Zur innenpolitischen Lage Frankreichs: politische Parteien, wirtschaftliche und finanzielle Gegebenheiten; De Gaulle und die aussenpolitische Situation Frankreichs.
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Documents Diplomatiques Suisses, vol. 16, doc. 21
volume linkZürich/Locarno/Genève 1997
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2800#1990/106#80* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2800(-)1990/106 16 | |
Titre du dossier | Correspondance avec Carl J. Burckhardt (ministre de Suisse à Paris) : volume II (1945–1949) | |
Référence archives | 321.31 |
dodis.ch/1707
J’ai pu, dans ma lettre2 du 2 juillet 1945 vous donner mes premières impressions générales, recueillies au hasard des rencontres et des conversations. Aujourd’hui, je voudrais tenter, après deux mois d’expérience, de faire un exposé plus systématique.Introduction:
On ne peut dire vers quel avenir se dirige la France, car ce pays n’a actuellement aucune politique définie, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Rien de vraiment constructif n’a encore été fait en France. Aucune décision engageant l’avenir du pays n’a encore été prise. Le désordre des esprits y est toujours très grand. Ce qui est pire, le désordre moral, aggravé pendant l’occupation, s’accentue. Tout contribue à l’entretenir: hausse croissante du prix de la vie, marché noir, manque de confiance dans le Gouvernement, incertitude de l’avenir et absence de volonté à travailler. La France continue de descendre la pente: elle s’affaiblit petit à petit et ni la libération il y a un an, ni la fin de la guerre il y a deux mois ne lui ont permis de rejeter sa fatigue, de retrouver une foi, de sortir du processus de lente désagrégation qui l’avait gravement minée pendant les années qui ont précédé la guerre déjà.
Les divisions entre Français, si profondes il y a un an, ne se sont pas apaisées, tout au contraire. Les délations et les vengeances sont monnaie courante.
I. Politique intérieure
Le Général de Gaulle a lui-même qualifié son Gouvernement de «provisoire». C’est un provisoire vieux de près d’un an et il dure depuis trop longtemps. C’est parce qu’elle est provisoire que personne n’attache d’importance à l’Assemblée consultative. C’est parce que son Gouvernement est provisoire que «le Général» n’en a pas modifié la composition. Or, le provisoire tue. L’autorité des ministres est presque inexistante. Très au-dessus d’eux, il reste un vivant: «le Général». Mais pour lui également, le temps a commencé son lent travail d’injure. De Gaulle est encore assez solide pour tenir sa place et pour continuer à paralyser dans le pays toute activité politique ouvertement contraire à la ligne de conduite qu’il a adoptée. Mais d’ores et déjà, Charles de Gaulle est devenu un symbole et presque un poids mort. Aujourd’hui, il appartient déjà plus au passé qu’à l’avenir. «Il va quitter la scène, même s’il s’y cramponnait» a dit de lui Monsieur Bogomolov.
Incapable de résoudre l’immense problème de la paix qui demande des connaissances, de l’abnégation, de la liberté intérieure, de l’imagination et un sens de l’humain qu’il n’a pas, incapable de faire maintenant ce qui aurait été si facile au moment de la libération: l’union de tous les Français de bonne volonté, le Chef provisoire d’aujourd’hui ne pourra pas être demain la clef de voûte de la nation relevée et sauvée. Une des raisons sourdes du malaise français qui s’accentue de semaine en semaine, c’est la crainte que l’obstination du Général ne le pousse à s’efforcer de se maintenir coûte que coûte au poste suprême du Gouvernement, la force aussi de ses ressentiments et la rigidité de ses vues.
Aucune des libertés démocratiques n’a encore été rendue aux Français. Les prisons sont pleines d’opposants au régime que l’on n’interroge pas, mais que l’on ne relâche pas non plus. La censure a été soi-disant supprimée, mais la presse et la radio sont tout entières propriété de «la résistance». Le Français moyen n’a aucune possibilité d’exprimer son opinion. On ne fournit de papier que pour les publications qui ne heurtent pas les thèses du Gouvernement. Un des curieux paradoxes de la politique française, c’est de la voir, au nom de la démocratie, attaquer le régime de Franco. En vérité, ces deux régimes se ressemblent étrangement.
