Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 6, doc. 265
volume linkBern 1981
Plus… |▼▶Emplacement
Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#756* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 339 | |
Titre du dossier | Paris, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 70 (1917–1917) | |
Référence archives | 129 |
dodis.ch/43540
Ce matin vers 10 h. un de mes compatriotes employé dans une maison américaine m’a téléphoné que la guerre paraissait déclarée entre les Etats-Unis et l’Allemagne. J’ai téléphoné à l’Ambassade des Etats-Unis où le 2e secrétaire, qui était seul de service, a répondu qu’il n’était parvenu aucun télégramme officiel de Washington et qu’il n’avait pas encore reçu les télégrammes des agences de presse en sorte que, jusqu’à nouvel avis il devait considérer la nouvelle comme un canard. J’ai alors téléphoné au chef de cabinet de M. Jules Cambon. A son tour celui-ci a répondu que le Ministère des Affaires étrangères n’avait reçu aucun télégramme de l’Ambassadeur de France à WashingtonM. Jusserand, mais qu’il allait passer au bureau de la presse voir si l’on en savait plus long. Au bout de quelques minutes il est venu dire que de nombreux télégrammes de presse concordants et méritant toute confiance annonçaient l’envoi par le président Wilson d’un message faisant savoir au Congrès qu’il avait envoyé ses passeports à l’Ambassadeur d’AllemagneBernstorff, en sorte que la nouvelle devait être tenue pour authentique. Je vous ai alors télégraphié.
Peu après le départ du télégramme un rédacteur du Temps est venu me confirmer la nouvelle en ajoutant qu’à son journal les avis étaient très partagés et que beaucoup se demandaient si, au cas où la rupture diplomatique serait suivie d’une déclaration de guerre, cela serait un avantage pour la France et ses alliés. Plusieurs soutenaient que les Etats-Unis garderaient pour eux en cas de guerre leurs munitions et leurs vivres, en sorte que les Alliés seraient plus mal lotis après qu’àvant.
Vers midi l’Ambassadeur américain Sharp m’a téléphoné qu’il désirait venir me parler cet après-midi à 5 h. pour une communication importante. Sharp m’a dit en commençant qu’il pouvait confirmer officiellement tant le renvoi de Bernstorff que le rappel de Gérard de Berlin et de tout leur personnel.
J’ai demandé quelle portée il attribuait à cette mesure. L’Italie et l’Allemagne ont été pendant neuf mois en rupture diplomatique sans être en guerre.
Sharp à répondu qu’en effet la guerre n’était pas inévitable et que le but des Etats-Unis était la paix. J’ai alors dit que certains Français (allusion aux rédacteurs du Temps) se demandaient si l’intervention armée des Etats-Unis serait aussi utile qu’on le représente puisque les Etats-Unis garderaient alors pour eux les munitions qu’ils fournissent aux Alliés.
Sharp a répliqué que c’était un peu tard pour tenir ce raisonnement après que pendant des mois et même des années les Français ont sollicité l’appui armé des Etats-Unis.
Sharp est enfin arrivé au but de sa visite. Le Gouvernement américain, a-t-il dit, a demandé à tous les gouvernements neutres, et par conséquent au Gouvernement suisse, s’ils étaient disposés à s’associer à l’attitude des Etats-Unis. Il désirait savoir si j’avais quelque information sur la décision prise à Berne.
J’ai demandé à Sharp ce qu’il entendait par «s’associer à l’attitude des Etats-Unis».
Il a répondu que cela signifiait, dans sa pensée, protester contre la guerre sousmarine telle que les Allemands entendent la faire, et pour cela rompre au besoin les relations diplomatiques avec l’Allemagne.
J’ai répliqué en posant une question: où les Etats-Unis comptent-ils en venir par la rupture des relations diplomatiques? Comptent-ils exercer une pression sur l’Allemagne pour l’amener à une paix aussi prompte que possible et se trouvet-on par conséquent en présence d’une nouvelle forme des efforts pacifiques de M. Wilson?
Sharp a répliqué: Si les Allemands ne retirent pas leur note et s’ils ne reviennent pas à leur pratique antérieure de la guerre sous-marine, si, en d’autres termes, la liberté de voyager des citoyens américains n’est pas assurée les Etats-Unis feront la guerre. M. Sharp a insisté pour savoir quelle attitude prendrait la Suisse devant l’invitation qui a dû lui parvenir. J’ai répondu n’avoir aucune communication du Gouvernement fédéral et par conséquent ne pouvoir répondre à la question.
