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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 21, doc. 142
volume linkZürich/Locarno/Genève 2007
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2200.41-05#1977/93#279* | |
Old classification | CH-BAR E 2200.41-05(-)1977/93 13 | |
Dossier title | Algérie Tome I (1961–1961) | |
File reference archive | B.24.11.1 |
dodis.ch/15159
Un des plus dramatiques chapitres du roman fleuve de la guerre d’Algérie s’est ouvert puis achevé de la manière la plus surprenante.
Au début de la semaine dernière, j’avais été reçu encore par le Préfet de
Police, M. Jannin, et par le Commissaire central, M. Fachot. Si le premier était resté sur une certaine réserve, le second avait montré quelque optimisme quant aux perspectives de la lutte contre ses principaux adversaires du moment: les «plastiqueurs». Pour mener à bien cette lutte, il m’assurait qu’il allait disposer incessamment des équipes spécialisées et des fonds qui lui étaient nécessaires; au demeurant, me disait-il, ces «plastiqueurs» étaient peu nombreux. Peu de jours après, le Préfet et Commissaire central étaient mis hors d’état d’agir par la révolte des «Quatre Généraux», qui laissaient le champ libre à ces mêmes plastiqueurs, aux applaudissements de milliers d’Algérois qui saluaient joyeusement la libération des contre-terroristes arrêtés ou internés et des assassins de l’avocat Popie.
La plupart des gens d’ici ne s’attendaient nullement pour le 22 avril à un coup comme celui qui a été accompli par les Généraux Challe, Zeller, Salan,
Jouhaud, etc. Bien sûr l’éventualité de réactions antigouvernementales d’éléments de l’armée française, notamment de certains régiments de parachutistes ou de la Légion étrangère, n’avait jamais été écartée; vous savez que, pour ma part, je n’ai pas cessé de l’avoir en vue. Des rumeurs circulaient d’ailleurs à ce sujet à la veille de l’événement (mon collègue espagnol en avait recueillies), mais plutôt moins qu’en d’autres occasions.
Je sais néanmoins de source certaine que le vendredi 21 avril les Renseignements généraux de la Délégation générale avaient prévenu qui de droit, au milieu de la journée, qu’un coup de force se produirait dans la nuit. Le
Général Gambiez, commandant en chef en Algérie, aurait, sur ces entrefaites, pris quelques précautions qui devaient s’avérer insuffisantes, mais la plupart des hauts fonctionaires d’Alger n’auraient pas pris l’information suffisamment au sérieux. Peut-être aussi était-il un peu tard pour poster autour d’Alger des régiments d’un loyalisme à toute épreuve?
D’ailleurs on est en général persuadé ici que le jour de la rébellion a été avancé, car on a été très frappé du fait que la première proclamation de Challe portait la date du 24, alors que l’affaire a débuté dans la nuit du 21 au 22. Voici l’explication que le Ministre d’Espagne m’a donnée: le samedi soir 22 devait avoir lieu à Alger une réunion décisive de l’organisation secrète armée (OAS à Bab-el-Oued, quartier populaire d’Alger, cela veut dire, disent les plaisantins: «Aux armes, citoyens!»), comprenant comploteurs d’Algérie et de métropole.
Les autorités ayant eu vent de cette réunion, les gens d’Alger se décidèrent à avancer la réalisation de leurs projets, présumant qu’en métropole les autres conjurés sauraient agir dès le début des opérations. Mais ce changement d’horaire ne resta pas inaperçu non plus, nous venons de le constater.
A mon collègue espagnol également, Philippe Marçais, cet excellent lettré, professeur d’arabe, que la politique a saisi pour en faire un député d’Alger-Banlieue, élu après le Treize Mai2 avec l’appui de ces groupes qui s’intitulaient ici «l’Armée», avait exposé la thèse suivante: Il serait très facile de prendre le pouvoir civil et militaire en Algérie. Si, en même temps, quelques éléments décidés s’emparaient à Paris de la personne du Chef de l’État, les Français de métropole, uniquement soucieux de leur paix individuelle, seraient incapables de réagir! Quant aux musulmans d’Algérie, bien entendu, ils accueilleraient avec satisfaction cette évolution des choses, tant au fond ils ne demandent qu’à rester Français!