Partis politiques
Sorti tout armé de la clandestinité, le jour de la libération, le parti communiste était adulte, alors que les autres partis politiques commençaient à peine à renaître. Il a gardé son avance; il est le seul parti dynamique et puissamment organisé. Fidèle aux consignes de l’Est, qui lui ordonnent de ne pas trop affaiblir le Gouvernement et de ne pas forcer trop rapidement une conquête brutale du pouvoir, il en poursuit avec obstination la conquête légale, en essayant d’attirer à lui le plus grand nombre possible de voix ouvrières et en calmant la bourgeoisie craintive par ses appels à l’union et au patriotisme. Les injures dont les communistes entourent le procès Pétain montrent à quel point ils entendent développer l’épuration pour écarter les bourgeois des postes de commande qu’ils ont pu encore conserver. L’épuration est une excellente méthode pour détruire les adversaires du communisme. Les perturbations qu’elle provoque dans la vie économique de la France entrent dans le plan de conquête des communistes qui ne cachent même pas que leur jeu est de laisser les choses se désorganiser jusqu’au moment où, dans le désordre de tout et de tous, leur ordre apparaîtra comme la seule force active. Ceci dit, il ne semble pas que ce parti gagne en ce moment beaucoup de nouveaux adeptes. Mais il se fortifie dans ses positions. Il travaille en profondeur. Il s’organise dans les postes que ses succès aux élections municipales d’il y a deux mois lui ont permis de conquérir.
Le parti socialiste, avec toute sa grande tradition occidentale, est sur la défensive. Il essaie de conserver ses troupes travaillées par la propagande communiste en faveur de l’unité ouvrière. Ses chefs sont encore hostiles à cette union, car union voudrait dire absorption par les communistes. La totalité de la classe ouvrière serait alors dans l’obédience de Moscou. Il est d’une importance capitale pour la France et pour les nations d’occident que le parti socialiste ait la force de maintenir son indépendance. L’on dit le chef du parti, Léon Blum, rentré de captivité, mûri, libéré de sa tendance à l’hédonisme, beaucoup plus grave. Il a parlé avec les communistes, il leur a posé la question: «en cas de fusion, leur a-t-il dit, où serait notre liberté en matière de politique extérieure?» Blum essaie par tous les moyens de s’associer les éléments de maîtrise dans la nation, professeurs, spécialistes de toute sorte, intellectuels exerçant des fonctions sociales. D’ailleurs, depuis quelques semaines, le ton de l’organe communiste, «L’Humanité», n’est plus un ton de parti gouvernemental. Quelques-uns sont d’avis que les excès mêmes de la presse d’extrême gauche rendraient les communistes moins influents. Seulement, en dehors de Blum, très âgé, les socialistes manquent de chefs, il n’y a pas d’hommes, les hauts fonctionnaires que le parti a mis à disposition du régime en vigueur ont déçu, ont été médiocres.
Sévèrement battu aux élections municipales, le vieux parti radical fait un sérieux effort pour garder une place importante dans la vie politique française. Sa renaissance est possible, mais elle ne pourra être – semble-t-il – que partielle. Ce qui, en dehors d’un certain tempérament politique naturel aux Français, favorise cette renaissance, c’est que ce parti a un chef, le Président Herriot, qui est peut-être le seul parlementaire de l’ancien régime qui soit resté vraiment populaire en France. Il est en effet plus populaire que Blum, mais il semblerait avoir moins d’autorité. Le fait que sa candidature est celle de l’Angleterre, du temps, où le parti conservateur était au pouvoir, a été considéré comme un désavantage vers le plan intérieur en France. Maintenant, au contraire, cela pourrait redevenir un atout. Il semble qu’une partie des campagnes votera pour les radicaux-socialistes qui sont à présent le parti de droite. Longtemps, aucun parti nouveau n’est sorti des mouvements de résistance. Deux groupes, l’un majoritaire, l’autre minoritaire, s’affrontaient. Les majoritaires voulaient éviter la fusion avec les communistes, les minoritaires, au contraire, la recherchent. Un homme qui est représentatif pour le groupe majoritaire est, par exemple, le Ministre Frenay, tandis que, pour le groupe minoritaire, l’on pourrait indiquer Astier de la Vigerie, avec son caractère nettement aventurier, ne craignant et n’évitant pas le crime politique. Ces derniers jours, enfin un parti est né de ce groupe dit de la résistance, le parti (Union démocratique et socialiste de la résistance, UDSR), formé de:
– MLN (Mouvement de Libération Nationale)
– OCM (Organisation Civile et Militaire)
– Libération-Nord
– Combat-Empire.
