Classement thématique série 1848–1945:
2. RELATIONS BILATÈRALES
2.22. TRURQUIE
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 14, doc. 305
volume linkBern 1997
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#15* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 9 | |
Titre du dossier | Ankara, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 2 (1942–1943) |
dodis.ch/47491
Ainsi que je vous l’ai télégraphié, j’ai cherché cette semaine, auprès du Ministre des Affaires étrangères M. Numan Menemencioglu, le contrôle des renseignements que j’avais recueillis par ailleurs, et notamment auprès de l’Ambassadeur d’Amérique, concernant la conférence d’Adana.
Au cours d’un entretien de plus d’une heure, Numan Bey a été très net pour définir la conférence comme une conséquence directe des constatations faites à Casablanca relativement à la situation de guerre. On y était, expliqua-t-il, arrivé à la conclusion que la position stratégique turque, à la suite de la tournure prise par les opérations d’Afrique et de Russie, s’était modifiée. Au lieu, en effet, d’être un point fixe, que les armées allemandes avaient, jusqu’ici, cherché à déborder par une double opération sur les ailes, le territoire turc, depuis l’échec de ces deux mouvements enveloppants, se présentait comme une zone centrale de moindre résistance et celle-ci, si on n’y prenait garde, pourrait tenter l’ennemi comme secteur de percée.
D’après le Ministre des Pays-Bas, avec lequel je m’étais entretenu précédemment, M. Churchill aurait tout d’abord demandé que l’entrevue fût tenue secrète et qu’elle eût lieu à Chypre. S’agissant d’une réunion à laquelle le Président de la République était invité, on avait objecté, du côté turc, l’impossibilité constitutionnelle pour le Chef de l’Etat de quitter le territoire, et Ismet Inônü avait proposé alors une réunion à Ankara. L’entente, finalement, s’était faite sur Adana et les Turcs, dans le but évident de ne pas se compromettre, avaient persisté à demander la publicité. L’Ambassadeur d’Amérique, M. Steinhardt, m’a confirmé lui-même le fait. D’autre part, l’Ambassadeur de France, M. Bergery, a pu constater que M. de Papen fut prévenu à l’avance de la conférence; l’Ambassadeur d’Italie, par contre, ne le fut pas. Il s’agissait donc, par cette mise au courant, de sauvegarder au moins dans son principe le pacte d’amitié turco-allemande. M. de Papen dut d’ailleurs être invité à garder le secret, car il ne renseigna pas son collègue italien.
M. Menemencioglu n’entra pas, vis-à-vis de moi, dans ces détails, et après avoir confirmé que la conférence fut acceptée, du côté turc, avec empressement, il me précisa que M. Churchill, dès les premiers mots, prévint les Turcs qu’il ne venait pas pour demander, mais exclusivement pour offrir.
Partant de l’idée, indiquée plus haut, d’un danger militaire croissant pour la Turquie, Churchill avait alors, d’après Numan Bey, proposé d’accélérer la modernisation de l’armée turque, nombreuse et brave comme chacun sait, mais insuffisamment équipée. Convenant que l’armée manquait de blindés et d’aviation, Numan Bey, comme il me l’expliqua, rappela tout de suite que la Turquie, quoique alliée de la Grande-Bretagne, ne participait pas à la guerre; il déclara nettement que les buts de guerre des Puissances unies étaient étrangers à la Turquie; aujourd’hui comme hier, la Turquie entendait simplement se défendre contre toute agression. M. Churchill, continua Numan Bey, avait immédiatement répondu que cela lui suffisait; il ne demandait rien d’autre, en échange de l’armement fourni, que la volonté turque de se servir de ces armements pour résister à toute attaque. Sans se contenter de cette réponse, Numan demanda encore si, une fois son réarmement achevé, la Turquie pourrait être exposée, de la part de la Grande-Bretagne, à des exigences nouvelles quelconques. Numan rappela, à ce moment, les services que la Turquie avait rendus jusqu’ici, d’ailleurs aux deux partis il en convenait, par sa neutralité, qui avait barré aux Allemands les routes de Suez et de Basra. Cette fois encore, la réponse du Premier aurait été entièrement satisfaisante, Churchill répétant que la politique de neutralité du Gouvernement turc et le plan de guerre britannique se couvraient dans l’avenir comme pour le présent. L’entente étant intervenue sur ces bases, «les conversations militaires avaient commencé», et les journaux vous auront appris que les conversations des deux Etats-Majors se poursuivent aujourd’hui à Ankara même.
