Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 20, doc. 95
volume linkZürich/Locarno/Genève 2004
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#858* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 379 | |
Titre du dossier | Rabat, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 1 (1951–1959) |
dodis.ch/12037
Ayant pu enfin effectuer une première tournée de visites protocolaires2, j’ai l’honneur de vous faire part de mes impressions et de quelques renseignements recueillis ces derniers jours à Rabat.
Le Président du Conseil, M. Bekkaï, m’a fait l’éloge de la Suisse. Il m’a déclaré que son désir serait de copier notre pays dans plusieurs domaines: 1) celui de la neutralité (!) que justifierait, à son avis, la position géographique du Maroc entre l’Est et l’Ouest, 2) sa conception des devoirs civiques et militaires, 3) le système de notre armée, 4) notre organisation de tourisme. Le Vice-Président du Conseil, M. Zeghari, Ministre de la Défense nationale, qui est venu se joindre à notre entretien, m’a parlé de la Suisse avec beaucoup de sympathie et une grande admiration; il a de nombreux amis en Suisse et il a participé, avant la composition du nouveau Gouvernement, à une délégation officielle qui, dans notre pays, a été en contact avec les milieux agricoles et forestiers. J’ai profité de cette ambiance favorable pour relever l’intérêt qu’il y aurait à dissiper les inquiétudes qui se manifestent depuis les événements de Meknès3 parmi nos compatriotes, en examinant leurs demandes d’indemnité le plus rapidement possible, et M. Bekkaï m’a promis la plus grande bienveillance à ce sujet.
L’Ambassadeur de Grande-Bretagne venait de recevoir un télégramme du Foreign Office résumant les déclarations faites, le 4 décembre, par le commandant en chef de l’armée égyptienne sur les accords militaires existant entre Le Caire et les autres pays arabes et les raisons pour lesquelles l’armée égyptienne aurait dû se «retirer» devant la menace israélienne d’un côté et la menace franco-britannique de l’autre. Le Foreign Office et mon collègue considéraient ces déclarations comme la meilleure preuve que l’intervention franco-britannique était non seulement justifiée mais qu’elle a empêché, en faisant crever un abcès considérable, une guerre généralisée dans le Proche-Orient. Aussi son Ambassade s’est-elle empressée de diffuser ces déclarations égyptiennes dans le corps diplomatique et les milieux marocains.
Un autre son de cloche m’est parvenu du côté irakien. L’Ambassadeur de ce pays, qui semble pourtant s’efforcer de voir les choses calmement, estime que tout le mal au Proche-Orient vient de la question palestinienne. La grave erreur de l’Occident serait, selon lui, de n’être pas resté au projet primitif de créer ou d’admettre en Palestine un «foyer juif», mais d’avoir installé un «Etat juif» auquel l’Occident a donné non seulement les moyens de s’organiser sur le plan économique – ce qui eût été parfaitement toléré – mais aussi sur le plan militaire en lui fournissant des armes, alors que la soi-disant menace constante des pays arabes n’était qu’un moyen de propagande. Ce serait, toujours d’après mon interlocuteur, cette question juive qui, comme le couteau dans la plaie, irriterait constamment les pays arabes. La création de l’Etat d’Israël devait, dans l’esprit de l’Occident, contre-balancer les velléités d’un bloc arabe. Elle a, au contraire, provoqué un rapprochement entre musulmans du Proche-Orient que ni l’Egypte, ni la Ligue Arabe n’auraient obtenu à eux seuls. Aucun des pays arabes ne suivrait de bon cœur les directives de Nasser. Toutefois, entre Nasser et Israël, c’est tout de même à l’Egypte que va la préférence. L’Ambassadeur d’Irak pense que personne, à part peut-être le leader égyptien, n’a la prétention d’exiger que les Juifs quittent la Palestine, mais la solution serait d’obliger Israël à désarmer en lui donnant, en revanche, des garanties satisfaisantes contre toute attaque du côté arabe.
L’Ambassadeur de Tunisie me paraissait assez optimiste sur le développement de la situation en Tunisie. L’affaire de l’avion des Algériens4 a eu moins de répercussions à Tunis qu’à Rabat et les pourparlers avec la France se poursuivent plus aisément. En ce qui concerne la situation intérieure, l’Ambassadeur constate que la Tunisie a certainement beaucoup moins de difficultés que le Maroc à assurer dans l’administration les cadres souhaitables dont une partie était déjà en place quand la Tunisie a obtenu son indépendance.