C’est sur de tels raisonnements, sans «s’assurer de leurs arrières», sans peser les conséquences de leurs actes, que les conjurés semblent avoir fondé leur action. Passe pour un Jouhaud, pied noir notoire, pour un Zeller, dont le nom a été associé à tous les plans de chambardement des institutions républicaines, pour un Salan, personnage énigmatique, de réputation incertaine, poussé, a-t-on dit, par une épouse remuante, pour tels colonels encore, intoxiqués d’action psychologique à l’indochinoise, mais comment un général Challe, beau chef d’armée, un colonel Godard, officier de grande valeur, homme loyal, que, malgré sa participation vigoureuse à la bataille d’Alger de 1956–57 et son rôle au Treize Mai, l’opinion avait ménagé en général, ont-ils pu prendre une part prépondérante dans la mutinerie? C’est ce que l’avenir nous fera peutêtre comprendre. Leur attitude a été, au moins, jusqu’au bout, empreinte de noblesse et de dignité: Challe prenant toutes les conséquences de son acte en se livrant à la justice de son pays, Godard restant le dernier dans l’immeuble de la Délégation générale, dont les paras de la légion abandonnaient, le 26 aux premières heures du jour, la défense.
Si mon collègue néerlandais, dès une heure du matin le 22 avril – l’instant annoncé par les Renseignements généraux –, voyait de sa villa de banlieue passer un convoi militaire important en direction du centre d’Alger, ce n’est que vers sept heures que j’entendis moi-même quelque chose d’insolite: des cris et des klaxons «Algérie Française», auxquels on n’était plus habitué. Cependant rien de vraiment anormal ne m’apparut au centre de la ville, où je réside. Le poste de «France V» (Radio-Alger) n’émettait plus, en revanche, et, peu après, j’apprenais d’un poste métropolitain qu’Alger changeait de maîtres…
Me rendant au Consulat général, je constatais que la population débordait de joie, «Algérie française» étant scandé de plus en plus souvent et vigoureusement par les automobilistes.
J’essayai immédiatement d’atteindre le Département, pour apprendre qu’aucune communication, téléphonique, télégraphique, ou simplement postale, n’était plus possible hors d’Algérie pour les représentations consulaires.
Nos tentatives réitérées pour toucher à ce sujet la Délégation générale ou la
Direction des PTT restaient infructueuses.
Les nouvelles autorités de fait, il faut le dire, invitaient ouvertement la population à rester calme, à renoncer à toute manifestation de rues (mais à pavoiser, consigne appliquée largement dans certains quartiers résidentiels ou populaires, plus discrètement dans le centre de la ville). Pourtant, on voit apparaître comme hommes de confiance des généraux rebelles des gens de l’OAS, dont l’allure est peu rassurante.
L’exubérance tombe au fur et à mesure; l’après-midi du samedi, puis le dimanche se passent très tranquillement. C’est davantage l’ambiance d’un état de siège débonnaire que celui d’une kermesse héroïque.
Pour ma part, je m’efforce en vain, pendant ce week-end, d’obtenir des communications avec l’extérieur par l’entremise de la permanence que nous avons installée au Consulat général, avec plus de succès de rassembler quelques renseignements fondés sur ce qui se passe. Si, parmi bien des membres de la
Société helvétique de bienfaisance réunis à Bouzaréa, règne une euphorie évidente, alimentée de bobards de première grandeur (les Etats-Unis ont pris le parti des Quatre Généraux contre le communisme, les pourparlers d’Evian3, pour lesquels la Suisse a si malencontreusement prêté son entremise, sont heureusement dans le lac, etc.), les collègues et les personnes réfléchies que je vois sont, au contraire, très soucieux. Le Consul général d’Italie ne voit ainsi aucune chance de réussite à l’entreprise rebelle. Celui de Belgique considère que l’on est en pleine aventure, sentiment que, me dit-il, partageait un général qui avait vu Challe et Jouhaud et avait été passablement stupéfait de leur imprévoyance, le seul espoir de ces derniers paraissant être que leur mouvement fasse tache d’huile, ce qui est loin d’être certain pour l’heure, d’après ce qu’on croit savoir de ce qui se passe ailleurs, à Oran et Constantine, par exemple. Dans la première de ces villes, notre agent consulaire, M. R. Gehrig, m’a assuré que la population pavoisait allègrement mais que tout était normal.