A en juger par son ton, il me parut évident que le Ministre turc considérait comme un succès d’être parvenu ainsi à faire rentrer dans le cadre du plan britannique la politique turque de neutralité, et l’air soulagé de Numan Bey semblait montrer qu’il avait eu un moment d’inquiétude.
Je demandai alors au Ministre si l’impérialisme russe, dont il m’avait si souvent parlé et dont la campagne allemande de Russie devait écarter le danger, n’avait pas fait l’objet de discussions à Adana, puisque les armées allemandes étaient aujourd’hui en reflux. Confirmant ce que m’avait dit l’Ambassadeur Steinhardt, Numan Bey me rappela les garanties d’intégrité territoriale reçues de la part des Russes comme des Anglais dès 1940, qui rendaient inutiles de nouveaux arrangements. Je mentionnai la fragilité de ces promesses, surtout lorsqu’elles venaient de Moscou, et fis une discrète allusion aux déclarations antérieures du Ministre sur l’impuissance des Anglo-saxons à arrêter les Russes si jamais ils se décidaient à passer outre. Numan Bey m’avoua alors que M. Churchill s’était appliqué à le tranquilliser à cet égard, lui représentant les Soviétiques comme «embourgeoisés». Staline, ajouta M. Churchill, l’avait assuré que l’impérialisme tsariste était une chose du passé. Quant à l’invasion bolchevique de l’Europe, elle ne serait pas aussi simple qu’on l’imaginait, avec la Russie dévastée par une retraite éventuelle allemande, tandis que les armées soviétiques devraient compter, par ailleurs, avec les Japonais sur leurs arrières, etc., etc.
Comme le Ministre souriait lui-même de cette argumentation, d’une ressemblance frappante avec la propagande allemande de 1939, j’insinuai que certains préconisaient, pour échapper au danger russe, le remède héroïque de l’alliance militaire totale. Numan répliqua aussitôt que la Turquie, hostile à tous les impérialismes, ne désirait pas l’écrasement de l’Allemagne maintenant que celle-ci avait cessé de constituer un danger. J’observai que cette argumentation ne portait que dans le cas où l’intervention turque serait décisive et non si l’on devait admettre que l’Allemagne serait perdue en tout cas. Numan Bey déclara alors que la tactique constituant à suivre, par intérêt, le char du vainqueur. avait fait son temps; elle avait procuré trop de désillusions pour qu’elle pût le tenter. Ce qui importait, c’était se trouver, à l’heure décisive des règlements de comptes, intacts et forts. C’est là que sa politique tendait et c’est à cela qu’il avait travaillé à Adana. Sans doute, se hâta-t-il d’ajouter, la neutralité turque, il l’avait dit fort souvent, n’était pas une attitude de principe mais une neutralité occasionnelle, circonstancielle; «nul ne savait ce que l’avenir réservait» à son pays comme à d’autres, dans le cadre de ses alliances et dans l’incertitude angoissante de l’après-guerre. L’évacuation éventuelle des Balkans par les Allemands devant une menace russe d’encerclement par le Nord pourrait créer, dans cette région, une situation confuse et extrêmement dangereuse. On verrait peut-être aux prises, soudain, les Grecs et les Bulgares, les Roumains et les Hongrois, pendant qu’en Serbie le communisme slave s’opposerait aux tentatives de restauration de Michaïlovitch. Quelle que serait leur forme à venir, fédérative ou autre, les Balkans devaient rester indépendants, et, pour sauvegarder cette indépendance contre l’impérialisme de l’Est comme celui de l’Ouest, une Turquie forte, gardienne des Balkans, pourrait rendre des services précieux. Il l’avait dit à Churchill, qui avait paru le comprendre et l’approuver.