Ce nouveau parti reçoit l’appui des Socialistes pour l’action politique.
A noter que le mouvement de résistance «Libération-Nord» comprenait de nombreux syndicalistes et des membres de la Confédération Générale du Travail qui, de ce fait, adhèrent indirectement au socialisme, et s’écartent, par là-même, du communisme.
D’ici octobre, c’est-à-dire avant les élections, beaucoup de difficultés graves pourront se produire, soit dans le domaine économique et financier, soit dans celui de la politique extérieure.
II. Données économiques et financières
Pour juger de la situation économique actuelle, il est inévitable de remonter le cours des années et alors on constatera que s’il y a eu en 1918 une paix politique, il n’y a jamais eu véritablement ni paix sociale, ni paix économique.
Dès après 1918, la France s’est laissé aller sous la promesse de M. Klotz: «L’Allemagne paiera». Les conséquences ont été les premières dévaluations qui nous ont amenés, en 1926, au franc Poincaré. Pendant 10 ans, le franc est resté stable et a pu être considéré pendant quelques années comme la première monnaie d’Europe. La crise américaine de 1929 a eu sa répercussion en France en 1930-1931 seulement. Le 6 février 1934 a provoqué des remous sociaux profonds et 1936 a marqué l’avènement du Front Populaire. Les nouvelles dévaluations qui se sont succédées jusqu’en 1939 nous laissent aujourd’hui un franc réduit à environ 7% de sa valeur de 1914 et qui sera probablement ramené à 3 ou 2% de cette même valeur prochainement, tandis que la livre sterling est aujourd’hui à 43% de sa valeur de 1914. Ces dévaluations consécutives ont eu comme conséquence l’appauvrissement de tous les efforts épargnants: rentiers, obligataires, propriétaires d’immeubles, et une prolétarisation s’en est suivie. Les augmentations de salaires ont toujours été inférieures aux dévaluations; le bien-être de la grande masse a donc diminué au lieu d’augmenter comme dans les autres pays. Naturellement, le budget familial s’est trouvé profondément transformé; le loyer, qui était considéré comme une dépense importante, montant jusqu’à 15% du budget, fut réduit à environ 6% et les dépenses pour la nourriture, etc. ont dû être augmentées. Mais, si dans beaucoup de pays, le standard de vie s’est exprimé par la création de salles de bain, chauffage central, frigidaires, la France n’a pas pu suivre cette tendance. Le domaine immobilier, une des plus grandes richesses de la France avant 1914, s’est sérieusement déprécié, ne pouvant pas être entretenu, et les constructions nouvelles ont été faites uniquement pour les bâtiments officiels.
L’on peut donc constater que, contrairement à ce qui s’est passé dans les autres pays, les guerres, en France, ont été payées par la grande masse. C’est peut-être une des raisons du ressentiment contre la classe possédante et dirigeante d’hier, qui n’a pas voulu jouer le rôle social qui lui était assigné. En effet, d’après les dernières investigations de la Production Industrielle, nous voyons aujourd’hui que l’outillage français est vieux de 25 ans, que les industriels se sont contentés de la dévaluation de leur passif et qu’ils ont négligé de rééquiper leurs usines. N’oublions pas non plus que les cinq dernières années ont amené la production américaine du simple au double, malgré la mobilisation d’une énorme armée. Nous trouvons donc la France d’aujourd’hui industriellement dépassée, avec un standard de vie plus bas qu’ailleurs.
L’agriculture, qui occupe 45% de la population française, a fait admirablement son devoir pendant la guerre. On lui a dit de faire du marché noir pour ne pas livrer aux Allemands. Elle a suivi ces directives. La France s’est à peu près nourrie, malgré les prélèvements des Allemands, mais maintenant, les résultats d’une exploitation sans engrais, sans tracteurs, presque sans chevaux se font sentir. La Belgique a fait son recensement des billets de banque très rapidement; en France, on a hésité à cause des cultivateurs, mais la nécessité de faire le cadastre des fortunes l’a emporté en fin de compte et aujourd’hui, on harcèle les paysans en leur disant: «Produisez, travaillez!», mais par contre, on leur prend leurs billets, leurs produits et on ne peut leur donner ni engrais, ni machines agricoles, ni cheptel, ni habillement, d’où actuellement un très vif mécontentement dans cette classe.
