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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 20, doc. 42
volume linkZürich/Locarno/Genève 2004
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#5* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 3 | |
Dossier title | Addis Abeba, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 1 (1953–1960) |
dodis.ch/11424
Le Ministre de Suisse à Addis-Abeba1, A. Boissier, au Chef du Département politique, M. Petitpierre2
Impressions d’Ethiopie
De retour au Caire depuis le 20 novembre, j’ai l’honneur de porter ciaprès à votre connaissance, en complément de mon premier rapport du 10 novembre3, les renseignements et impressions recueillis au cours de mon voyage en Ethiopie.
Lors de la visite que j’ai rendue au Ministre des Affaires étrangères pour lui présenter M. Pahud, M. Aklilou m’a prié de vous faire part de l’intention de son Gouvernement d’accréditer à Berne l’un de ses représentants dans la capitale d’un pays voisin. Mon sentiment est que son choix portera sur l’Ambassadeur d’Ethiopie à Bonn. Cette désignation rencontrerait sans doute votre approbation puisqu’elle ramènerait dans la ville fédérale un diplomate qui a déjà eu l’occasion de s’y rendre à différentes reprises lors de la visite officielle de S. M. Hailé Selassié à la fin de l’année dernière, et qui avait su y gagner des sympathies. Il est possible cependant que la demande d’agrément tarde à parvenir au Conseil fédéral, étant donné la lenteur avec laquelle tournent à Addis Abeba les rouages administratifs. En fait, M. Aklilou était sous l’impression que l’Ethiopie était déjà représentée diplomatiquement en Suisse et il a paru tout étonné quand je l’ai assuré que ce n’était pas encore le cas!
Mon entretien avec le Ministre des Affaires étrangères s’étant porté ensuite sur des problèmes internationaux, j’ai fait allusion à la position courageuse qu’il avait adoptée à l’Assemblée générale de l’ONU, en s’abstenant dans le vote pris sur l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour. M. Aklilou me confia alors qu ce vote avait placé l’Ethiopie dans une position très délicate en raison de la pression à laquelle la soumettaient les pays arabes. Mais les questions de principe en jeu étaient plus fortes pour lui que les habituels marchandages politiques. Comment pouvait-on laisser se créer le dangereux précédent de l’ingérence des Nations Unies dans les affaires internes d’un pays membre? Une protestation quelconque s’était-elle fait entendre lorsque la France avait ratifié la Charte également au nom de l’Algérie? Cela dit, le Ministre des Affaires étrangères s’est déclaré convaincu que le résultat du vote aurait pu être tout autre si la délégation française n’avait été aussi sûre de son succès. A plusieurs reprises, il a demandé à l’Ambassadeur Alphand s’il était certain de pouvoir compter sur tel ou tel vote – notamment sur celui de cinq pays de l’Amériquelatine qu’il suspectait de s’être engagés vis-à-vis des Arabes – et toujours le représentant français faisait preuve de la même assurance. Cette opinion est intéressante, car elle confirme les renseignements qui m’étaient parvenus d’une autre source digne de foi sur cette nouvelle manifestation de la légèreté bien connue de M. Alphand.
A la fin de notre entretien, M. Aklilou a assuré M. Pahud, avec une cordialité très marquée, de son bienveillant appui dans l’accomplissement de sa mission. Cette sympathie témoignée au nouveau Chargé d’Affaires de Suisse à Addis Abeba devait d’ailleurs être l’attitude de tous les membres du Gouvernement et personnalités auxquels j’ai eu l’occasion de présenter mon collègue. Elle l’encouragera dans une tâche qui certes ne sera pas facile, et dont il serait vain d’attendre des résultats rapides.
