Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 21, doc. 19
volume linkZürich/Locarno/Genève 2007
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#797* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 353 | |
Dossier title | Paris, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 112 (1958–1958) |
dodis.ch/15014
Entretien avec le Général de Gaulle
Lorsque le Général de Gaulle a pris le pouvoir, j’ai éprouvé quelques scrupules à me précipiter pour obtenir une audience de sa part. J’ai considéré qu’étant donné sa charge écrasante il y avait une certaine discrétion à observer à son égard. Maintenant toutefois qu’il a réussi à établir les bases de son action gouvernementale, le moment m’a paru venu d’aller le voir. J’ai donc sollicité il y a quelques jours un entretien avec lui par l’entremise du Ministère des
Affaires étrangères. Cet entretien me fut rapidement accordé. Il a eu lieu ce matin et j’ai l’honneur de vous en rendre compte ci-après.
Le Général de Gaulle devait me recevoir à midi à l’Hôtel Matignon. J’y suis arrivé quelques minutes avant l’heure. Dans son antichambre, bourrée de monde, j’ai été reçu par le Colonel de Bonneval, son fidèle adjudant. A midi précis, je fus introduit dans le bureau du Président du Conseil: un salon du premier étage donnant sur le jardin doré par le soleil d’automne. Le contraste était saisissant entre l’agitation de l’antichambre, où plusieurs secrétaires, se préparant à faire rapport au Général sur la réaction des journaux après sa conférence de presse, mettaient fébrilement de l’ordre dans leurs dossiers, et le calme qui régnait dans cette pièce harmonieuse aux belles boiseries, à laquelle de grandes tapisseries donnaient un air de majesté.
Le Général était assis derrière une grande table placée de coin, face à la lumière et chargée de peu de papiers. Il se leva pour me recevoir et son accueil fut très cordial. A le voir de près, on est d’abord frappé par l’énormité de son grand corps, un peu flasque, par ses traits plutôt mous, par ses oreilles démesurées, par son nez dont les caricaturistes exagèrent les dimensions, mais qui alourdit son visage, par sa petite bouche et son menton peu accentué. De cet ensemble ne se dégage pas une impression martiale. Il n’a pas le physique du militaire comme l’avaient Foch ou Pétain. Mais pourtant une autorité naturelle se dégage de sa personne. Il a beaucoup d’aisance. Sa parole est lente, mais les termes qu’il choisit sont toujours extrêmement précis. Ce qui m’a fait le plus d’impression en lui est l’humanité de son regard et de son sourire. Il n’a rien de cassant. Son expression est un peu lointaine. Il paraît las et fatigué, non pas intellectuellement, mais physiquement.
Les premières paroles échangées furent les amabilités d’usage, au cours desquelles le Général de Gaulle me déclara que dans le monde bouleversé d’aujourd’hui la Suisse représentait un îlot de calme et de raison. Elle a le privilège de ne pas connaître de divisions intérieures. Elle dispose de tous les éléments, y compris les moyens matériels, pour poursuivre sa voie. «Je vous prie – a-t-il ajouté – de transmettre mes compliments au Conseil fédéral.»
Le Général de Gaulle poursuivit en me demandant abruptement «que pensez-vous de la zone de libre échange?» «C’est justement – lui répondis-je – une des deux questions dont je me proposais de vous entretenir».
Conformément à vos instructions, je lui fis part de vos inquiétudes concernant les difficultés que rencontre une entente sur la zone de libre échange. Je lui ai exposé notre position et les préoccupations que nous cause la perspective de l’entrée en vigueur du Marché commun sans une forme de collaboration avec les pays de l’OECE ne faisant pas partie de la communauté2. Je lui ai déclaré que la Suisse, qui achetait des six pays beaucoup plus qu’elle ne leur revendait, ne pouvait accepter que ses produits y soient l’objet d’une discrimination. J’ai mis en évidence les dangers d’une division de l’Europe en deux groupes: les pays du Marché commun et les autres, division qui compromettrait la coopération instituée au sein de l’OECE.
J’ai eu l’impression que mes arguments se heurtaient à un mur. Le Général de Gaulle m’a longuement répliqué que le projet de la zone de libre échange, tel qu’il était conçu par la Grande-Bretagne, était inacceptable pour la France. Celle-ci ne pouvait admettre que les produits du Commonwealth aient libre accès sur le Marché commun. La Grande-Bretagne voulait tout avoir, et cela n’était pas possible. Pour la France ce ne sont pas les relations avec la Suisse qui soulèvent des difficultés, mais celles avec l’Angleterre.