Par suite du déplacement des fortunes, conséquences des dévaluations, M. Pleven a été dans l’obligation de procéder au recensement des fortunes car une grande partie des Français échappait à l’impôt direct. Naturellement, la classe possédante et les industriels sont mécontents; ils constatent la carence dans la mise en train de l’industrie; ils voient monter les salaires; ils voient les machines s’arrêter faute de matières premières, de charbon et de coordination dans les différents services; ils voient le nombre des fonctionnaires augmenter, des gens compétents quitter leur emploi sous l’inculpation de collaboration, un grand désordre dans l’administration et peu de volonté de mettre fin à tout ce chaos dans la direction générale. Le Gouvernement Provisoire a été choisi parmi les excités, des révolutionnaires qui avaient une idée assez juste des désordres du passé et de leurs revendications, mais qui, n’ayant aucune expérience administrative, sont dans l’impossibilité de faire un travail constructif.
Avant 1938, la France importait 50 millions de tonnes de marchandises, vivres, etc., importations tombées aujourd’hui à 20% de ce que l’Amérique avait promis dès les premiers jours de la libération et à 60% des importations d’avant-guerre. Elle sera obligée de vivre en économie fermée jusqu’au moment où, son outillage refait, ses villes reconstruites, elle pourra de nouveau affronter la concurrence sur le marché mondial. Mais pour cela, elle a besoin d’un Gouvernement stable et ferme. La France est encore un pays riche en devises-or, et peu endetté à l’étranger. Elle peut donc acheter son équipement et ce qui lui manque, sans craindre l’aliénation de son indépendance et l’Amérique et l’Angleterre – pour qui la crainte du chô-mage est une menace – seront contentes d’avoir la France comme cliente une fois la guerre du Pacifique terminée. Il ne faut pas oublier que la France a toujours été un débiteur scrupuleux et honnête; son crédit est donc intact. Tout l’art du Gouvernement est de gagner du temps et d’éviter les difficultés à l’intérieur.
La France n’est plus un pays riche en réserves; elles ont été dépensées pendant ces dernières guerres. Si elle veut vivre, elle doit choisir entre une organisation rationnelle ou la faillite; elle doit de nouveau créer des richesses et on ne crée des richesses qu’en exportant. Elle doit donc, le plus rapidement possible, refaire son outillage, organiser son administration, ce que M. Pleven semble vouloir faire.
Dans l’idée de la majorité des Français, le désordre qui les a conduits à la débâcle est la conséquence des régimes d’avant-guerre et ils pensent qu’il est nécessaire de rompre avec le passé. La confiance dans le Maréchal en 1940 et l’enthousiasme avec lequel on a accueilli le Général de Gaulle en 1944 n’ont pas d’autre origine. Mais vers qui se tourner: les vedettes politiques d’avantguerre ont fait faillite, le patronat a prouvé qu’il n’était pas à la hauteur de sa tâche et les militaires les plus éminents sont au banc des accusés. Le procès en cours contre le Maréchal Pétain, ce tribunal révolutionnaire, n’est qu’une occasion de déballer devant l’étranger toutes les faiblesses françaises3. Les hommes nouveaux s’usent vite dans les pays qui, manifestement, manquent de tout et ne sont pas maintenus dans la discipline par une certaine crainte. Il est difficile pour la France déchristianisée depuis deux générations, de trouver une mystique ralliant la masse. L’incompréhension de la mentalité latine dont témoignent les Anglo-Saxons ne date pas d’aujourd’hui; toute la politique pro-allemande d’avant-guerre ne peut s’expliquer autrement. Seule une certaine élite anglaise est sensible au génie français. La France doit rester pour le monde le trait d’union entre l’Est et l’Ouest. Sa mentalité est, en pratique, aussi hostile à la discipline bolchevique qu’au national-socialisme. Les Alliés devraient se rendre compte qu’une France bolchevisée leur enlèverait toute influence en Europe et menacerait tout le bassin de la Méditerranée et les pays limitrophes de la France. Ils devraient aider la France à sortir du marasme, même si la guerre du Pacifique devait durer quinze jours de plus.