Cet exposé du Ministre des Affaires étrangères de Turquie ouvre évidemment certaines perspectives, encore qu’éventuellement lointaines. Sans vouloir lui attribuer plus d’importance qu’il ne convient, on doit bien constater que le rôle esquissé par Menemencioglu pour son pays porte en lui le germe d’actions militaires possibles, sinon pour attaquer les Allemands dans les Balkans, du moins afin de les y remplacer à temps encore pour empêcher les Russes d’y venir. D’aucuns croiront y voir un retour du rêve turc de domination des Balkans; d’autres, tout simplement, le souci élémentaire d’arrêter une marche éventuelle des Russes vers le Bosphore tout en sauvegardant, pour plus tard, l’Entente balkanique, dont la Turquie, avant la guerre, était en passe de prendre la tête.
Menemencioglu m’avait parlé trop souvent, dans nos conversations passées, du danger de l’invasion soviétique pour pouvoir se donner, vis-à-vis de moi, l’air de l’ignorer aujourd’hui; mais il me dit à son sujet qu’ici encore son but, en armant les Turcs, était de placer les Russes, pour parvenir à leurs fins, devant la nécessité d’une «deuxième guerre», sérieuse elle aussi et qui serait une guerre d’agression. Il croyait, ou affecta de croire, que devant cette perspective les Russes hésiteraient, d’autant plus que l’opinion publique en Angleterre se soulèverait contre les agresseurs d’un pays allié et fidèle, et dont la Grande-Bretagne était garante.
Je demandai encore au Ministre s’il croyait, pour sa part, au danger de l’attaque allemande en direction du Bosphore, dont M. Churchill avait parlé. Je lui demandai également si la nécessité de disposer des Détroits, le jour où les Anglo-américains seraient en force en Syrie, n’exposerait pas la Turquie, à l’inverse, à des sollicitations. Il se montra sceptique sur les deux points, en déclarant que celui des belligérants qui occuperait le Bosphore serait exposé aux bombardements de l’autre, de sorte que même l’occupation n’ouvrirait pas les Détroits.
Les déclarations du Ministre turc concordent nettement, dans l’ensemble, avec celles de l’Ambassadeur américain Steinhardt qui, quelques jours auparavant, m’assurait, lui aussi, que M. Churchill n’avait rien demandé aux Turcs et qu’il avait, par contre, pris des engagements très importants et très nets concernant le réarmement de la Turquie, réarmement qui allait suivre à un rythme accéléré. La répugnance marquée par Menemencioglu pour une participation turque à la campagne d’écrasement de l’Allemagne est évidemment le côté original et très intéressant, à mon avis, de sa déclaration. Il faut retenir, cependant, que, dans le même moment, Menemencioglu parla d’une action militaire possible à un autre titre, et laissa ainsi la porte ouverte pour l’avenir. Il faut admirer, une fois de plus, l’art avec lequel la diplomatie turque sait ainsi avancer et reculer au gré des événements. L’Ambassadeur Bergery disait dernièrement de la neutralité turque qu’elle évoluait actuellement à la façon de ces gens qui montrent une calvitie naissante et dont il est difficile de dire quand, au juste, on pourra les déclarer chauves. L’image est exacte avec cette réserve, toutefois, qu’un cheveu tombé ne revient pas tandis que la neutralité turque est toujours prête à se réaffirmer.
- 1
- E 2300 Ankara/2. Paraphe: RP.↩
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