Avec la Suisse une entente devait pouvoir se faire. «Vos produits – ajouta le Général de Gaulle – paient aujourd’hui des droits d’entrée dans les six pays; s’ils ont des droits de douane à payer à l’entrée du marché commun, il n’y aura rien de changé…»
Je vis alors que le chef du Gouvernement n’avait pas compris ce que nous appelions, la discrimination de nos produits. Je m’efforçai de le lui expliquer.
J’insistai aussi sur le fait que la zone de libre échange n’était pas seulement une question qui intéressait l’Angleterre, mais qu’elle intéressait également la
Suisse et que celle-ci y attachait une grande importance. «Pour moi – reprit le Général de Gaulle – si, comme cela paraît probable, une entente n’a pu intervenir au sujet de la zone de libre échange d’ici le
1er janvier, date d’entrée en vigueur du Marché commun, la solution consisterait pour les six pays du Marché commun, à conclure ensemble des accords séparés avec les pays qui n’en font pas partie, tels que la Suisse, l’Autriche, les pays scandinaves, etc.»
Je rétorquai que de tels accords signifieraient un retour au bilatéralisme d’avant-guerre, avec tous ses inconvénients. Les efforts déployés depuis un certain nombre d’années pour en sortir auraient été faits en vain et l’on porterait atteinte aux résultats déjà enregistrés.
Je n’ai cependant pas le sentiment d’avoir ébranlé le Général de Gaulle, dont la position semblait bien arrêtée. Il clôtura cette première partie de notre entretien en me demandant quelle était la seconde question dont je voulais lui parler.
Conformément également à vos instructions, j’abordai alors le sujet de l’engagement des mineurs dans la Légion étrangère3. Je lui dis que cette question pesait lourdement sur nos relations. Depuis longtemps nous demandions que les dispositions nécessaires fussent prises afin que les ressortissants suisses de moins de vingt ans, donc mineurs d’après notre législation, ne soient plus enrôlés dans la légion. Ces interventions n’avaient jusqu’à maintenant pas abouti. Au cours de ces dernières années, étant donné la guerre en Algérie, nous n’avions pas poursuivi plus loin cette affaire, comprenant que le moment était peu opportun. Néanmoins, elle provoque de vives réactions dans notre opinion publique. Je tenais donc à ce que le Général de Gaulle sache l’importance qu’elle représente pour nous.
Manifestement la question était nouvelle pour le Général. Il m’écouta avec attention et me demanda si ces mineurs étaient nombreux. Sur ma réponse affirmative, il me dit qu’il prenait note de ma démarche.
Nous abordâmes alors le problème de l’Algérie 3. Comme je demandais au Général de Gaulle s’il était satisfait de sa conférence de presse, il me dit en souriant: «La question n’est pas là; je ne tenais pas cette conférence pour ma satisfaction personnelle.» Il ajouta qu’il y a quelques mois, on ne voyait pas d’issue au conflit algérien, mais que maintenant on percevait une petite porte.
Cela était déjà un progrès. Mais parviendra-t-on à la passer? «Voyez-vous – me dit-il – tout est toujours très exagéré avec les Arabes. Ils sont exagérés dans leurs prétentions. Ils exagèrent aussi leurs possibilités. Lorsque Nasser parle avec orgueil du Canal de Suez, il oublie que celui-ci a été creusé par les Français et entretenu pas les Américains. Lorsque les Irakiens parlent avec fierté de leur pétrole, ils oublient qu’il a été découvert et exploité par les Français et par les
Anglais. Les Arabes n’ont jusqu’à maintenant rien fait par eux-mêmes. Ils ont beaucoup à apprendre, mais ne l’admettent pas volontiers. Il en est de même avec les Arabes d’Algérie.»
Son ton, en prononçant ces paroles, avait quelque chose de désabusé. C’était comme s’il venait de subir une déception à cet égard.
Comme je m’apprêtais à me retirer, le Général de Gaulle me dit: «toutes les fois que vous aurez une question à me soumettre, je serai heureux de vous recevoir» et il prit congé de moi d’une façon très aimable.
- 1
- Lettre: E 2300(-)1000/716/353.↩
- 2
- Cf. table méthodique: III. Relations multilatérales du présent volume.↩
- 3
- Sur cette question, cf. le DDS, vol. 21, doc. 48 et la Réponse à l’interpellation Schütz du 17 mars 1959, du 19 juin 1959, E 2800(-)1967/59/41 (dodis.ch/10698), la lettre de V. Nef à M. Petitpierre du 11 juillet 1959, ibid. (dodis.ch/15126), le rapport de R. Godet sur L’enrôlement des Suisses dans la Légion étrangère pendant l’année 1959 du 10 février 1960, ibid. (dodis.ch/15128), ainsi que la Note de dossier de J. Zwahlen du 15 mai 1961, E 2001(E)1976/17/435 (dodis.ch/15129).↩
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