Ce qui est vrai pour les Alliés l’est encore plus pour la Suisse. Le sort de la Suisse est lié à celui de la France, politiquement, socialement et économiquement. Actuellement, notre pays est entouré par l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie en faillite; nos créances sur l’Allemagne doivent être amorties; nous pourrons faire du troc avec ces pays, mais notre commerce extérieur baissera très sérieusement. Pour maintenir notre standard de vie, nous devrons exporter 3 milliards de francs suisses de marchandises; or, pendant la durée de la guerre du Pacifique et pendant assez longtemps encore après la fin de cette guerre, l’accès du marché extérieur nous restera relativement facile. Tout cela changera le jour où les Anglo-Saxons donneront à leur industrie la liberté du commerce avec l’étranger. D’après des conversations que j’ai eues avec des personnes bien informées, leurs prix de revient seront de 20 à 40% meilleur marché que les nôtres. Sans doute, notre industrie est à la hauteur de sa tâche; nos bureaux de recherches, nos bureaux techniques sont de premier ordre.
La Suisse, malgré les entorses qui ont été faites par certains fonctionnaires et certains membres de la colonie à sa réputation traditionnelle d’honnêteté (marché noir des devises etc.4), jouit encore d’une excellente renommée et a su se créer des amitiés pendant ces deux guerres. La reconnaissance pour son effort humanitaire est infiniment plus grande que la presse ne l’exprime, mais il ne faut pas oublier que chaque pays aime à exporter son chômage chez le voisin; les Etats-Unis nous ont donné, avant-guerre, une idée de ce qu’ils sont capables de faire dans cet ordre de choses. Il nous faudrait de nombreuses années pour trouver à notre industrie de nouveaux marchés qui pourraient remplacer les défaillants et pendant ce temps, nos budgets ne s’équilibreront plus et notre standard de vie baissera. Nous savons que les conjonctures déclinantes sont propices aux troubles sociaux et même si notre revenu national a quadruplé depuis 1913 et que nous nous trouvions encore dans une situation exceptionnelle en Europe, l’issue de certaines élections de ces derniers temps montre déjà que les mécontents trouvent des partisans.
Comme je l’ai dit plus haut, la France est la seule de nos voisins qui puisse nous fournir des matières premières, nous acheter nos marchandises, c’est-àdire maintenir un commerce d’envergure, basé sur des besoins réciproques. Dès que l’agriculture aura de nouveau reçu des engrais et des machines, nous pourrons tirer de la France et de ses colonies tout ce que nous achetions avant la guerre. La France, de son côté, pourra acheter nos produits industriels5. De plus, la France est créditrice chez nous de tous les avoirs français passés en fraude6.
Il n’y a pas de doute que la France ne peut tolérer à sa porte un pays qui permet à ses ressortissants de se dérober à leur devoir fiscal. En ce moment, tous les pays doivent penser à payer les dettes de guerre; les impôts sont montés partout à la limite du possible. Chaque contribuable a donc intérêt à se refuser à faire son devoir et trouve naturellement des excuses très plausibles. En économie libérale, le contrôle est très difficile à établir, mais, en économie fermée, il est plus facile de suivre les capitaux. La Suisse a déjà été obligée de donner satisfaction aux Alliés pour les avoir allemands; dès lors, il serait peut-être de bonne politique de ne pas être trop intransigeant sur ce point et de chercher plutôt à ce que ces capitaux soient utilisés par la France pour des commandes en Suisse en garantie des emprunts consentis avant la guerre. Les capitaux français ont rendu de grands services à la Suisse au moment de l’électrification de notre pays, mais aujourd’hui, en face des grands problèmes qui nous agitent, ils sont de mineure importance. Nous ne devons pas oublier que nous avons rompu le contrat qui nous liait à nos clients français le 6 juin 1940 en bloquant tous les avoirs7; il semble que, maintenant, il serait de notre intérêt de nous laisser forcer la main pour rendre ces capitaux utiles pour les deux pays.
Il ne faut pas oublier non plus que l’Angleterre a déjà, en 1939 et 1940, mobilisé tous les avoirs de ses ressortissants à l’étranger et qu’elle a payé avec ces ressources la première partie, probablement décisive, de la guerre.
Le budget français de 1945 dépassera 250 milliards de francs. C’est beaucoup pour un pays qui ne travaille pas. Le problème financier n’a pas sensiblement changé par l’opération d’échange des billets. Il faudrait couper dans les dépenses, réduire les besoins dévorants de l’armée et surtout arrêter la marée montante du fonctionnarisme. La France plie sous le poids de quatre fois plus de fonctionnaires qu’en 1939 (plus de 60’000 personnes émargent au budget du seul Ministère des Prisonniers). Comment un pays à l’économie paralysée pourrait-il continuer longtemps un pareil gaspillage? Des accidents monétaires paraissent certains. Le problème n’est d’ailleurs pas financier. Ce ne sont pas les impôts qui pourront le résoudre, car il est politique et économique.
