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«Die Revolte der Jungen». Die Berichterstattung der Schweizer Diplomatie über die globale Protestbewegung um 1968, vol. 9,
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300-01#1973/156#227* | |
Old classification | CH-BAR E 2300-01(-)1973/156 26 | |
Dossier title | Mexiko (Berichte, Briefe) (1968–1968) | |
File reference archive | A.21.31 |
dodis.ch/32164Rapport politique de l'Ambassadeur de Suisse à Mexico, Jean-Louis Pahud, au Chef du Département politique, Willy Spühler1
Les étudiants mexicains «contestent» à leur tour
L'étudiant mexicain n'a jamais été un modèle de calme. Son tempérament, les manœuvres en coulisses de certains politiciens, de même que le principe de l'Autonomie de l'Université, si ardemment défendu dans les pays latino-américains, l'incitent constamment à des manifestations violentes et spectaculaires: Qu'un étudiant, par exemple, soit blessé ou tué par un autobus, aussitôt ses camarades, en quelques heures, assaillent tous les autres véhicules de la ligne, les conduisent dans l'enceinte universitaire et les y séquestrent jusqu'à paiement de l'indemnité due à la famille de la victime. Si les négociations avec la compagnie concessionnaire traînent, on boute le feu à un premier véhicule, à un second ou un troisième s'il le faut. L'enceinte universitaire est «autonome» et la police s'abstient d'y pénétrer.
Qu'un professeur vienne à être rappelé à l'ordre ou que des étudiants soient l'objet de sanctions, on s'en prend alors au Recteur que l'on séquestre et bafoue jusqu'à ce qu'il révoque ses décisions – et cela non seulement à Mexico mais également dans les Universités des divers États de la République.
Ces désordres débordent parfois dans la rue: les commerces voisins de l'École en ébullition voient leurs vitrines démolies, les passants sont molestés, les automobilistes arrêtés et rançonnés sous peine de voir les vitres de leurs voitures brisées et leurs pneus lacérés. Toujours sous le couvert de l'autonomie de l'Université, ces dérèglements restent impunis et deviennent de détestables habitudes.
Jusqu'ici, toutefois, ces manifestations ne sortaient guère du cadre géographique de l'Université ou des Hautes Écoles dans les capitales des États. Elles trouvaient des échos assez limités dans la presse et finissaient par s'apaiser au bout de quelques jours ou semaines.
Or, le 26 juillet, une bagarre – provoquée par des motifs restés complètement obscurs – éclate entre élèves de deux Écoles préparatoires (pré-universitaires) situées au centre de la ville. La bagarre dégénère en début d'émeute avec bris de vitrines et tentatives de pillage de quelques commerces situés dans les rues adjacentes à la Grande Place centrale de la capitale dite le ZOCALO. La police, secondée par les «Granaderos» – corps spécialisé pour le maintien de l'ordre et comparable aux Compagnies Républicaines de Sécurité en France – est obligée d'intervenir. La répression est, semble-t-il, assez brutale en particulier de la part des granaderos et après une nuit de chocs et contrechocs, on articule le chiffre de 400 blessés plus ou moins graves et de 2000 arrestations. Parmi celles-ci, quelques étrangers notamment des Américains, dont les passeports démontrent qu'ils se trouvaient en France en mai au moment des émeutes d'étudiants à Paris2. Certains chefs communistes mexicains notoires sont également arrêtés la même nuit, alors qu'ils se trouvaient au milieu des étudiants.
Le feu était mis aux poudres; un «Comité National de Grève» se constitue au sein de la grande Université Autonome de Mexico (l'UNAM) – qui compte 90'000 étudiants – et proclame la grève des cours dès le 30 juillet. Celle-ci est unanimement suivie non seulement par l'Université mais également par l'Institut Polytechnique National ainsi que par toutes les Écoles préparatoires extrêmement nombreuses dans cette métropole de 7 millions d'habitants. Au jour où je dicte ces lignes, la grève se poursuit, absolue, aucun cours ni examen ne pouvant avoir lieu alors que le semestre doit se terminer le 30 septembre (les vacances universitaires au Mexique vont du 1er octobre au 15 novembre).
Dès le 28 juillet, l'armée apparaît en divers points de la ville. La Chancellerie de l'Ambassade des États-Unis est tout particulièrement gardée par l'infanterie, les granaderos et les pompiers. Des transports de troupes et des véhicules blindés patrouillent les rues.
