Classement thématique série 1848–1945:
II. LES RELATIONS INTERGOUVERNEMENTALES ET LA VIE DES ETATS
II.3 Autriche
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 7-II, doc. 233
volume linkBern 1984
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#1246* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 521 | |
Titre du dossier | Wien, Politische Berichte und Briefe, Militär- und Konsularberichte, Band 35 (1920–1920) |
dodis.ch/44444
Le Chancelier et Secrétaire d’Etat a reçu aujourd’hui les chefs de missions. Lorsque j’entrai dans son cabinet, le Dr.Renner me salua avec la phrase:
«Je suis heureux de constater qu’une désagréable difficulté internationale est définitivement écartée, la question du Vorarlberg.»
Je répliquai immédiatement, et sans attendre des développements plus amples et des commentaires qu’il eût pu m’être désagréable d’entendre:
«Cette affaire s’est endormie» et puis je passai à celle de la reconnaissance de la République d’Autriche qui me paraissait, dis-je, d’un bon augure pour les relations des deux pays et le Chancelier n’insista plus sur le Vorarlberg; il m’annonça la prochaine organisation définitive de la représentation diplomatique de la République à Berne. Je crois savoir que son candidat pour le poste de Ministre est toujours encore le baron de Franz (gendre de M. Armand d’Ernst, banquier à Berne), actuellement Ministre à La Haye.
M. Renner passe ensuite à la question de la redevance sur la fortune (Vermögensabgabe), déclarant que pleine satisfaction était donnée par le projet du Ministre des Finances aux revendications des étrangers. Le projet de loi n’a encore paru qu’en résumé dans la presse et cela encore avant d’avoir été approuvé par le Gouvernement; je vous ai envoyé ces coupures de journaux; il faudra attendre le texte complet avant de se prononcer et aussi les modifications qui pourront être apportées au projet au cours de la discussion parlementaire. L’accord est loin d’être fait entre les partis et bien des gens pensent que la loi, qui se rapproche sous différents rapports de la loi allemande, pourrait bien finir par échouer puisque déjà le Ministère n’est pas arrivé à se mettre d’accord sur le projet avant sa présentation à l’Assemblée nationale. M. Renner, cependant, se montre plus optimiste et déclare que l’accord est fait sur la plupart des dispositions de la loi entre les partis coalisés. Je dis au Chancelier que je ne voulais pas encore me prononcer avant d’avoir pu examiner de près l’œuvre du Ministre des Finances et qu’il connaissait le point de vue de mon Gouvernement sur les questions de principe par les notes que j’avais eu l’honneur de lui remettre.2 Je saisis l’occasion de cette conversation économique pour faire ressortir la situation difficile faite aux neutres qui ont à subir tant de conséquences d’une guerre à laquelle ils sont restés complètement étrangers et pour mettre M. Renner sur la voie des clauses financières du traité de St-Germain et de leur portée à l’égard des Neutres. Je me gardai bien naturellement de lui faire la moindre allusion aux ouvertures qui vous ont été faites par la Légation de Suède au sujet d’une démarche commune ou identique concernant la dette de guerre et les billets de banque se trouvant entre les mains des Neutres; mais je considérai comme utile de provoquer un avis du Chancelier.
Je demandai donc notamment au Chancelier s’il considérait le Traité de St-Germain comme pouvant en quoi que ce soit lier des tiers qui ne sont pas partie au contrat. Mon interlocuteur me déclara sans hésiter que, selon lui, les clauses du Traité ne pouvaient aucunement être opposées aux Neutres; que l’Autriche se verrait peut-être obligée, vis-à-vis de ceux-ci, de se couvrir des dispositions du Traité de Paix étant donnée l’impossibilité matérielle où elle se trouverait d’agir autrement que selon les clauses qui lui ont été imposées; elle invoquerait probablement le cas de force majeure; mais pour les vainqueurs, et dans le cas qui nous occupe, pour les Etats successoraux, la situation ne devrait pas être la même quoiqu’il soit à prévoir qu’ils chercheront, de leur côté, à s’abriter derrière les dispositions du Traité. Il sera difficile aux Neutres, de l’avis de M. Renner, d’obtenir isolément que les Etats successoraux acceptent, même vis-à-vis des Neutres et malgré le bon droit de ceux-ci des conditions plus onéreuses que celles qu’ils ont obtenues à St-Germain. Aussi le Chancelier considère-t-il une action commune des Etats neutres comme indispensable pour empêcher qu’en lieu et place du débiteur auquel ils ont confié leur argent on ne leur offre, pour se satisfaire, qu’un morceau de ce débiteur. Mais M. Renner ne considère pas même une démarche commune des Neutres comme efficace si elle s’adresse directement aux Etats successoraux; il faut qu’ils se décident à un appel aux peuples civilisés, c.