiques d’Amérique avaient délégué en Colombie leurs personnalités politiques les plus éminentes, il n’y ait pas eu un service de sûreté pour protéger au moins les principaux bâtiments publics. Comment est-il possible que le Ministère des Affaires étrangères, par exemple, la Nonciature, le Palais de Justice, aient pu être pillés et incendiés par la foule en toute tranquillité sans qu’un seul coup de fusil n’ait été tiré pour les défendre?
L’insécurité dans le pays et notamment dans la capitale persistera encore longtemps. En effet, un des premiers actes des révolutionnaires était d’ouvrir les portes des prisons; entre 2 à 3000 criminels de droit commun circulent encore aujourd’hui dans la ville. En outre, la police et même certains groupes de l’armée qui avaient passé aux révoltés ont distribué des milliers de fusils et d’armes à feu ainsi que des munitions au peuple. Depuis le moment où l’armée finalement intervint, c’est-à-dire depuis le dimanche 11 avril, les soldats patrouillent les rues pour tenter de découvrir et d’éliminer les francs tireurs cantonnés et cachés un peu partout dans la ville. La circulation est donc encore aujourd’hui très peu sûre et à tout moment le passant risque de se trouver au centre d’une petite bataille de rue dans laquelle l’armée échange des coups de feu avec des criminels armés.
Un autre aspect étonnant pour qui connaît la Colombie est la tournure anti-religieuse que prit la révolte dès ses premiers instants. On ne se bornait pas à brûler l’Archevêché et la Nonciature, la foule attaqua les églises et souvent y mit le feu ou essaya de le faire. La Cathédrale de Bogotá qui, au cours des trois dernières années, avait été rénovée à grands frais, faillit tomber la proie des flammes et ce n’est, paraît-il, que grâce aux efforts des prêtres qui, l’arme à la main, éteignirent le feu, que ce monument put être partiellement sauvé. Depuis vendredi, un prêtre ne peut se montrer dans les rues qu’au risque de sa vie. J’ai moi-même été obligé d’offrir l’asile à trois ecclésiastiques espagnols qui se réfugièrent dans ma résidence pendant la nuit du dimanche au lundi parce que le collège où ils enseignaient était sérieusement menacé et qu’ils fuyaient devant une bande d’assassins qui les poursuivaient.
2. Aspect international:
On ne peut pas attribuer aux événements de Colombie un caractère exclusivement national. Evidemment la politique intérieure menée avec une âpreté et une violence qui n’est possible que dans des pays latins, avait préparé depuis des années déjà le peuple à la révolution. C’est le même Gaitán, victime de cette propagande, qui en a été l’instigateur principal; mais ce n’est ni le parti libéral ni le parti conservateur colombiens qui ont fomenté cette révolution. L’assassinat de Gaitán n’est sans doute pas un crime politique, mais plutôt un acte de vengeance ou de haine personnelle, ou alors formait partie d’un plan soigneusement préparé par le communisme international. Le parti conservateur n’avait certes aucun intérêt à éliminer à ce moment le chef de l’opposition sachant les troubles que cette mort ne pouvait manquer de produire; n’était-ce pas M. Laureano Gómez, chef du parti conservateur et Ministre des Affaires étrangères, qui présidait la Conférence panaméricaine, n’était-ce pas le parti conservateur qui avait entièrement en mains les rênes du pouvoir4 et qui croyait voir triompher sa cause grâce à cette conférence internationale qui semblait se dérouler sous les meilleurs auspices? Ce n’était pas non plus le parti libéral qui avait un intérêt à éliminer son propre chef, quoique celui-ci eût été loin de jouir de l’appui unanime de son parti. N’étaitce, en effet, pas le parti libéral qui, au cours de près d’une centaine d’années d’histoire colombienne, avait fait de ce pays ce qu’il était; n’était-ce pas le parti libéral qui avait fait de Bogotá un centre intellectuel et de haute culture, qui avait pris l’initiative de proposer aux nations américaines de tenir la prochaine conférence panaméricaine à Bogotá et avait lancé les invitations, qui avait préparé soigneusement au cours de plusieurs années cette conférence et dont un des membres les plus éminents, M. Lleras Camargo est Directeur général de l’Union panaméricaine à Washington. Ni le parti libéral, ni à plus forte raison le parti conservateur ne professent l’anti-cléricalisme, au contraire, l’Eglise et le Clergé sont de forts atouts pour assurer l’ordre et la tranquillité dans ce pays où la religion catholique est le seul élément d’unification, le seul dénominateur commun.