Durant le mois d'août, le Comité National de Grève de l'UNAM organise, sous forme de cortèges, des manifestations de masse qui convergent vers le centre de la ville. Le premier cortège voit à sa tête le Recteur en personne, l'Ingénieur Javier Barros Sierra3. Ces manifestations, qui réunissent plus de 100'000 étudiants de l'Université et de l'Institut Polytechnique, brandissent des banderoles insultantes pour le Président4 et le Gouvernement, réclament la libération des prisonniers politiques ou arborent des slogans tels que «du pain pour les pauvres et les Olympiades5 pour les riches». La tête de Che Guevera6 est abondamment reproduite.
Les cortèges se déroulent en général sans incidents trop graves et, dans la nuit qui les suit, les chars blindés dispersent sans grande difficulté les irréductibles qui prétendent camper sur la Place Centrale «jusqu'à ce que le Gouvernement donne suite à leurs revendications». Ces manifestations provoquent en revanche des embouteillages monstres qui paralysent l'intense trafic de la ville dès le milieu de l'après-midi jusque tard dans la soirée. La population travailleuse de la capitale en est incommodée au plus haut point et commence à réprouver le mouvement des étudiants qui l'a, au début, laissée indifférente, si ce n'est sympathisante.
Le Comité National de Grève formule à l'égard du Gouvernement six revendications dont il prétend qu'elles soient discutées avec les représentants de l'Exécutif dans des réunions publiques:
- 1) renvoi de deux chefs de la police de la ville;
- 2) dissolution du corps de granaderos;
- 3) abrogation de deux articles du Code pénal qui prévoient le délit de «dissolution sociale» (articles introduits à l'époque dans le Code pénal pour lutter contre les menées de partisans du nazisme);
- 4) indemnisation des victimes des chocs avec la police lors des troubles du 26 juillet;
- 5) libération des «prisonniers politiques» arrêtés lors desdits troubles (meneurs étudiants, étrangers et chefs communistes mexicains);
- 6) garantie de l'autonomie de l'Université, le Polytechnique réclamant également cette autonomie qu'il ne possède pas.
On remarquera qu'aucune de ces revendications ne présente un caractère universitaire proprement dit, la sixième étant uniquement une protestation contre l'occupation momentanée par l'armée de certaines Écoles du centre de la ville où s'étaient barricadés des émeutiers.
C'est dans ces circonstances et cette atmosphère qu'a lieu, le dimanche 1er septembre, l'«Informe» du Président de la République qui constitue, à l'occasion de l'ouverture de la session du Parlement, à la fois un rapport de gestion sur l'année écoulée et une déclaration d'intentions gouvernementales. Tous les chefs de missions diplomatiques sont conviés à y assister.
Après plus de deux heures consacrées à la lecture du rapport de gestion prorement dit, le Président Diaz Ordaz aborde les évènements présents: la toute proche ouverture des Jeux Olympiques et les désordres provoqués par les étudiants. Il établit un rapport entre les premiers et les seconds en relevant que les désordres estudiantins qui ont éclatés ces derniers mois un peu partout dans le monde ont souvent coïncidé avec un évènement important qui devait avoir lieu dans la ville où ces troubles se sont produits: ainsi, par exemple, la «révolution de mai» à Paris au moment de l'ouverture des négociations pour la cessation des hostilités au Vietnam7. Après avoir affirmé l'inflexible volonté du Gouvernement d'employer tous les moyens à sa disposition pour que les Jeux Olympiques puissent se dérouler dans le calme, le Président aborde les différents aspects des troubles universitaires. Il le fait avec habileté et fermeté, fréquemment interrompu par les applaudissements des Députés et Sénateurs qui se lèvent à réitérées reprises pour l'acclamer.
Le Président dénonce les influences étrangères – prouvées – dans l'organisation des troubles. Il se déclare ferme partisan de l'autonomie de l'Université mais en précise les limites: liberté de l'enseignement, de la recherche et de la diffusion de la culture; faculté par l'Université de se donner ses propres règlements et droit de disposer de ses fonds et de s'organiser comme elle l'entend. Cette autonomie académique et administrative ne saurait toutefois en aucun cas prétendre à l'exterritorialité sous le couvert de laquelle se fomenteraient des actes de violence tendant à renverser les institutions et l'ordre juridique du pays.
Après avoir relevé qu'il a été tolérant jusqu'à l'excès – les troubles n'ont en effet pas cessé depuis un mois – le Président déclare «mais tout a une limite et nous ne pouvons permettre que l'on continue à ébranler sans cesse l'ordre juridique ainsi qu'on l'a fait jusqu'ici; nous avons l'obligation inéluctable d'empêcher la destruction des structures essentielles dans le cadre desquelles nous vivons et progressons» et d'ajouter que pour cela il fera usage du droit que lui accorde la Constitution de disposer de toutes les forces armées pour le maintien de la sécurité intérieure. Le Président est particulièrement acclamé lors de cette déclaration.