L’Ambassadeur de Belgique est surtout préoccupé de la sécurité de ses ressortissants travaillant au Maroc dans les mines ou comme agriculteurs. Il était encore sous l’influence du rapport que lui avait fait un de ses collaborateurs rentrant d’une inspection dans la région d’Oujda. J’ai expliqué les raisons de ces inquiétudes dans ma lettre du 3 décembre à la Division des Affaires politiques5. Comme je crois pouvoir, d’après mes renseignements à Rabat et les nouvelles que j’ai de la campagne, constater une nette amélioration de la situation, je ne partage pas entièrement son appréciation pessimiste de l’avenir.
L’Ambassadeur d’Italie m’a parlé des bases américaines. Il avait vu M. Balafrej la veille; celui-ci opposait à la thèse française de la cession parfaitement correcte par la France des aérodromes aux Américains, la thèse marocaine relevant que le Maroc n’avait pas été consulté au moment de la cession de ces terrains et qu’il n’existait aucun document informant le Gouvernement marocain de ces transactions. Le Maroc pourrait donc théoriquement faire usage de son droit d’expropriation. On ne veut pas toutefois aller jusque-là, mais ce serait dorénavant une affaire à traiter entre le Maroc et les USA, avec ou sans le consentement du Gouvernement français. – Etant donné le travail qui occupe de nombreux Marocains dans ces bases et l’avantage financier que le Maroc pourra, par des arrangements raisonnables, en tirer, nous étions de l’avis, le Baron Bova Scoppa et moi, que cette question n’offrirait pas de sérieuses difficultés.
L’Ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique, M. Cavendish Canon, qui a été en poste à Damas et à Athènes avant de venir à Rabat, a sur le problème du Proche-Orient des appréciations qui me paraissent justes et compréhensives. Il reconnaît que de grandes fautes ont été commises dont un manque de cohésion entre les puissances occidentales amenant des répercussions regrettables. A son avis, la Ligue arabe n’est qu’une façade. Elle est actuellement dominée par l’Egypte. D’autre part, Israël est devenu relativement très puissant sur le plan militaire et ces deux antagonismes expliquent en grande partie les difficultés dans le Proche-Orient. M. Cavendish Canon estime que le Président Eisenhower s’est montré très courageux en demandant, juste avant les élections, aux Franco-Britanniques et à Israël de cesser le feu, car il aurait pu craindre la réaction des nombreux électeurs israélites en Amérique. – En ce qui concerne les rapports entre les USA et le Maroc sur le plan économique et financier, l’Ambassadeur m’a confirmé que Washington ne désirait pas mettre le doigt dans l’engrenage franco-marocain et avait nettement fait comprendre au Gouvernement chérifien qu’il devrait s’entendre avec la France et compter sur elle avant tout. Les USA ne peuvent qu’envisager une aide complémentaire (M. Balafrej, dans une interview de presse donnée à son retour des Etats-Unis, a parlé du «principe d’une aide américaine admis à Washington») dans le cadre de l’appui donné chaque année à d’autres pays. L’Ambassade à Rabat, de son côté, a simplement demandé au Gouvernement américain de réserver, d’ores et déjà, une certaine somme au cas où, en 1957, cette aide au Maroc se révélerait justifiée. En attendant, des experts américains sont actuellement sur place: le chef de la division «Afrique» de l’administration de coopération internationale, et deux économistes du Département d’Etat. Il semblerait cependant que les USA préféreraient de beaucoup ne pas avoir à accorder au Maroc des crédits spéciaux, ni à envoyer ultérieurement des spécialistes qui auraient à assumer certaines responsabilités. Aussi recommandent-ils au Maroc de demander conseil aux experts d’autres pays, par exemple, disent-ils, au Ministre des Finances suisse, aux spécialistes du Gouvernement hollandais pour des questions maritimes, etc., estimant qu’une coopération internationale technique serait utile et admettant l’idée que le Maroc désirerait ne pas dépendre uniquement de la France. M. Cavendish Canon m’a demandé si l’un ou l’autre des experts américains actuellement au Maroc pouvait venir me consulter, étant donné ma connaissance du pays. Je lui ai répondu prudemment que je ne me sentais pas compétent, mais que je m’entretiendrais volontiers avec eux à l’occasion, s’il le désirait. L’Ambassadeur des Etats-Unis et la délégation américaine ont été, comme la plupart des gens, favorablement impressionnés par l’exposé sobre fait par M. Bouabid, Ministre de l’Economie nationale, le 3 décembre devant l’Assemblée nationale consultative, exposé qui fait l’objet d’une communication séparée6, mais ils trouvent qu’en général les dirigeants marocains sont encore très jeunes et ne semblent pas être toujours au courant des besoins réels du pays.