à.d. à un congrès au moins européen, congrès qui serait appelé à réviser toutes les clauses inacceptables et inexécutables des Traités de Versailles et de St-Germain comme l’a fait le congrès de Berlin pour le Traité de San Stefano. Par ces observations, le Chancelier m’a semblé mettre le doigt sur les dangers qu’il peut y avoir pour nous à nous lancer dans une démarche collective concernant les clauses du Traité de St-Germain par lesquelles nous nous sentons lésés. Que ferons-nous et nos associés dans l’éventualité probable où les Etats successoraux se refuseraient à admettre notre point de vue et à prendre sur eux des charges que les vainqueurs ont entendu imputer à la seule République d’Autriche? Il ne nous restera qu’à enregistrer une défaite peu glorieuse ou à en appeler à une instance plus élevée qui ne pourrait guère être qu’un congrès. Or, le Conseil fédéral voudrait-il s’exposer à devoir recourir à ce moyen extrême? Que le Chancelier d’Autriche cherche à nous encourager dans la voie de protestations qui pourraient amener la réunion d’un congrès chargé de réviser les Traités de Paix ce n’est que trop compréhensible et naturel de sa part; pour nous cependant la question se pose différemment. Mon collègue de Suède, avec lequel j’ai pu m’entretenir dans le salon d’attente au sortir de l’audience et qui a connaissance du point de vue et des démarches des gouvernements Scandinaves partage entièrement ma manière de voir et estime, comme moi, que la prudence s’impose et que les propositions qui vous ont été faites méritent d’être examinées de très près avant d’être mises à exécution.
Le Chancelier Renner, passant à un autre sujet, m’entretint ensuite d’un projet qui, dit-il, lui tiendrait très à cœur; il a remis à ce sujet à M. Allizé, Ministre de France, un mémoire destiné au Gouvernement français, mais il serait de la plus grande importance que ni les Italiens ni les Allemands n’eussent vent de la chose. Il s’agirait de la création d’une ligne de chemin de fer qui, allant de Coire par l’Ofen-Pass, Mals, Meran et Bozen à Trieste constituerait la voie la plus courte de Paris aux pays des Balkans. L’intérêt de la Suisse à cette voie, qui pourrait lui attirer un trafic important, saute aux yeux selon le Chancelier; de plus, et en cela les intérêts de la Suisse et ceux de la France seraient communs, en cas de conflits belliqueux au nord des Alpes il resterait une communication directe de Paris jusqu’aux Balkans que la guerre n’affecterait pas; en cas d’une guerre à laquelle l’Italie prendrait part, la ligne de 1’ Arlberg resterait disponible comme jusqu’ici. En quoi ce projet intéresse-t-il si particulièrement le Chancelier? Nous nous trouvons ici de nouveau vis-à-vis d’une de ces finasseries dont M. Renner me semble être assez coutumier. Vous vous rappelez son attitude et son jeu plus ou moins loyal dans diverses phases de la question du Vorarlberg; ses combinaisons tendant à amener la réunion d’un congrès, dont je vous entretenais plus haut, témoignent d’une certaine tendance à la ruse, et le machiavélisme du chef du Ministère autrichien dans la question du chemin de fer n’est pas moins intéressant. Voici son plan: Pour assurer à cette ligne sa véritable importance il faudrait qu’elle fût internationalisée sous tous les rapports, en quelque sorte neutralisée, afin que voyageurs et marchandises puissent circuler librement et sans entraves de douanes. La France (et la Suisse aussi) aurait un intérêt majeur à avoir à sa disposition une ligne vers l’Orient qui ne fût à la merci ni des conditions de l’Italie ni de celles de l’Allemagne. Ce résultat pourrait, à la rigueur, être obtenu, dans une certaine mesure, par l’internationalisation et la neutralisation mentionnées tout à l’heure, mais – et c’est ici que gît le lièvre – des conditions d’indépendance seraient beaucoup mieux garanties si le pays lui-même, c.à.d. le Tyrol allemand méridional, était neutralisé ou, encore mieux, rendu à VAutricheavec toutes les garanties qu’on pourrait d’ailleurs vouloir imposer à cette occasion. Comme vous le voyez, il s’agit d’intéresser la France au sort du Tyrol méridional allemand et d’obtenir notre coopération dans ce sens. Je ne veux pas dire par là que nous ne puissions pas avoir aussi un intérêt matériel à la création de la ligne, mais je laisse à de plus compétents le soin de juger de la question de ce point de vue. De même l’Autriche peut avoir, elle aussi, quelqu’intérêt économique à voir ce chemin de fer se construire étant donné que la ligne de Landeck à Mais doit de toute manière être construite incessamment; elle est même commencée si je ne fais erreur. M. Renner m’a prié de vous entretenir de cette question à titre strictement confidentiel, mais il trouverait dangereux d’en écrire lui-même ayant déjà été très loin en donnant son mémoire à M. Allizé.