Il s'étend enfin longuement sur l'urgence et la nécessité d'une profonde réforme du système d'éducation. Il réaffirme qu'il est prêt au dialogue avec les étudians auxquels il demande des propositions concrètes et de caractère universitaire, alors que jusqu'ici leurs revendications sont exclusivement d'ordre politique.
L'exposé du Président de la République ne pouvait être meilleur: très ferme quant à son «non» à la subversion mais main tendue aux étudiants et porte largement ouverte au dialogue avec eux.
Pendant les deux jours qui suivent, l'Université reste silencieuse; elle hésite et se tâte. Le troisième jour cependant, les groupes extrémistes ont réussi à manœuvrer la majorité qui approuvait le discours présidentiel et le Comité National de l'UNAM proclame que la grève continue et que les manifestations se poursuivront jusqu'à satisfaction de ses revendications – reproduites au début de ce rapport.
Le 10 septembre, le Recteur Barros Sierra – vigoureusement rappelé par le Gouvernement au sens de ses responsabilités, m'affirme un observateur directement informé – publie un solennel appel aux professeurs et étudiants pour la reprise des cours. Le 12 septembre, le Comité National de Grève répond négativement et annonce une nouvelle manifestation de masse pour le lendemain. Le Professeur Walther Hofer, Président de la Commission parlementaire pour les Affaires étrangères, voit défiler le début du cortège deux heures avant la conférence qu'il doit prononcer le soir même8. Le trafic de la capitale est paralysé à nouveau et nous devons faire un très long détour pour arriver au lieu de la conférence dont le nombre d'auditeurs est diminué par l'inquiétude qui règne en ville et par les empêchements matériels de circulation.
Le Recteur lance un nouvel appel pour la reprise des cours; on attend le lendemain de la fête nationale (qui a lieu les 15 et 16 septembre) pour connaître le résultat de cet appel; il est nul: les aulas restent désertes. Le mercredi 18 septembre, à 22 heures, l'armée pénètre dans la Cité universitaire et procède à l'arrestation de tous ceux qui y campent depuis quelques semaines. Parmi les 630 arrêtés, on dénombre quelques professeurs et beaucoup de personnes étrangères à l'Université. Les forces armées n'étaient plus intervenues dans l'enceinte de l'Université de Mexico depuis 40 ans.
Dès le lendemain, les étudiants manifestent avec une violence considérablement accrue; ce ne sont plus des cortèges de masse mais des groupes de quelques centaines qui organisent – selon une tactique fraîchement apprise à Cuba, me déclarent certains observateurs – des manifestations éclairs en divers points de la ville: autobus et véhicules de police renversés et immédiatement mis à feu; c'est le système de la guérilla qui oblige la police à faire front de toutes parts, aux endroits et aux moments les plus inattendus.
De jour en jour – surtout de nuit en nuit – les affrontements deviennent plus dangereux; les étudiants font pleuvoir les cocktails Molotov et les Granaderos les gaz lacrymogènes; les blessés sont extrêmement nombreux, tant du côté des «étudiants» (les guillemets se justifient en raison des nombreux agitateurs non étudiants que l'on arrête) que de la police; des deux côtés partent des coups de feu. Nous sommes le 25 septembre et depuis le dimanche 22 au soir, on dénombre une dizaine de morts par armes à feu.
Entre-temps, le Recteur Barros Sierra, violemment attaqué au Parlement par les députés du parti au pouvoir (Parti Révolutionnaire Institutionnel dit PRI) a donné sa démission; celle-ci est toutefois refusée par le Conseil d'administration de l'Université.
Tels sont, résumés dans toute la mesure du possible, les faits dont l'exposé était nécessaire en raison des répercussions qu'ils pourraient avoir et des questions qu'ils soulèvent quant à l'évolution politique du Mexique dont on se plaisait jusqu'ici à constater la stabilité.
L'appréciation des éventuelles répercussions des évènements des deux derniers mois est malaisée du fait des diverses influences occultes qui manœuvre les étudiants: celles de l'extérieur, incontestablement d'inspiration communiste, et celles d'hommes politiques mexicains ainsi que d'un assez grand nombre de Professeurs insatisfaits du régime qui préside aux destinées du pays depuis une trentaine d'années. Cette appréciation nécessite également une analyse préalable des structures et du fonctionnement du régime. Un rapport subséquent9 en traitera.
Pour l'instant, je me limite à quelques premières conclusions:
Les troubles des deux derniers mois procèdent nettement plus d'un malaise politique et social que de problèmes réellement académiques. C'est en cela qu'ils doivent retenir l'attention en ce qui concerne l'évolution politique du Mexique au cours des prochaines années, peut-être des prochains mois. Le Gouvernement et les chefs du parti au pouvoir paraissent, pour l'instant, quelque peu désemparés par la soudaine violence des critiques à l'égard des structures sur lesquelles ils s'appuient depuis trois décades. Le répit probable que donneront les vacances à l'Université – du 1er octobre au 15 novembre – leur permettra de se ressaisir et la rentrée universitaire montrera dans quel sens les positions respectives du Gouvernement et des étudiants – aujourd'hui raidies au maximum – auront pu évoluer.