A l’Ambassade de France où M. Lalouette, Ministre plénipotentiaire, chargé d’affaires a. i., a tenu à m’offrir un déjeuner, j’ai eu des informations qui confirment la détente que je vous ai signalée dans ma dernière lettre7. M. Lalouette rentrait d’une tournée au Maroc qui avait pour but d’expliquer aux Français la situation et de leur demander de rester dans le pays et d’avoir confiance. Le résultat semble avoir été satisfaisant. Il paraît aussi, d’après M. Lalouette, que le Gouvernement marocain se rend compte de sa faiblesse sans la France. Les déclarations du Prince impérial, de retour des Etats-Unis, confirment cette impression. Il s’agit maintenant d’éviter de nouveaux heurts et, d’après mon interlocuteur français, de guider et d’aider le Maroc «comme un adulte guiderait un enfant». M. Lalouette m’a déclaré à peu près dans les mêmes termes dont je me suis servi lors de notre entretien à Berne «qu’une page était tournée et que les Français du Maroc devaient se rendre compte qu’ils avaient maintenant une nouvelle mission à accomplir». Paris et l’Ambassade sont fermement décidés à appuyer dorénavant dans toute la mesure du possible le Sultan, la meilleure carte à jouer.
Le Ministre marocain des Affaires étrangères, M. Balafrej, que j’ai vu en dernier lieu, vient de me confirmer ce qui précède en ce qui concerne l’aide américaine et la détente intervenue dans les rapports avec la France. Les experts français sont arrivés, les pourparlers commencent. La «bouderie» doit cesser, a-t-il ajouté, en employant un mot déjà prononcé par le Prince Héritier. La France a des intérêts trop importants au Maroc et le Maroc un intérêt trop considérable à maintenir des relations amicales avec les pays occidentaux, notamment la France, pour ne pas souhaiter la fin des heurts et des malentendus.
J’ai eu également des entretiens avec le Ministre de l’Intérieur et le Ministre de l’Agriculture, qui m’ont confirmé le désir du Gouvernement marocain d’assurer la sécurité de nos compatriotes au Maroc et d’examiner avec une grande attention les demandes d’indemnisation.
Les problèmes évoqués par les représentants des nations les plus divers reflètent les principales préoccupations de leurs pays, mais aussi celles du Maroc qui se tourne, pour des raisons d’ordre sentimental, vers l’Orient et, pour des raisons d’ordre matériel, vers l’Occident. Ce dilemme se pose dans la vie privée de chaque famille marocaine et ne facilite pas toujours les choses.
Connaissant l’intérêt que vous, M. le Conseiller fédéral, et le Département politique portent aux Suisses à l’étranger, je ne voudrais pas terminer ce rapport sans vous confirmer que la situation s’est améliorée et que nos compatriotes résidant dans la région de Meknès, particulièrement touchés par les événements du mois d’octobre, semblent maintenant plus rassurés. Après avoir parlé des membres du Cercle Helvétique de cette ville qui sont obligés de partir, le comité, dans son communiqué pour le «Bulletin Suisse» écrit, le 7 décembre: «M. de Tschudi par sa présence a réconforté les autres membres de notre cercle dont les idées, quelquefois pessimistes étaient sans doute prématurées, et nous remercions notre Ministre de l’œuvre éminemment utile qu’il a accomplie en prodiguant ses conseils et ses recommandations à chacun d’entre nous».
- 1
- E 2300(-)-/9001/379.↩
- 2
- Ch. de Tschudi est le premier représentant diplomatique de la Confédération suisse auprès de l’Etat marocain, qui a recouvert son indépendance le 2 mars 1956. Le Conseil fédéral a reconnu le nouveau statut du Maroc le 15 mai 1956, cf. PVCF No 816 du 15 mai 1956, E 1004.1(-)-/1/589 (dodis.ch/11023). Ch. de Tschudi a été nommé par le Conseil fédéral le 23 octobre 1956, cf. PVCF No 1793 du 23 octobre 1956, E 1004.1(-)-/1/594.↩
- 3
- Sur ces événements, cf. le rapport de Ch. de Tschudi à M. Petitpierre du 8 novembre 1956, E 2001(E)1970/217/301.↩
- 4
- Sur cet événement, cf. DDS, vol. 20, doc. 94.↩
- 5
- Cf. E 2001(E)1970/217/301.↩
- 6
- Non retrouvée.↩
- 7
- Cf. note 3 du présent document.↩
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