Pendant que, le lundi 24, mes collaborateurs recommencent à tenter d’établir une liaison quelconque avec l’extérieur, j’ai un entretien très ouvert avec le Consul général de Grande-Bretagne, M. T. Evans, bien connu à Berne, préalablement à une conférence des chefs de poste de carrière que j’ai convoqués, comme doyen, pour le début de l’après-midi. Nos vues sont concordantes sur les problèmes urgents qui se posent au Corps consulaire: avant tout, le rétablissement de communications qui nous mettent en mesure d’accomplir notre mission consulaire normalement; le départ de quelques cargos étrangers retenus à Alger, en assurant éventuellement le départ, à leur bord, de certains de nos ressortissants bloqués ici; enfin les relations avec les autorités nouvelles, question de loin la plus épineuse.
De la part de son chef, malade, le Consul-adjoint d’Espagne vient ensuite me faire part d’une nouvelle de taille: le Général Salan a demandé au représentant de Madrid de venir auprès de lui pour recevoir une communication importante. Le Consul général a fait la sourde oreille et désire mon conseil.
Mon avis est de ne pas donner suite encore.
Les problèmes qui se posent au Corps consulaire sont examinés au début de l’après-midi. L’accord se fait vite sur quelques principes, qui sont formulés en bref dans le procès-verbal ci-joint4. Nous sommes tous d’accord pour penser qu’aussi longtemps que possible, nous ne devons pas, non seulement essayer d’entrer en contact avec les chefs rebelles, mais même nous prêter aux contacts qu’ils rechercheraient; il est fort probable que si la situation devait se prolonger, l’Algérie séparée de la métropole aurait grandement besoin de l’extérieur et qu’il n’y a, par conséquent, aucune nécessité pour nous d’apparaître auprès de ses chefs de fait en qualité de solliciteurs. Le fait que le représentant de l’Espagne partage tout à fait l’avis général est caractéristique.
Après cette séance, je rédige une lettre très ferme à la Direction centrale des PTT5, lui demandant d’assurer au Corps consulaire les communications dont il est privé. Puis je vais voir un «pied noir», qui est sous-Gouverneur de la Banque de l’Algérie, M. Delahaye, à la fois comme ami du Rotary Club et comme doyen du Corps consulaire. D’emblée il me dit que l’entreprise des généraux est insensée si ceux-ci ne se sont pas assuré l’appui de quelques hommes politiques de premier plan en métropole. Comme il n’est pas fonctionnaire, il ne croit pas pouvoir refuser sa collaboration au pouvoir de fait – il vient de discuter des affaires économiques avec le Général Zeller – pour permettre à la population de subsister. Mais, si le blocus économique et financier est rigide, la situation de l’Algérie sera désastreuse dans quelques jours. Il a tenté lui-même de téléphoner à son gouverneur à Paris, mais, s’il a pu avoir l’autorisation à
Alger, Paris n’a pas accepté la communication. La Banque de l’Algérie fera les crédits nécessaires au maintien d’une certaine activité, en imprimant des billets s’il le faut. Avec le Président de la Région économique, M. Schiaffino,
M. Delahaye tâchera de ravitailler au mieux le pays, mais s’attend d’ores et déjà aux plus grandes difficultés: faute de raffinerie, l’essence va manquer sous peu, les produits pharmaceutiques et le lait également; pour ces derniers produits,
M. Delahaye ne me cache pas que l’on espère que, fidèle à leurs traditions humanitaires, la Suisse et le CICR ne refuseront pas de les fournir, et je lui assure que je m’emploierais à cette fin, le cas échéant, du moins si je puis communiquer avec la Suisse. Notre pays pourrait aussi, suggère mon interlocuteur, assurer la transmission de nouvelles familiales. J’expose ensuite à M. Delahaye l’attitude que s’est fixée, au moins provisoirement, le Corps consulaire; un peu surpris d’abord, il comprend qu’à défaut de communication avec les Gouvernements que nous représentons, nous courrions le risque que tout contact de notre part avec les chefs rebelles soit exploité par la radio ou la presse locale à des fins de propagande, ce qui pourrait nous attirer un désaveu de nos Gouvernements.