Dans l'immédiat, on peut admettre que le Gouvernement parviendra à maintenir l'ordre et la tranquillité nécessaires pour le déroulement des Jeux Olympiques10. C'est là, pour lui, une obligation primordiale non seulement pour la réputation du pays mais surtout en raison des sommes considérables – trop considérables pour un pays en voie de développement – investies dans l'organisation des Jeux.
Les étudiants ont voulu utiliser l'approche des Jeux Olympiques comme moyen de pression sur le Gouvernement d'où l'obligation pour celui-ci de réagir aussi énergiquement qu'il l'a fait. Mais cela n'est qu'une péripétie au regard de l'ensemble du problème. Avec d'autres observateurs, j'ai le sentiment que le Mexique est sur le point d'entrer dans une phase nouvelle de sa vie politique.
- 1
- Rapport politique No 3 de l’Ambassadeur de Suisse à Mexico, Jean-Louis Pahud, dodis.ch/P145, a uChef du Département politique, Willy Spühler, dodis.ch/P2111, CH-BAR#E2300-01#1973/156#227* (A.21.31).↩
- 2
- Cf. doc. 13, dodis.ch/50606.↩
- 3
- Javier Barros Sierra (1915–1971), dodis.ch/P43308.↩
- 4
- Gustavo Díaz Ordaz (1911–1979), dodis.ch/P41493, homme d'État mexicain, président du Mexique de 1964 à 1970.↩
- 5
- Les Jeux olympiques furent célébrés au Mexique du 12 au 27 octobre 1968. Pour ces jeux la Suisse nomma pour la première fois un «attaché olympique», cf. la lettre de Jean-Louis Pahud à Fred Bieri, dodis.ch/P122, du 11 septembre 1968, dodis.ch/32167.↩
- 6
- Ernesto «Che» Guevara (1928–1967), dodis.ch/P26619, révolutionnaire argentin, leader de guérilla et dirigeant de la révolution cubaine. Dans plusieurs pays, les mouvements de protestation furent partiellement orientés par ses idées. Cf. doc. 5, dodis.ch/50607; doc. 8, dodis.ch/50614; doc. 10, dodis.ch/50609 et doc. 23, dodis.ch/50605. Sur les activités de propagande de Cuba en Amérique latine et la mort de Che Guevara en Bolivie en 1967, cf. la lettre de Hannes Vogt, dodis.ch/P19463, à Pierre Micheli, dodis.ch/P86, du 17 octobre 1967, dodis.ch/32265. ↩
- 7
- La résistance contre la politique des États-Unis au Vietnam constitua autour de 1968 dans plusieurs pays un élément central des mouvements de protestation. Cf. doc. 4, dodis.ch/50612; doc. 9, dodis.ch/50610; doc. 14, dodis.ch/50611 et doc. 23, dodis.ch/50605. Sur la situation aux USA mêmes, cf. doc. 16, dodis.ch/33421.↩
- 8
- Walther Hofer (1920–2013), dodis.ch/P24640. À son retour de la Conférence annuelle de l'Union Interparlementaire à Lima, Hofer s'arrêta du 12 au 15 septembre 1968 à Mexico. Pendant son séjour, il donna une conférence sur la «Conception de la neutralité» organisée par l'Ambassadeur de Suisse et l'Academia Mexicana de Derecho Internacional, cf. la lettre de Jean-Louis Pahud au service Information et presse du Département politique du 18 septembre 1968, CH-BAR#E2200.192#1992/3#14* (101.0). Sur la Conférence à Lima, cf. la lettre politique No 13 de Hansjörg Hess, dodis.ch/P525, à Pierre Micheli du 13 septembre 1968, dodis.ch/33945.↩
- 9
- Ce rapport n'a probablement pas été réalisé. Dans l'ensemble, seulement cinq rapports politiques furent rédigés en 1968, tandis qu'en 1969 un seul rapport a été produit.↩
- 10
- Le 2 octobre 1968, dix jours avant l'ouverture des Jeux olympiques, il y eut une escalade de la tension. Sur ordre du président Ordaz, l'armée mexicaine ouvrit le feu sur les étudiants rassemblés sur la place de Tlateloclo à Mexico, cf. le télégramme No 65 de Jean-Louis Pahud au Département politique du 8 octobre 1968, dodis.ch/50649. ↩