En effet, si l’Ethiopie reste le pays aux possibilités de développement quasi illimitées – selon l’expression employée par le Gouverneur américain de la Banque d’Etat, au cours de la visite que je lui ai rendue avec M. Pahud, dès mon arrivée –, si nous avons eu raison de nous joindre aux seize pays qui y entretiennent des missions permanentes, il est incontestable que les progrès seront lents. De l’avis de tous mes collègues, pour réussir à Addis Abeba il ne faut pas être trop pressé, ni chercher à forcer les choses. Il faut se mettre au rythme des habitants du pays qui est lent, s’armer de patience et se faire une âme biblique. Dans ce pays chrétien, qui est tout de même à moitié musulman, il faut se rappeler qu’il est dit dans le Coran: «L’impatience a été inventée par le diable». La hâte de l’étranger à conclure une affaire effraie l’Ethiopien qui l’interprète comme un moyen mis en œuvre pour faire pression sur lui et l’exploiter. L’isolement dans lequel la position géographique du pays l’a fait vivre depuis des siècles lui a aussi donné à l’égard de l’étranger un vif sentiment d’indépendance, pour ne pas dire de méfiance. Cela explique son hésitation à se lier par contrat et, quand il s’est lié, sa tendance à se libérer de ses engagements. La crainte de faire une erreur empêche souvent les Ethiopiens de prendre une décision: s’ils concluent un marché au prix de 80, ils sont obsédés par l’idée qu’ils auraient pu l’enlever à 70. Cette attitude rend évidemment difficiles les transactions, mais il faut y répondre en s’efforçant d’établir la confiance et c’est là – comme me le disait le Gouverneur de la Banque d’Etat – où la présence permanente d’un représentant qualifié prend toute sa signification. Livrés à eux-mêmes, les hommes d’affaires étrangers s’impatientent, se lassent à la première difficulté et omettent de tenir compte de la psychologie spéciale du pays, où une affaire n’est jamais définitivement perdue: il faut revenir à la charge, la reprendre et encore une fois s’armer de patience. Ces efforts sont peut-être difficiles à demander maintenant à nos industriels qui reçoivent sans peine plus de commandes qu’ils ne peuvent satisfaire, mais c’est tout de même ainsi qu’ont réussi en Ethiopie les entreprises étrangères qu’on cite le plus souvent en exemple: la sucrerie créée à Wonji par les Hollandais, et la scierie exploitée par les Yougoslaves à 220 kilomètres d’AddisAbeba.
De la sucrerie, je vous ai longuement entretenu dans mon rapport du 16 février4. Vous me permettrez de me borner à ajouter aujourd’hui que, d’après le Ministre des Pays-Bas à Addis Abeba, l’usine est en voie d’agrandissement et ses compatriotes envisagent de porter à cinquante millions de Florins leur investissement total dans cette affaire. C’est là une preuve de confiance dans l’avenir du pays.
Quant à la scierie, elle a pu être mise en exploitation grâce à une concession obtenue du Prince Héritier. Elle débite actuellement 10’000 m3 de bois par an, ce qui est peu par rapport à la production yougoslave annuelle qui dépasse les 300’000 m3, mais couvre néanmoins la moitié des besoins du marché éthiopien. L’exploitation se heurte à de sérieuses difficultés de transport: sur les soixante derniers kilomètres, la route n’est plus carrossable et la saison des pluies la rend impraticable. Trois ponts ont dû être construits par la scierie, qui sont démontés pendant les pluies pour ne pas être emportés par les eaux! Là encore s’offre un exemple de ténacité, de patience et même de courage.
En revanche, un accord commercial, conclu voici dix-huit mois entre la Yougoslavie et l’Ethiopie, n’a pu encore déployer ses effets, car il n’y a pas d’organisation officielle pour orienter les mouvements d’importation et d’exportation (ni chambre de commerce, ni groupements économiques). La Yougoslavie a donc créé une sorte de comptoir mixte qui importe en Ethiopie et revend les produits directement aux détaillants, et dont les affaires sont prospères.
En regard de ces réussites, des échecs ont aussi été subis au cours des derniers mois. A l’Ambassade de France, on m’a signalé notamment la déception éprouvée récemment par une grande entreprise française, la Société de construction des Batignolles. En janvier, l’Ambassadeur Roux – aujourd’hui rappelé au Quai d’Orsay – m’avait dit les espoirs que son pays fondait sur les commandes relatives aux installations du port d’Assab que l’on voulait agrandir. Les projets allemand et hollandais avaient été abandonnés et la société française comptait se voir confier des travaux importants. On devait aussi renoncer à ceux-ci, mais les Batignolles avaient tout de même obtenu un contrat plus modeste pour l’aménagement des installations actuelles. Les travaux allaient commencer le 16 septembre. Or, la veille, la société fut informée que le contrat était résilié. Le motif invoqué était que la période des moussons allait s’ouvrir et que le temps n’était plus propice à une entreprise de ce genre. En réalité, cette volte-face s’explique par la défiance naturelle des Ethiopiens et la politique ultra conservatrice du Ministre des Finances qui entend garder intactes ses réserves et le bénéfice annuel de quatre millions de dollars éthiopiens que lui laisse la Banque d’Etat – au capital de cinq millions seulement – grâce à son monopole des affaires de change.