J’en conclus que M. Delahaye saura exposer notre point de vue en haut lieu si l’occasion s’en présente. J’ajoute que la position du représentant de la Suisse est notamment délicate, du fait des éventuelles négociations d’Evian, l’entremise de la Suisse étant très mal interprétée à Alger…
Comme je demande à M. Delahaye comment, à la suite de l’arrestation ou de la disparition volontaire de nombreux hauts fonctionnaires, l’administration va fonctionner, celui-ci admet que, pratiquement, tous les titulaires de fonctions importantes . qui restent disponibles ne reprendront effectivement le travail que s’ils sont couverts par un fonctionnaire d’autorité. Il se demande aussi si M. Salah Bouakouir, secrétaire général adjoint de la Délégation, acceptera ce rôle. En mon for intérieur, je doute beaucoup de cette acceptation, car M. Bouakouir, qui est hors de toute politique, à ce que je sais, mais que je considère quand même comme un nationaliste modéré, ne voudra pas s’embarquer sur une telle galère!
Finalement, M. Delahaye relève un élément positif; les musulmans, selon lui, ont bien pris les choses et ne sont pas mécontents que l’ordre soit assuré par les «paras». Je reconnais que, selon mes constatations, le monde musulman reste calme, mais je pense que c’est simplement de «l’attentisme»; quant à leur opinion des paras, je préfère laisser tomber le sujet…
Le lendemain 25 avril, ce que m’a dit M. Delahaye m’est en grande partie confirmé par un collègue honoraire, directeur d’une grande banque d’affaires, à qui j’expose aussi l’attitude que les chefs de poste de carrière ont adoptée; il approuve pleinement cette attitude. Il revient d’Oran et, de ce qu’il me relate, je devine que si la ville d’Oran a été placée sous l’autorité des paras de la Légion, le reste de l’Ouest algérien reste en dehors du coup d’Alger, même
Sidi-bel-Abbès. Mon interlocuteur a constaté qu’après un élan de joie, les habitants d’Oran sont devenus graves et préoccupés. Sur les quatre Généraux, mon collègue exprime une opinion prudente, mais au fond très sévère; il estime qu’ils n’ont pas vu du tout les risques énormes qu’ils prenaient.
Comme M. Delahaye, il pense que les milieux musulmans ne sont pas mécontents des événements qui viennent de se produire…
Ayant été récemment en Tunisie, mon collègue, qui connaît toutes les hautes personnalités de ce pays, rapporte une impression favorable de ses entretiens.
Il juge que les dirigeants de ce pays sont surtout inspirés par l’idéologie républicaine française et aspirent à un genre de vie occidental. Il s’est intéressé vivement aux méthodes «coopératistes» qui sont tentées en Tunisie. Ayant apprécié lui-même le succès de telles méthodes dans les pays scandinaves, notamment en Finlande, il croit que la Tunisie est sur la bonne voie, mais que, pour tenir compte des grandes différences entre les populations des deux pays, les méthodes devront être plus autoritaires. A ce qu’on lui a dit en Tunisie, les hommes du GPRA, quelles que soient d’ailleurs leurs divergences, ne seraient pas revenus de leurs voyages enchantés des méthodes communistes et pencheraient beaucoup pour des solutions du genre de celles qu’introduit la Tunisie.
Il ne faut cependant pas mésestimer l’action communiste en Algérie; certaines couches populaires y sont plus sensibles qu’à celle du FLN; à ce qu’il sait, une bonne part des troubles qui se sont produits à Oran étaient d’origine communiste. Il faut faire remonter cette influence communiste au moment où la France, prenant sa place dans la coalition occidentale, s’est refusée à un «neutralisme» en échange duquel l’URSS l’aurait laissée tranquille en Algérie.
L’après-midi, j’avais de nouveaux contacts avec d’autres collègues. Le
Ministre des Etats-Unis et son premier collaborateur, le Consul général de
Belgique, celui de Norvège, exprimaient un pessimisme accru. Le premier me recommandait vivement de demeurer très ferme au cas où l’un ou l’autre des chefs voudrait entrer en relation avec moi. Il avait reçu la visite de M. Lauriol, député d’Alger-Banlieue, qui avait tenté auprès de lui une longue justification de l’intervention de Challe et de ses complices; après l’avoir écouté attentivement, mon ami Lyon devait lui répondre que cet exposé, aussi captivant fût-il, n’avait aucun intérêt pour le Gouvernement américain, puisqu’il était hors d’état de le transmettre à Washington. M. Lauriol tombait des nues en apprenant qu’aucun consul ne pouvait communiquer avec les autorités de son pays, ce qui ne l’empêcha pas de reprendre son bâton de pélerin pour essayer de prêcher la bonne parole au Consul général d’Allemagne.