III. Politique extérieure
Dans ce domaine, le Gouvernement ne compte pas. Seul le Général de Gaulle décide et il n’a jamais caché au pays que le relèvement du prestige de la France était le premier but de sa politique. C’est là son idée fixe. Le grand traumatisme de sa nature fière et monomane proviendrait, nous dit-on, du fumeux discours de Smuts par lequel il annonça l’abdication des puissances européennes continentales. Mais dans l’exécution de son ambitieux programme, le Général a été desservi par ses ressentiments personnels à l’encontre des deux pays anglo-saxons8 qui, dans l’hiver 42-43, retardèrent sa venue à Alger. En revanche, il reste fidèle au souvenir que, dès son arrivée à Alger, les Russes lui apportèrent leur appui et il est reconnaissant aux communistes d’avoir soutenu le Comité de Libération. Il n’oublie rien.
Le voyage à Moscou, l’alliance avec l’URSS furent donc les premiers actes de sa politique extérieure. Il aurait été logique – le pays l’attendait et le souhaitait – que l’Alliance avec l’Angleterre suivît. Elle n’a pas encore suivi. D’où la déception d’une grand partie de l’opinion publique. Pas que les sympathies personnelles du Général aillent vers le Kremlin, mais des personnes bien informées disent que sa fidélité à l’URSS irait très loin si des difficultés sérieuses surgissaient entre Londres et Moscou. Il est prisonnier d’un passé.
Les événements de Syrie éclatèrent soudain. Trop brutalement, car le Gouvernement britannique commit une erreur psychologique vis-à-vis des Français en donnant un aussi fort coup de poing sur la table, erreur dont le Général, tout compte fait, tira profit. Les mêmes Français qui reprochaient au Général de n’avoir pas noué une solide alliance avec l’Angleterre, l’excusèrent parfois d’avoir répondu en termes vifs à l’ultimatum britannique. L’intérêt des deux pays commande que les oppositions de vues, même si elles sont très marquées, revêtent des formes moins susceptibles de donner des arguments à ceux qui sont hostiles à l’alliance anglaise.
Cette question capitale de l’alliance franco-anglaise est plus que jamais à l’ordre du jour. Elle est un grand reproche à la politique du Général de Gaulle car un nombre croissant de Français s’inquiètent de l’isolement de leur pays, de ses besoins dans le domaine économique, et de la progression si profonde de la Russie vers l’Ouest de l’Europe.
Ceci s’applique bien entendu également au resserrement de l’amitié entre la France et les Etats-Unis. La politique extérieure de la France est pour le moment déséquilibrée par l’alliance unilatérale avec la Russie qu’accentue la présence du parti communiste dans le Gouvernement français. Or, seule une entente avec les puissances anglo-saxonnes pourrait créer la base à une politique étrangère constructive; cette entente serait d’un intérêt vital pour les petits pays restant encore sur le continent en dehors du système soviétique. Seule cette entente pourrait permettre à la France de ranimer son économie, de la moderniser, d’améliorer le ravitaillement et aussi de participer activement aux accords par lesquels les nations de l’Europe occidentale devront tôt ou tard constater et renforcer leurs intérêts communs.
L’opinion s’inquiète de la politique négative du Général, opposant tenace à l’alliance anglaise et ceci en désaccord avec son Ministre des Affaires étrangères. Il y a cependant des observateurs qui admettent que l’attitude changera peut-être à la suite du changement d’équipe au Gouvernement du Royaume-Uni.
La menace qui pèse sur l’Afriquedu Nord est particulièrement grave. Le Gouvernement a suivi sa politique habituelle qui est de ne pas dire l’entière vérité au pays9. Dès lors, l’on se demande si depuis 1943, l’on n’a pas accumulé les erreurs, et l’on craint que l’on n’en commette de nouvelles. Les observateurs attentifs craignent également que ces fautes soient l’occasion de graves difficultés internationales et qu’une entente avec l’Angleterre et les Etats-Unis permettrait d’éviter.
