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Documents Diplomatiques Suisses, vol. 12, doc. 232
volume linkBern 1994
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#914* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 398 | |
Titre du dossier | Rom, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 38 (1938–1938) |
dodis.ch/46492 Le Ministre de Suisse à Rome, P. Ruegger, au Chef du Département politique, G. Motta1
Je vous ai renseigné sommairement, dès le soir du lundi 14 mars, sur les points essentiels de l’entretien que je venais d’avoir avec le Comte Ciano, Ministre des Affaires Etrangères.
Ma visite n’avait au fond d’autre but que de prendre, à titre personnel et amical, quelques informations et, en effet, nous avons parlé presque exclusivement des événements des derniers jours.
Le Ministre des Affaires Etrangères a tout d’abord insisté sur le «calme absolu» avec lequel le Gouvernement italien envisageait la situation née de l’«Anschluss». C’était, disait-il, un événement auquel, depuis fort longtemps, il fallait bien se préparer, en le considérant du moins comme une éventualité probable. Il ne faut donc maintenant pas se laisser bouleverser, et même l’Italie devait se rappeler, en ces jours, du processus de son unification nationale alors que, par exemple, le Grand-Duché de Toscane a cessé d’exister comme Etat indépendant.
Peu à peu, au cours de la conversation, le Comte Ciano s’est animé et ouvert davantage: «Au fond, l’Anschluss, disait-il, a été virtuellement décidé le jour du 18 octobre 1935, alors qu’une coalition d’Etats à Genève a voté des sanctions contre l’Italie, brisé irrémédiablement le front de Stresa et a obligé bien l’Italie à chercher des appuis ailleurs.»
Certes, l’Italie n’a rien fait pour accélérer ce processus; au contraire, elle a donné à l’Autriche son appui aussi longtemps que possible. Mais, et ceci est intéressant, le Chef du Gouvernement a considéré le plébiscite dans les formes prévues par M. Schuschnigg comme une grande erreur2. A ce propos, je fis allusion aux voix d’abord sympathiques au projet de M. Schuschnigg, qui avaient été répandues ici, en faisant aussi mention de ma conversation récente avec le Ministre d’Autriche, M. Berger-Waldenegg. M. Ciano m’a répondu: «M. Berger n’était pas au courant. A l’insu de presque tout le monde, un émissaire de M. Schuschnigg est arrivé mardi dernier (donc le 8 mars) à Rome pour annoncer les projets envisagés par le Chancelier autrichien. Nous l’avons prié de rentrer immédiatement à Vienne et de dire qu’ainsi on allait à la catastrophe et qu’il devenait impossible par un plébiscite brusque et n’observant pas certaines formes, d’éviter une intervention allemande. M. Schuschnigg a passé outre; ce qui est arrivé devait arriver.»
Et puis, poursuivait le Ministre des Affaires Etrangères, l’Autriche s’était abandonnée elle-même3. C’est vraiment incroyable (sbalorditivo) que pas un détachement n’ait résisté, que pas un seul soldat, pas une personne ne se soit fait tuer pour l’idée autrichienne; même quelques résistances isolées auraient pu nous faire changer d’avis et dire que l’idée autrichienne existait, qu’elle pouvait et devait être défendue. Mais tel n’était pas le cas.»
«Quelle alternative avait d’ailleurs l’Italie? Celle de s’opposer avec force à l’Allemagne, mais alors avec la décision d’aller jusqu’à la guerre. Or, nous ne voulons pas faire la guerre pour les autres. L’indépendance autrichienne était un intérêt européen davantage aujourd’hui qu’un intérêt italien. Et même si une guerre n’avait, après tout, pas été inévitable, c’était trop que de sacrifier l’amitié allemande et la politique de l’axe - pour rien -, car l’Autriche ne tenait plus à l’indépendance. M. Schuschnigg, selon le mot que m’a dit, tout à l’heure, le Ministre Berger-Waldenegg en prenant congé de moi, devrait aller méditer dans un couvent; il n’a pas su agir comme homme d’Etat.»
