Confidentiel
New York, 30 octobre 1946
Dès que la lettre que M. le Conseiller fédéral Max Petitpierre destinait à M. Spaak2 m’est parvenue, j’ai aussitôt chargé un de mes collaborateurs de se rendre à Flushing pour qu’il la remette au Président de l’Assemblée Générale, conformément aux instructions que contenait votre câble No. 150. Avant de la faire porter, j’ai eu l’occasion d’en donner connaissance au Conseiller de Légation Kessler qui, à son tour, en informa M. le Ministre Bruggmann.
M. Spaak, qui ne paraissait pas s’attendre à recevoir une lettre du Chef du Département politique, a demandé à mon collaborateur s’il s’agissait d’un message personnel ou bien d’une communication à l’Assemblée. Ce que M. Spaak a déclaré ensuite au sujet de l’opportunité de rendre ce document public, semblerait confirmer que sa réaction était spontanée. M. Christinge lui répondit qu’il s’agissait d’un exposé de la politique suisse à l’égard des Nations Unies et lui a demandé de vouloir bien ne pas faire état de ce document, du moins pas avant l’arrivée de MM. les Ministres Bruggmann, Zehnder et Secrétan.3 Après avoir entendu la réaction de M. Spaak, j’ai cru pouvoir appuyer cette réponse.
M. Spaak a déclaré alors que la lettre de M. le Conseiller fédéral Petitpierre présentait un grand intérêt, mais que, à son avis, il était préférable non seulement de ne pas en faire état, mais encore de la tenir pour secrète et personnelle. Le moment lui paraissait en effet fort peu opportun à la discussion du statut international de la Confédération.
M. Spaak, qui pense se prononcer publiquement ces jours prochains contre l’admission de l’Espagne franquiste au sein d’une institution spécialisée quelconque dépendant des Nations Unies, a estimé que l’affaire espagnole avait créé un climat défavorable à l’examen de tout statut international particulier. Au moment où les Nations Unies ne veulent pas que l’Espagne, mise à l’index, puisse collaborer à une organisation rattachée à l’ONU, il ne serait pas indiqué d’insister trop sur les circonstances qui empêchent la Suisse de faire maintenant partie de l’Organisation.4 Bien que la situation de la Confédération et de l’Espagne ne puisse se comparer, il y aurait néanmoins un certain danger pour notre pays à être mis en parallèle avec la Péninsule ibérique, bien qu’il s’agisse de deux situations nettement différentes.
M. Spaak estime, pour une seconde raison, que le moment n’est pas encore venu pour insister sur le maintien de notre neutralité. Plusieurs États comme la Suède,5 la Norvège et le Danemark, ont renoncé, il y a relativement peu de temps, à leur politique de neutralité. Il faut éviter maintenant tout ce qui pourrait leur faire regretter cet abandon et leur donner envie de revenir à leur ancienne politique. De l’avis de M. Spaak, la neutralité est maintenant une «notion dangereuse».
Le Président de l’Assemblée a jugé que dans ces conditions, la Confédération n’a aucune raison de hâter la discussion de son statut international. Pour le moment, elle a fait part au Conseil de Sécurité de son désir de connaître les conditions d’accession à la Cour Internationale de Justice, affaire qui sera ensuite transmise à l’Assemblée Générale.6 M. Spaak estime que la Suisse devrait, avant toute chose, se rendre compte comment cette première démarche sera accueillie, noter les questions qui seront posées et en apprécier la portée. Ce n’est qu’ensuite, après quelques mois, une fois que ce «test case» sera passé, que nous pourrions esquisser le pas suivant.
Le Président de l’Assemblée a encore assuré à mon collaborateur qu’il tiendrait la lettre du Chef du Département politique comme privée et secrète, aussi longtemps que nous partagerions sa manière de voir, dans l’intérêt même de la Suisse, et que pour éviter toute fuite du côté du Secrétariat des Nations Unies, il ferait acheminer sa réponse par les soins de la délégation belge. Je tiens à ajouter que M. le Ministre Bruggmann, informé sommairement par M. Kessler, s’est mis en rapport avec moi et m’a fait part également de ses doutes quant à l’opportunité de faire connaître maintenant le document dont il s’agit. En ce qui me concerne, je partage entièrement l’opinion de la Légation de Suisse à Washington, car j’estime aussi que l’atmosphère régnant en ce moment à New York ne se prête pas à la discussion du point de vue suisse au sein de l’Assemblée.