Plusieurs de mes collègues avaient assisté peu ou prou, la veille au soir, à la manifestation organisée au Forum par les Généraux. Selon leur avis, il n’y avait pas plus de 15 à 20’000 personnes et ils n’avaient aperçu aucun musulman.
Leur opinion unanime, que je partageais, était que les musulmans étaient résolument opposés à ce mouvement et que leur calme ne traduisait qu’une position d’attente dont on ne pouvait savoir ce qu’elle recouvrait réellement.
En fin d’après-midi, mes délégués à Alger venaient au Consulat général, où je les avais convoqués pour un échange de vues, sur la situation dans l’ensemble, et les mesures à prendre en particulier pour venir en aide à nos compatriotes.
La réunion fut assez brève, car l’un des délégués, M. Maillard, avait appris, d’une source qui devait s’avérer excellente, que des bagarres éclateraient pendant la nuit entre partisans du Général de Gaulle et ceux des Généraux mutins.
On commençait, en effet, à percevoir que les choses se gâtaient sérieusement dans le camp des Généraux d’Alger. Mais comment croire qu’en peu d’heures tout serait fini, après quelques péripéties rapides, les chefs de la rébellion abandonnant la lutte presque sans coup férir et prenant la fuite plus ou moins élégamment, les paras aux bérets rouges ou verts se dispersant aux quatre vents, dans l’obscurité, devant les gendarmes et les troupes du contingent convergeant sur le cœur de la cité?
De mon balcon d’hôtel, j’assistais au flux vers le Forum puis au reflux de centaines d’Algérois, que la radio rebelle avait, à toute extrémité, appelés au Forum selon la bonne tradition des émeutes locales; j’entendais quelques coups de feu, constatais quelques bousculades entre gendarmes et jeunes
Algérois, apercevais les blindés de gendarmerie qui, remplaçant ceux des paras, occupaient peu à peu les points stratégiques d’Alger, tout en suivant jusque tard dans la nuit les récits haletants qui se succédaient aux postes métropolitains de radio…
A l’heure où je vous écris, j’ignore encore bien des faits qui se sont déroulés dans le Grand Alger au cours de ces journées. On s’est davantage battu qu’on ne l’a dit et il a coulé plus de sang qu’on ne l’admet, à ce que j’apprends. Cependant il n’y a pas eu de coups de feu au Forum, comme on l’a écrit; plusieurs témoins occulaires me l’ont assuré. Les scènes qui se sont déroulées sur ce haut lieu d’Alger ont eu des côtés comiques, voire franchement grotesques… On a vu ainsi des Généraux dans l’impossibilité de haranguer la foule, faute de micro, un Général Zeller errant, désemparé, de groupe en groupe, d’étranges chassés-croisés entre CRS et parachutistes de la Légion étrangère.
Au lendemain de cette nuit mélodramatique, Alger était redevenue loyale.
La grande majorité des musulmans, cette fois-ci, ne cachaient pas leur joie, que partageaient beaucoup de métropolitains, mais peu d’Algérois d’origine, la plupart des «pieds noirs» tombant rudement du haut de leurs folles illusions dans un amer désespoir. Le concierge européen de mon hôtel m’avait, lui, salué d’un grand. sourire, en disant: «Et la comédie continue…»
Un jour prochain, j’aurai peut-être encore quelques détails à ajouter à cet exposé, qui est trop copieux, je m’en excuse, n’ayant pas le temps de le reprendre.
Je chercherai surtout à tirer la leçon de ce chapitre d’histoire algérienne qui se termine, je crois (ce sera ma première conclusion), par un éclatant succès pour de Gaulle, dont l’autorité s’est affirmée au-delà de ce qu’on pouvait attendre et dont le prestige auprès des musulmans a tellement grandi en ces derniers jours qu’il pourrait, en exploitant sans tarder sa victoire, s’engager dans les négociations en vue avec de grandes chances d’obtenir pour son pays la moins mauvaise paix. Ainsi, la plus récente des «affaires» d’Alger aurait finalement pour conséquence de hâter la solution du problème algérien, sous la forme de l’indépendance, cela semble plus que jamais inéluctable, mais en association avec la France, comme le désire le Chef de l’Etat et comme il est, à mon sens, souhaitable dans l’intérêt commun.
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Colonization and Decolonization