Comme vous l’aurez sans doute vu par les déclarations officielles rendues publiques le Chancelier se déclare satisfait de son voyage à Prague au point de vue politique – par quoi il faut entendre, comme je vous l’ai déjà écrit, qu’il s’est bien entendu avec ses amis socialistes pour s’opposer à toute tentative réactionnaire – tandis qu’au contraire les résultats économiques sont presque nuls, ce qui constitue en soi un danger politique. Mais il se trouve des gens, fort sérieux d’ailleurs, pour critiquer même les arrangements politiques de M. Renner qui, par crainte de la réaction, aurait donné aux Tchèques tout ce dont il disposait, en cas de conflits avec l’étranger; c.à.d. qu’il s’est engagé à appuyer les Tchèques contre les Hongrois, au besoin contre les Polonais. Et que ferait-il, me dit-on, le jour où l’Allemagne entrerait en opposition avec la Tchécoslovaquie? D’autre part le Chancelier ne m’a pas dissimulé les vives appréhensions que lui cause le danger bolchevique. (Vous savez que M. Renner est un socialiste très modéré, mais malheureusement faible et qui ne sait pas résister assez fermement à ses coreligionnaires politiques de gauche). Le Chancelier a trouvé ses craintes renforcées par ses impressions de Prague où l’on n’est pas moins inquiet. On se demande en effet si l’armée polonaise sera à même de résister à l’avalanche russe que l’on attend après les victoires des armées de Lénine sur Denikine et Koltschak. Si l’armée polonaise est bousculée et que les Russes lui passent sur le ventre ceux-ci, selon M. Renner, n’attaqueront pas immédiatement l’Allemagne mais se dirigeront vers le Sud et, prenant la vieille route des invasions barbares chercheront leur voie vers l’Ouest après avoir culbuté Hongrois et Roumains. L’Autriche, la Tchécoslovaquie viendront ensuite et les autres après. M. Renner – rappelons-nous il est vrai que c’est un socialiste qui parle – craint qu’en Pologne les bolcheviques ne trouvent un terrain tout préparé étant donné le gouvernement actuel qui s’appuie sur les grands propriétaires terriens, mal vus des Russes même du temps des tsars tandis que le paysan a toujours été soutenu par Pétrograde contre la grande propriété, et a des sentiments plutôt russophiles et se rapprochant de ceux de son frère moscovite. – Le Ministre d’Angleterre, auquel j’ai eu l’occasion de faire part de ces appréhensions, ne m’a pas caché sa propre inquiétude tout en émettant l’avis que l’abolition de la peine de mort en Russie, interprétée par le Dr. Renner comme un signe de l’affermissement du régime Lénine-Trotzky, pourrait bien n’être qu’un bluff à l’adresse de l’Entente.
Le Chancelier, avant de prendre congé, me dit encore qu’il avait formé le projet de rendre visite au Conseil fédéral lorsqu’il se serait rendu à Paris à la fin du mois, mais qu’il avait dû renoncer au voyage en France où le Ministre des Finances se rendrait seul. Il compte fermement pouvoir vous présenter ses hommages plus tard.
Le Ministre de Hongrie que j’ai vu ce matin aussi m’a paru peu satisfait de la situation politique dans son pays. Le Dr. Gratz est, comme je l’ai déjà écrit souvent, un homme très modéré et sensé. Les extrémistes de droite ont donné de fausses espérances au peuple en lui faisant entrevoir des conditions de paix moins défavorables que celles auxquelles il fallait absolument s’attendre; les dures conditions posées en réalité par l’Entente peuvent engendrer une déception dangereuse. D’autre part le parti militaire avec M. Friedrich ne songe qu’à reconquérir les anciennes frontières et attire à lui quantité d’officiers autrichiens et originaires des pays maintenant tchécoslovaques qui ne demandent qu’à se battre n’ayant plus rien à perdre chez eux. Un coup de tête de ce parti n’est pas impossible mais ne pourrait mener, selon mon interlocuteur, qu’à l’anéantissement complet de sa patrie déjà menacée par une invasion russe.
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