Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 11, doc. 336
volume linkBern 1989
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E4001B#1970/187#76* | |
Old classification | CH-BAR E 4001(B)1970/187 4 | |
Dossier title | Ausweisung des Journalisten A. Prato, Genf (1936–1937) | |
File reference archive | 023 |
dodis.ch/46257
Le Chef du Département politique, G. Motta, au Chef du Département de Justice et Police, J. Baumann1
Nous avons l’honneur de nous référer à la correspondance échangée au sujet du journaliste italien Carlo Aprato2, à Genève, dont l’activité, vous le savez, n’a cessé de nous préoccuper depuis la fin de 1932. Il est un fait avéré qu’Aprato, émigré antifasciste notoire, exerce une influence déterminante sur la rédaction du «Journal des Nations», dont il est le principal collaborateur et l’animateur direct. Luimême ne s’en cache d’ailleurs pas, bien que très habilement, il ait pris toutes les précautions nécessaires pour éviter toute responsabilité. C’est ainsi qu’il ne figure pas parmi les membres du Conseil d’administration du journal et ne signe jamais les articles qu’il rédige.
L’activité journalistique d’Aprato, nettement dirigée contre l’Allemagne et plus particulièrement contre l’Italie, soulève depuis longtemps l’indignation de ceux qui savent quel but véritable poursuit ce journaliste ennemi acharné du régime italien actuel, en exploitant d’une manière scandaleuse le titre que s’est donné un journal qui cherche à se faire passer pour l’organe officiel de la Société des Nations. Nous croyons bon de vous transmettre en annexe quelques articles de journaux qui ne laissent aucun doute à cet égard.
L’attitude du «Journal des Nations» et de son principal collaborateur, bien que déplaisante, pourrait nous laisser indifférents si elle n’attaquait pas nos relations avec nos pays voisins. Tel n’est malheureusement pas le cas. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de vous l’exposer, l’activité anti-italienne d’Aprato a suscité à Rome une mauvaise humeur qui est allée croissant. Aujourd’hui les autorités italiennes qui, vous ne l’ignorez pas, ont tant de fois déjà insisté pour que nous écartions Aprato de Genève, ne cachent pas leur mécontentement de ce que ce dernier puisse continuer à résider dans cette ville d’où il poursuit sa campagne en toute tranquillité. Par lettre du 4 novembre3, nous avons soumis au Ministère public fédéral les rapports très significatifs que notre Légation à Rome nous a adressés à ce sujet4. Vous pourrez vous convaincre, en prenant connaissance de ces documents, de l’importance que le Gouvernement italien attache à cette affaire. Nous avons eu d’ailleurs l’occasion de le constater nous-mêmes et nous avons le devoir d’insister sur le fait que nos rapports avec les autorités italiennes, bien que toujours très cordiaux en la forme, souffrent en pratique de l’existence du cas Aprato. C’est ainsi que les démarches que nous avons entreprises avec succès jusqu’ici pour mettre un terme à la campagne irrédentiste de quelques journaux de Lombardie5, ainsi que nos interventions en faveur de journaux suisses interdits en Italie6, sont aujourd’hui paralysées et se heurtent à une fin de non recevoir voulue par les autorités italiennes qui font clairement allusion, dans chaque cas, à la situation particulière créée par la campagne du «Journal des Nations» et d’Aprato à Genève.
Notre Légation comme notre Consulat général à Milan nous ont clairement exposé que nous n’obtiendrions rien de satisfaisant tant que cette affaire ne serait pas liquidée. Nous-mêmes avons d’ailleurs pu nous convaincre de la justesse de cette affirmation dans nos rapports avec la Légation d’Italie à Berne.
Nous sommes donc en mesure d’affirmer aujourd’hui que l’attitude journalistique d’Aprato nuit aux bonnes relations entre la Suisse et l’Italie et crée une tension qui ne saurait se prolonger sans un grand dommage pour notre pays. Cette constatation devrait suffire, à notre avis, pour justifier le retrait de l’autorisation de tolérance qui n’a été délivrée à Aprato qu’à la condition expresse qu’il s’abstienne de toute activité politique de nature à troubler les bonnes relations que la Suisse entretient avec l’étranger.
En effet, ce n’est pas en nous basant sur l’arrêté fédéral du 26 mars 19347 que nous demandons qu’un terme soit mis à l’activité d Aprato. Les articles du «Journal des Nations», ne contiennent, nous en convenons, aucune expression qui tomberait sous le coup de cet arrêté. La situation est tout autre. Nous avons à faire à un émigré qui profite de notre hospitalité pour mener contre son pays d’origine une campagne des plus sournoises et perfides. Il suffit pour s’en convaincre de suivre attentivement le «Journal des Nations», titres et sous-titres, expressions ridiculisantes, toutes délibérément choisies pour blesser l’amour-propre italien. Le journal s’empresse d’accueillir et de souligner les dépêches qui peuvent entretenir une animosité du lecteur à l’égard du régime fasciste, se gardant bien, en revanche, de publier quoi que ce soit qui puisse lui être favorable.