Mon interlocuteur français, tout en blâmant les Ethiopiens de leur comportement dans cette affaire, n’était pas sans critique à l’égard de la Société des Batignolles, à laquelle il reproche d’avoir fait preuve de tiédeur à l’égard d’une affaire considérée par elle comme de minime importance, et d’avoir manqué de jugement en comptant exclusivement sur l’appui du représentant – et gendre – de l’Empereur en Erythrée, homme connu pour ses sentiments francophiles, au lieu de traiter directement avec Addis Abeba.
De notre côté, nous avons vu l’échec – peut-être pas définitif – de la maison Bühler Frères d’Uzwil qui, après avoir signé un contrat pour la vente d’un moulin à blé, a été avisée que la transaction était annulée pour n’avoir pas été sanctionnée en haut lieu. J’ai eu à ce sujet des entretiens de plusieurs heures avec le Ministre de l’Agriculture5, le Ministre de l’Intérieur6 et le Vice-Ministre des Finances7, non pour essayer de rattraper une affaire qui n’était pas de ma compétence, mais pour chercher à élucider les problèmes d’éthique commerciale qui s’étaient posés et sur lesquels il était important, pour l’avenir des relations économiques entre la Suisse et l’Ethiopie, de connaître l’opinion des hommes responsables. J’ai trouvé le Ministre de l’Agriculture et le Vice-Ministre des Finances très compréhensifs et désireux d’arranger l’affaire, mais le Ministre de l’Intérieur – en présence duquel le contrat avait été signé – réticent, retors et peu engageant. A sa demande, j’ai remis au Ministre de l’Agriculture un exposé circonstancié du cas et il m’a promis d’intervenir auprès de la maison éthiopienne. J’ai informé de mes démarches la maison Bühler et, par la copie de ma lettre à celle-ci, la Division du commerce8.
Des renseignements rapportés ci-dessus – et dont beaucoup sont contradictoires –, il est difficile de tirer des conclusions générales. On peut affirmer cependant que l’Ethiopie reste un pays de grand avenir, où il est important d’occuper dès maintenant une place si l’on veut participer un jour à son développement économique, et cela même si les fruits des efforts déployés ne peuvent être récoltés à brève échéance. L’année 1955 continuera à être bonne pour l’Ethiopie, quoique moins exceptionnelle que 1954. Le prix du café, qui avait atteint le chiffre tout à fait anormal de US$ 0,90 la livre pour baisser à 0,45, est remonté à 0,60 ce qui est encore un prix largement rémunérateur. Les Ethiopiens cependant s’étaient habitués à un prix plus élevé et cette baisse a un peu freiné leur élan. La balance des paiements, si elle n’accuse pas un large excédent comme en 1954, restera néanmoins active pour 1955. L’Ethiopie doit sa position avantageuse au fait que, contrairement à la plupart des autres pays, elle achète à la zone sterling et vend à la zone dollar. La couverture monétaire qui, légalement, doit être de 30%, est aujourd’hui de 60%, d’après ce que m’a déclaré le Gouverneur de la Banque d’Etat. La situation économique et financière du pays est donc saine et, afin d’y réussir, le problème pour l’étranger devrait être davantage de l’ordre moral (aptitude à vaincre les préjugés traditionnels) que matériel (obtention de devises, de concessions, etc.). Et pour cela, il me semble que nos compatriotes ont les qualités voulues: c’est ce qui devrait justifier les espoirs que l’on peut fonder sur ce nouveau marché pour la Suisse. J’espère que ce sera aussi là l’opinion de M. Pahud, mais celle qu’il vous exprimera, avec l’expérience qu’il acquerra sur place du pays, sera plus fondée que la mienne.
- 1
- Avec résidence au Caire.↩
- 2
- Rapport: E 2300(-)-/9001/3.↩
- 3
- Cf. le rapport politique de A. Boissier à M. Petitpierre du 10 novembre 1955, E 2300(-)-/ 9001/3 (dodis.ch/12595).↩
- 4
- Cf. le rapport politique No 2 de A. Boissier à M. Petitpierre du 16 février 1955, E 2300(-) -/9001/173.↩
- 5
- Il s’agit de W. M. Mahateme Selassie.↩
- 6
- Non identifié.↩
- 7
- Non identifié.↩
- 8
- La lettre est datée du 23 novembre 1955, cf. E 7110(-)1967/32/621.↩
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