Classement thématique série 1848–1945:
2. RELATIONS BILATÈRALES
2.2.BULGARIE
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 14, doc. 321
volume linkBern 1997
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#992* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 434 | |
Titre du dossier | Sofia, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 6 (1943–1943) |
dodis.ch/47507
J’ai l’honneur de vous donner aujourd’hui des renseignements sur la situation militaire vue de Sofia et sur les mesures prises pour évacuer la population juive des régions récupérées de la Thrace et de la Macédoine.
A l’occasion du deuxième anniversaire du pacte tripartite, des télégrammes affirmant la solidarité existante entre la Bulgarie et les puissances de l’Axe et la foi dans leur victoire ont été échangés entre le Roi Boris et le Chancelier du Reich, le Roi d’Italie et l’Empereur du Japon, ainsi qu’entre M. Filov, Président du Conseil, d’une part, MM. von Ribbentrop, Mussolini et Tojo d’autre part.
Une personne bien informée et qui a son franc parler (il s’agit du frère du Maréchal Goering, M. Albert Goering, directeur Général des Skodawerke et de la fabrique d’armes Brünn S.A. à Prague), de passage à Sofia, m’a dit que d’une longue conversation avec le Chef de l’Etat, il a gardé l’impression que le Roi Boris, malgré les revers subis par les armées allemandes en Russie et en Afrique du nord, continue à avoir confiance: l’Axe vaincra. Le Ministre de la Guerre n’est pas moins affirmatif, mais il a avoué qu’il aurait un urgent besoin de deux à trois cents chars d’assaut dont l’armée bulgare serait dépourvue. Suivant le même informateur, le bombardement de villes bulgares par des avions anglo-américains est une éventualité dont il serait prudent de tenir compte.
Conformément aux instructions de la Division des Intérêts Etrangers2, j’avais prié le Gouvernement Bulgare de surseoir à la déportation des Juifs, si elle devait être envisagée, pour permettre au Gouvernement Britannique d’augmenter si possible le nombre des Israélites bulgares admis en Palestine. Depuis une semaine environ, une razzia, effectuée en Thrace et en Macédoine a réuni tous les Juifs de ces régions, qui ont été transportés dans des camps de concentration à l’intérieur du pays. Il s’agit d’environ 12000 personnes.
J’ai eu ce matin une conversation qui a duré environ 3A d’heure avec M. Filov, Président du Conseil. Après lui avoir exposé la question et demandé que les enfants de ces familles soient réunis à Sofia pour être envoyés les premiers en Palestine, j’ai fait appel à ses sentiments d’humanité pour qu’il empêche la déportation de ces Juifs en Pologne où ils risquent d’être voués à un sort tragique.
Pour la première fois depuis que j’entretiens des relations avec le Gouvernement Bulgare, j’ai eu l’occasion de constater une réaction aussi prompte qu’énergique, quoique M. Filov soit l’homme le plus aimable et le plus souriant du monde.
«Comment pouvez-vous parler d’humanité lorsque des villes qui n’ont aucune utilité militaire, pas de casernes et pas de fabriques intéressant l’industrie de guerre sont bombardées. Les mesures que le Gouvernement Bulgare s’est vu obligé de prendre et qu’il n’avait pas, jusqu’à présent, l’intention de décréter lui ont été dictées par les circonstances. On ne peut plus parler d’humanité au moment où les avions de nos ennemis tuent sans discernement femmes et enfants et sèment ainsi au hasard la mort et la destruction. On nous oblige à faire une guerre totale: nous devons vaincre ou mourir. L’Allemagne et la Bulgarie elle-même ont besoin de main-d’œuvre. Nous la prenons où nous la trouvons. Par leur attitude, les Juifs de Bulgarie sont contraires aux intérêts de l’Etat. Ils constitueraient même un grand danger si la Bulgarie devenait théâtre de guerre. Nul ne sait ce que l’avenir réserve. Il est possible que le second front, dont on parle tant, ne soit pas créé dans les Balkans, mais rien ne nous permet d’affirmer que ce danger n’existera jamais. Nous devons prendre nos précautions. Pour ce motif, je regrette de ne pouvoir accéder à votre demande: les Juifs évacués de la Thrace et de la Macédoine seront envoyés en Pologne, où ils seront occupés soit dans des fabriques, soit dans les organisations Todt. Jusqu’à présent, le Gouvernement n’a pas encore pris de décision quant aux Juifs résidant dans la vieille Bulgarie, mais je ne puis pas vous affirmer qu’une décision de cet ordre ne sera jamais prise. Nous indiquerons les Juifs que nous pourrons laisser partir pour la Palestine, ceux que nous conserverons ici et ceux que nous enverrons dans le Gouvernement Général. Les Juifs qui resteront en Bulgarie seront mobilisés et travailleront également dans des organisations semblables à l’organisation Todt en Allemagne. Sur ce sujet, je ne peux rien vous dire de plus. Vous savez vous-même combien nous avons cherché, jusqu’à présent, à laisser à chacun sa liberté, cette liberté si chère aux Bulgares, mais nous sommes actuellement à une époque où la raison d’état prime sur tout et où le Gouvernement a le devoir de veiller sur la sécurité de l’ensemble de la nation. Je suis le premier à déplorer certaines décisions auxquelles nous avons dû nous arrêter, mais j’affirme que le traitement que nous réservons aux Juifs de Bulgarie est plus humain que celui qui consiste à massacrer du haut du ciel une population qui vaque tranquillement à des occupations non militaires.»