D’une façon générale, l’on se trouve devant un fait nouveau qui change toutes les lois qui régissaient pendant des siècles le jeu de la politique européenne. L’on se trouve devant un absolu, devant une pseudo religion qui dispose de toutes les forces temporelles, psychologiques et matérielles d’une église au faîte de son pouvoir. Il ne faut pas se le dissimuler par des fauxfuyants d’espérance, une force de désunion et de haine qui s’affirme hautement nationaliste et dont les directives et les ressources viennent d’une grande puissance, pourra affaiblir mortellement ce qui est le plus précieux dans un pays: ses traditions spirituelles, son sens de la liberté, sa cohésion et le sens des devoirs et de la vérité. La France, déjà si atone, pourra-t-elle réagir contre cette attaque?
[...] 10
Ce rapport essaie de montrer le problème français actuel avant tout sous l’angle de la position du parti communiste et de son action. Cela confère à ces renseignements un aspect unilatéral. Il y aura beaucoup d’autres aspects, d’autres possibilités à indiquer par la suite. Pour aujourd’hui, je voudrais, pour conclure, laisser parler les faits sans esquisser cette fois des commentaires.
Les communistes étaient impopulaires. Ils avaient trahi en 1940 et tout le monde le savait. Mais, en se fondant dans la Résistance, en liant surtout les deux termes, Résistance et Révolution, ils sont devenus extrêmement puissants jusqu’à entraver l’action gouvernementale. Ils auront beau jeu, dans les mois à venir, de faire appel au patriotisme des Français pour s’opposer aux garanties que les puissances anglo-saxonnes pourraient un jour être amenées à prendre contre l’impérialisme russe. En Pologne, en Finlande, en Roumanie, en Bulgarie, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, et en Yougoslavie, comme en Grèce, les communistes se targuent de défendre les intérêts nationaux. En France, ils en useront de même.
- 1
- Rapport: E 2800/1990/106/16. Petitpierre a lu le 16 août ce rapport dactylographié qui comporte plusieurs annotations et corrections manuscrites de C. J. Burckhardt.↩
- 2
- Non reproduite.↩
- 3
- Sur ce procès et l’éventuel témoignage de W. Stucki, cf. la notice de J. de Saussure, E 2001 (D) 11/45 et les lettres de W. Stucki des 9 et 10 août 1945, E 2200Paris/34/1.↩
- 4
- Sur les cas de Suisses impliqués dans les procédures d’épuration, cf. E 2001 (D) 3/158-159 et E 2001 (E) 1/59.↩
- 5
- Des négociations commerciales franco-suisses vont aboutir le 11 novembre 1945 à la conclusion d’un accord, dodis.ch/1778. A ce sujet, cf. les PVCF No 2598 du 17 octobre 1945 et No 2978 du 23 novembre 1945, dodis.ch/1312, 1327 et E 2001 (E) 1/331, E 2001 (E) 2/601, 607-611, E 7110/1973/135/12,14.↩
- 6
- C. J. Burckhardt a raturé la phrase suivante: ces capitaux sont investis pour une partie en Suisse, pour deux parties à l’étranger. Sur les avoirs français en Suisse, cf. la lettre du 7 août 1945 de la BNS au DPF, E 2001 (E) 2/569.Lors d’une séance réunissant le 8 octobre 1945 des responsables suisses pour préparer les négociations financières avec la France, H. de Torrenté déclare notamment: D’après certaines indications que nous possédons, les avoirs français se trouvant en Suisse s’élèveraient à environ 6 milliards. Toujours d’après certaines informations, le 1/4 seulement de ces avoirs aurait été déclaré, soit 1 milliard 500 millions. Cf. aussi la notice du 10 octobre 1945, E 2001 (E) 2/569 et 611.↩
- 7
- Le document de Burckhardt comporte une erreur. Il s’agit de l’ACF du 6 juillet 1940, cf. dodis.ch/2094 et DDS, vol. 13, doc. 336, dodis.ch/47093, Annexe II.↩
- 8
- Annotation manuscrite de Burckhardt en bas de la page: L’on espère un changement à la suite de son voyage aux Etats-Unis que l’on dit prochain, mais dont la date n’est pas fixée, et le principe même incertain. Il y a en effet de l’opposition.↩
- 9
- Annotation manuscrite de Burckhardt en bas de la page: La presse oriente le public de façon presque aussi unilatérale que la presse Goebbels orientait jadis le public allemand. Dans certains journaux, l’on pouvait lire entre les lignes (Gazettede Francfort), c’est la même chose ici.↩
- 10
- Burckhardt analyse longuement les différentes composantes de la vie politique française.↩
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Colonisation et décolonisation France (Economie)