C’est donc parce qu’Aprato, réfugié étranger, se livre à une activité politique qui nous nuit, que nous demandons son éloignement de Genève. Quant à la preuve de cette activité politique, il suffira de mentionner qu’Aprato avoue luimême dans le «Journal des Nations» des 13 et 14 décembre ci-annexé, avoir reçu pour ce périodique la somme de 10 000 francs de son ami M. Rivas Cherif, Consul d’Espagne à Genève8. Ce «geste» se comprend d’ailleurs fort bien lorsqu’on constate avec quelle ardeur le «Journal des Nations» soutient la cause du Gouvernement de Valence et se sert de celle-ci pour dénigrer, avec une habileté qu’il faut lui reconnaître, le Gouvernement italien.
Ce qui nous paraît également inadmissible, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de vous l’exposer, c’est qu’Aprato abuse du droit d’asile qui lui a été accordé pour créer, par le truchement du «Journal des Nations», une atmosphère de haine à l’égard de notre pays voisin, situation dont nous supportons en définitive les contre-coups.
Garantir le droit d’asile dans de telles conditions à un réfugié serait aller trop loin. Nous nous permettons de citer à ce propos un passage d’un arrêté du Conseil fédéral du 23 mars 1921, mentionné par Burckhardt (Droit fédéral suisse, tome IV, page 363): «L’étranger n’a pas droit à l’asile. L’Etat a simplement la faculté, en vertu de sa souveraineté, d’admettre sur son territoire un étranger et il prononce en toute liberté. C’est en première ligne aux cantons qu’il appartient d’en décider. Mais les pouvoirs fédéraux ont également à se prononcer». Voir également le rapport du Conseil fédéral sur la gestion 1920 (Burckhardt id. p. 585): «On ne peut parler du droit d’asile que dans le sens d’un droit de l’Etat à accorder l’asile, comme c’était le cas dans l’affaire Wohlgemuth9. La doctrine et la jurisprudence ont toujours repoussé unanimement l’opinion d’après laquelle le droit d’asile serait une prétention de droit public compétent à un étranger et apportant l’obligation de lui accorder asile. Le droit d’asile est basé, tout comme la simple tolérance, non sur une disposition légale, mais sur des considérations d’opportunité, présentant toutefois le caractère d’un principe.»
Aprato ayant été suffisamment averti pour connaître les risques qu’il courait en continuant à déployer au sein du «Journal des Nations» son activité journalistique, nous estimons que le moment est venu de mettre un terme à celle-ci. Le retrait de l’autorisation de tolérance dont bénéficie Aprato nous paraît le moyen le plus adéquat d’arriver à ce résultat. Nous n’aurions cependant aucune objection à ce que le Conseil fédéral procède à l’expulsion d’Aprato sur la base de l’article 7010 de la constitution fédérale, puisque la preuve est désormais faite que cet étranger compromet notre situation extérieure vis-à-vis de l’Italie11.
- 1
- Lettre: E 4001 (B) 1970/187/4. Paraphe: KO.↩
- 2
- Cf. nos 224 et 260.↩
- 3
- Non reproduit.↩
- 4
- Cf. nos 76, 168 et 307.↩
- 5
- Cf. no 307, surtout n. 2.↩
- 6
- Cf. nos 208+ A et 295.↩
- 7
- Publié in FF, 1934, I, p. 867(cf. aussi no 23). Selon l’art. 1er de cet arrêté, Les journaux et périodiques qui, en outrepassant d’une manière particulièrement grave les limites de la critique, menacent de troubler les bonnes relations de la Suisse avec d’autres Etats, recevront un avertissement. Si cet avertissement reste inopérant, la publication de ces organes sera interdite pour une période déterminée. Le Conseil fédéral prononce sur la proposition du département de justice et police. Les cantons doivent veiller à l’application de l’interdiction.↩
- 8
- Ce fait a d’abord été révélé, dansY Action nationale du 12 décembre, par G. Oltramare, sous le titre: «Le Journal des Nations» VENDU au «Frente Popular».↩
- 9
- Cf. DDS vol. 3, rubrique IV. 5.2: Niederlassungs- und Asylpolitik, Deutsche «agents provocateurs», der Fall Wohlgemuth. ↩
- 10
- Cf. no 254, n. 8.↩
- 11
- Le 23 décembre 1936, le nouveau Conseil d’Etat genevois, qui a remplacé en novembre l’équipe dirigée par L. Nicole, révoque la tolérance de séjour accordée jusqu’alors à A Prato et lui impose de quitter le canton de Genève. Le 9 janvier 1937, la décision de renvoi adoptée par les autorités genevoises sera étendue à tout le territoire de la Confédération par la Police fédérale des étrangers.↩