M. Filov ajouta encore que d’autres pays comme la Croatie, la Slovaquie, la Roumanie3 etc., ont pris les mêmes mesures. Seules l’Italie et la Hongrie ont résolu de trouver une autre solution au problème juif. Je fis remarquer que, si je suis bien informé, la Roumanie aurait également désisté de son intention d’envoyer ses Juifs en Pologne. M. Filov répliqua qu’il a reçu, à la fin de l’année dernière, des renseignements diamétralement opposés et qu’il n’y aurait presque plus de Juifs en Roumanie.
J’ai ensuite prié M. Filov de m’informer si les évacuations ordonnées touchaient seulement les Juifs ou aussi les autres étrangers établis en Macédoine. M. Filov m’a répondu que seuls les Juifs seront évacués. Les étrangers, qui devaient adopter la nationalité bulgare jusqu’au 1er avril de l’année courante ou quitter la région ont maintenant jusqu’au 1er novembre pour se décider. Quant aux autres étrangers, qui ne sont pas originaires de ces régions, ils ne seront pas inquiétés et pourront continuer à y résider.
Passant à un examen général de la situation, M. Filov ajouta qu’il est absolument nécessaire que l’Europe se ligue contre le bolchevisme et pour cela, il faut que l’Allemagne vainque les armées russes. Du reste, si les mois à venir ne lui permettaient pas de redresser la situation, le communisme pourrait éclater en Europe sans que les soldats russes s’en mêlent. Nul ne sait quels seront les prochains théâtres de guerre. La Turquie maintiendra sa neutralité aussi longtemps que possible, mais peut-être un jour sera-t-elle forcée de l’abandonner. Une tentative de créer un front dans les Balkans ne serait peut-être pas du goût du Gouvernement russe, mais ses alliés pourraient être d’un autre avis. Du reste, même si aucune opération militaire n’est prévue dans le sud-est de l’Europe, il est possible, - je ne dis pas probable -, que des avions ennemis viennent bombarder Sofia, quoique notre capitale ne présente, pour eux, aucun intérêt militaire ou stratégique. C’est pour ce motif que nous avons conseillé à la population, - et nous pensions surtout aux nombreuses personnes qui sont venues de l’intérieur du pays s’établir à Sofia -, d’envisager éventuellement la possibilité d’évacuer la ville et de retourner dans les villages. Quant au Gouvernement, il restera à Sofia, quoi qu’il arrive. M. Filov parla ensuite des divergences existant entre les Alliés et de l’antagonisme qui a toujours opposé et qui continuera à opposer l’Angleterre et la Russie non seulement dans le Proche-Orient, mais partout où les deux puissances se rencontreront.
A la fin de l’entretien, M. Filov, qui n’avait pas tardé à retrouver son sourire bienveillant, ne m’a pas moins laissé l’impression très nette que le Gouvernement Bulgare ne reviendra pas sur sa décision concernant les Juifs de Bulgarie4 et qu’il est fermement décidé à continuer à soutenir par tous les moyens à sa disposition la politique de l’Axe, en restant dans sa position actuelle de fidèle gardien du bastion des Balkans, qu’il ne manquera pas de défendre au besoin.
- 1
- E 2300 Sofia/6.↩
- 2
- l. Cf. No 284.↩
- 3
- Sur la politique de ces pays à l’égard des Juifs, cf. E 2001 (D) 3/174-175; voir aussi, table méthodique du présent volume: 7.2. Attitude de la Suisse face aux persécutions antisémites.↩
- 4
- Dans son rapport du 31 mars 1943, le Chargé d'Affaires de Suisse, Redard, informe que les mesures prises contre les Juifs ont fait, la semaine dernière, l’objet de vives critiques au Parlement bulgare. - Une quarantaine de députés [...] ont demandé au Gouvernement de rapporter la plupart de ces mesures, entre autres celles obligeant les Israélites à porter l’étoile de David, prévoyant leur internement dans des camps de concentration et leur évacuation en Pologne.↩
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