Le parti communiste, au contraire, avait tout avantage à fomenter ces troubles. Il avait aussi avantage à éliminer le leader de l’extrême gauche libérale qu’il savait tenir fermement en mains les masses populaires qu’il avait su conquérir; étant un chef populaire de haute intelligence, Gaitán avec le temps pouvait devenir gênant. Le sabotage de la Conférence panaméricaine, où se discute une union anti-communiste des républiques américaines, ne pouvait servir aucun parti que celui d’extrême gauche. On peut même trouver dans les méthodes employées lors de ces troubles une preuve de la préparation et de l’action communistes: occupation dès les premières minutes des stations de radio et propagande typiquement communiste qui s’y fit, propagande qui allait jusqu’à des instructions sur la façon de fabriquer la fameuse «bombe Molotov [sic]»; offensive systématique contre les autorités et les bâtiments qui les abritaient de façon à créer dès les premiers instants le plus grand désarroi possible; offensive contre l’Eglise et le Clergé, mouvement totalement étranger à l’idéologie du peuple colombien.
On peut se demander cependant si on doit attribuer directement à des agitateurs et organisateurs étrangers la responsabilité des événements. L’accusation contre les influences de Moscou lancée nommément par le Président Ospina Pérez lors de sa première allocution au peuple colombien après que la situation ait été tant soit peu dominée pourrait faire croire que l’on possède des données précises sur l’activité soviétique en Colombie. Cependant le seul fait concret qu’il m’ait été jusqu’à présent possible de découvrir, qui pourrait confirmer cette théorie, est l’arrestation de deux citoyens russes qui ont participé en même temps que 14 autres détenus étrangers aux manifestations populaires. Par contre, la rupture diplomatique entre la Colombie et l’Union Soviétique qui avait été proclamée presque immédiatement, n’a pas encore été réalisée. La question de l’instigation par des agents de l’extérieur des troubles décrits ci-dessus doit donc pour le moment, à mon avis, rester ouverte.
Quoi qu’il en soit, les délégués à la Conférence panaméricaine, se réunissant pour la première fois dans les ruines fumantes de Bogotá décidèrent d’accomplir jusqu’au bout les missions qui leur avaient été confiées par leur gouvernement respectif et, par leur présence continue à Bogotá, de manifester leur réaction contre toute tentative de sabotage de la conférence qui pourrait être attribuée au communisme international. […
- 1
- E 2300 Bogotá/2.↩
- 2
- Inaugurée le 30 mars, la conférence se terminera le 30 avril, par la signature de la Charte de l’Organisationdes Etats américains (OEA), qui réorganise l’Union panaméricaine dont le siège reste à Washington. Sur le contenu de la Charte de Bogotá et la structure de la nouvelle organisation, cf. le rapport d’E. Schlatter au DPF du 7 mai, E 2001(E)1968/75/12.Le 30 avril est également conclue une Convention économique, cf. la lettre d’E. Schlatter du 31 mai dont le contenu est communiqué par le DPF à la Division du Commerce du DFEP, à H. Homberger, à la Division du Contentieux, des Affaires financières et Communications du DPF, ainsi qu’aux principales légations de Suisse, E 2001(E)1968/75/12.↩
- 3
- Annotation dans le texte original: «machete» est un grand couteau avec une lame très tranchante d’environ 50 cm, utilisé par les habitants des campagnes surtout et servant à tous les usages: se frayer un chemin dans la forêt vierge, tuer un cochon ou couper son pain et qui, par conséquent, peut être une arme extrêmement dangereuse.↩
- 4
- Cf. le rapport politique d’E. Schlatter du 24 mars, sur la formation, le 22 mars, d’un nouveau cabinet gouvernemental entièrement conservateur, E 2300Bogotá/2.↩