«Et à ceux, surtout en France, qui me demandent: «Où sont les divisions italiennes?», je réponds: «Où est le Gouvernement français?» J’ai essayé de reproduire aussi fidèlement que ma mémoire me le consent les phrases prononcées par le jeune Ministre des Affaires Etrangères. Elles me prouvent définitivement que l’Italie, surprise elle-même par les événements, n’a pas agi selon un plan concerté quelconque, mais seulement sous la pression d’événements trop rapides. La conclusion finale du Comte Ciano en dit d’ailleurs long. La voici: «Nous avons eu la conviction que mieux valait faire l’«Anschluss» avec nous que contre nous». C’est donc bien que l’Italie, comme je vous l’écrivais, a dû faire bonne mine à mauvais jeu4.
Ce qui est intéressant, c’est que la situation militaire et ses développements possibles avaient été soigneusement étudiés. L’«Anschluss», au point de vue militaire, n’est plus aussi redoutable pour l’Italie, selon M. Ciano, que l’on pourrait le croire. «La bande de territoire de 45 km entre Kufstein et le Brenner ne présente aujourd’hui, à l’époque des troupes motorisées, plus de garantie efficace. Elle peut être traversée en un tournemain. Sur le front du Brenner l’Autriche, comme Etat tampon, n’avait plus de valeur stratégique, et la population tyrolienne aurait toujours été hostile à chaque soldat italien se montrant au-delà de la «frontière naturelle». En revanche, l’Italie se fortifiera encore plus sur le Brenner, comme sur toutes ses autres frontières. »
Nous avons aussi parlé des possibilités d’un nouvel équilibre en Europe. A cet égard, M. Ciano a souligné l’importance de la Yougoslavie qui, comme l’Italie, s’opposerait, de par la nature même des choses, à une trop forte poussée vers le Sud. Ceci est à retenir et paraît confirmer que, comme je vous l’écrivais il y a quelque temps, il pourrait y avoir à l’avenir des contacts plus étroits entre la Puissance numériquement plus faible de l’axe et d’autres voisins de l’Allemagne qui se rapprochent de l’axe.
Tout à fait incidemment et de manière académique, j’ai voulu poser au Comte Ciano une question au sujet du système d’échange de vues dans le cadre de l’axe lorsque ce groupement, en face de graves problèmes de politique étrangère, peut se sentir lié par un engagement de consultation réciproque. Dans le cadre purement hypothétique, ai-je demandé, où, pour choisir un exemple lointain, le Gouvernement danois se verrait adresser un ultimatum tendant à un changement de Gouvernement ou à la concession d’une autonomie au Slesvig, l’Italie ne devrait-elle pas être préalablement consultée? M. Ciano a aussitôt compris que je faisais allusion à la lettre du Chancelier Hitler à M. Mussolini lui annonçant brusquement une décision immuable, donc en somme un fait accompli. Mais il m’a assuré qu’à l’avenir, tout au moins dans des zones intéressant l’Italie, une consultation préalable serait obligatoire.
Vers la fin de notre entretien, qui s’est prolongé pendant près d’une heure, le Ministre des Affaires Etrangères m’a parlé, ainsi que je vous l’ai déjà fait savoir, en des termes très optimistes des pourparlers anglo-italiens. Les deux premières prises de contact avaient révélé non seulement le désir clair et sincère des deux Gouvernements de s’entendre, mais aussi le fait qu’il n’y avait absolument rien d’inconciliable dans les deux programmes. Le Comte Ciano a donc bon espoir qu’on aboutira bien et vite; mais il ne peut pas encore dire quand le Pacte futur pourra être une réalité.
Je vous ai renseigné dans mon précédent rapport sur les vues du Ministre des Affaires Etrangères en ce qui concerne le cours des événements en Espagne.
P. S. le 16 mars, soir.
En écoutant tout à l’heure à la Chambre des Députés le discours de M. Mussolini, j’ai été frappé par la concordance des termes réfléchis du discours du Chef du Gouvernement avec les déclarations de M. Ciano, dont je vous ai télégraphié avant-hier la teneur essentielle. Ce que M. Mussolini a voulu dire aujourd’hui à l’Europe a donc été mûri dès dimanche dernier.
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Autriche (Politique)
Anschluss de l’Autriche (1938)