Il m’a alors demandé mon opinion personnelle sur l’attitude probable de la Suisse.
J’ai répondu que la Suisse, n’ayant pas de marine, ne pouvait guère avoir d’opinion préparée d’avance sur une question de guerre navale. J’ai ajouté, à titre absolument personnel, sans pouvoir engager qui que ce soit, que la Suisse avait dans le droit public européen une situation à part et fort claire à mon avis. Elle a la garde de plusieurs grandes routes internationales. Ces grandes routes, si elles tombaient entre les mains d’une des grandes puissances européennes, seraient une menace permanente pour la paix de l’Europe. La Suisse est résolue à les défendre parce que c’est défendre son indépendance. Elle est résolue à les défendre parce que, si elles tombaient entre les mains d’une grande puissance, les guerres recommenceraient jusqu’à ce qu’elles fussent de nouveau neutralisées. Si la Suisse n’existait pas ou était violée il faudrait la créer à nouveau. Ce n’est vraiment pas la peine. La tâche et la volonté séculaires de la Suisse sont de ne pas prendre parti dans les querelles de ses grands voisins. Elle sait que cette tâche n’est pas sans danger. Elle a toujours cultivé l’esprit militaire. Elle n’a pas déchiré les morceaux de papier par lesquels l’Europe a reconnu sa situation internationale, mais elle a toujours voulu avoir une force militaire suffisante pour que sa politique traditionnelle de neutralité fût respectée par tous. Jusqu’ici cette politique de neutralité, appuyée sur une bonne armée, a porté ses fruits malgré des difficultés parfois considérables et je ne crois pas que le peuple suisse puisse avoir l’intention de l’abandonner.
L’Ambassadeur des Etats-Unis m’a remercié et a ajouté que personnellement il comprenait parfaitement et approuvait de tous points ma réponse. Il a joint à cette déclaration quelques phrases aimables sur la manière distinguée dont la Suisse avait su se tirer des graves difficultés de sa situation avec la guerre sur toutes ses frontières et malgré les obstacles apportés par les belligérants au ravitaillement d’un pays sans port, sans flotte, sans charbon, sans coton et sans métaux. Il est alors revenu à son idée que les Etats-Unis insisteront auprès de toutes les puissances maritimes neutres de s’associer à l’attitude des Etats-Unis. Il semble donc que la pression continuera sur les autres neutres, mais que tout au moins, Sharp a compris la situation spéciale de la Suisse.
A la fin de la conversation j’ai demandé à Sharp si je pouvais vous en rendre compte étant entendu que ce que j’avais dit de l’attitude de la Suisse était une opinion personnelle.
Sharp, après avoir répondu affirmativement, est quelque peu revenu en arrière et a paru regretter d’avoir aussi catégoriquement approuvé ma théorie sur la situation particulière de la Suisse, mais son secrétaire, qui servait de traducteur, a atténué le refus, en sorte que je prends sur moi de vous la communiquer à titre de conversation personnelle. Je conclus de cette attitude que les agents américains en Europe ont l’ordre d’exercer une pression énergique sur les neutres et que Sharp a quelque peu regretté d’avoir aussi complètement donné son adhésion à l’idée que la Suisse devait être laissée en dehors.
L’Ambassadeur des Etats-Unis m’a dit en passant que d’après des renseignements provenant d’un personnage consulaire américain de la région de Bâle, l’Allemagne aurait massé 500000 hommes entre Constance et Mulhouse. J’ai répondu n’avoir aucune indication sur l’importance des forces allemandes massées à notre frontière, mais être certain que si le fait était exact nous le saurions et que j’en aurais été averti. J’ai ajouté que, d’après un de nos meilleurs écrivains militaires dans un article tout récent, on devait considérer comme matériellement impossible une grande bataille décisive dans la région de Belfort parce que la situation entre le Jura et les Vosges ne dépasse pas vingt ou trente kilomètres, ce qui est un front tout à fait insuffisant pour une grande bataille. Il peut y avoir dans cette région des combats importants, très importants même, et c’est pour cela que la Suisse y a concentré quatre divisions presque aussi fortes que des corps d’armée français. L’expérience nous a démontré que dans les circonstances actuelles la fertilité d’imagination des inventeurs de nouvelles n’a d’égale que la crédulité du public.
- 1
- Rapport politique: E 2300 Paris, Archiv-Nr. 70.↩
Tags
États-Unis d'Amérique (USA) (Général)