Classement thématique série 1848–1945:
2. RELATIONS BILATÈRALES
2.10. GRANDE BRETAGNE
2.10.1. NÉGOCIATIONS ÉCONOMIQUES ET FINANCIÈRES À LONDRES
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 14, doc. 200
volume linkBern 1997
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dodis.ch/47386 Le Professeur W. Rappard1 au Chef du Département de l’Economie publique, W. Stämpfli2
D’accord avec mes collègues ici, et avec Monsieur le Directeur Hotz à Berne, je compte quitter l’Angleterre demain.
Dès mon retour en Suisse, je me propose de rédiger à votre intention un rapport d’ensemble3 sur les observations d’ordre politique et économique que mon séjour prolongé dans la capitale britannique m’a permis de recueillir. En attendant, et pour le cas où mon retour serait indûment retardé ou empêché, je voudrais en quelques lignes résumer au moins mes impressions dominantes.
Il règne ici une incertitude totale et des divergences profondes quant à la durée probable de la guerre, et surtout quant à la nature de la paix future. Mais il est un point sur lequel j’ai pu constater une unanimité absolue, malgré le nombre et la diversité de mes interlocuteurs britanniques: à leurs yeux à tous la victoire complète des Puissances Alliées est, dès maintenant, assurée. Ma constatation à ce sujet ne se fonde pas seulement sur ce que l’on dit ici, en partie peut-être pour se donner du courage et de la patience, ni sur ce que l’on pense, en songeant au cours passé de la guerre et aux ressources futures sur lesquelles on compte, en tonnage, en matériel et en effectifs. Cette impression de certitude totale en la victoire, que tout observateur doit éprouver à vivre dans ce pays, provient aussi et peut-être surtout de la confiance sereine et de l’entrain souriant qui se lisent sur tous les visages. Comme la population dans son ensemble, et notamment les masses laborieuses, ne manquent de rien d’essentiel, grâce aux approvisionnements et au rationnement qui fonctionnent également bien, cet état d’esprit n’a manifestement rien de factice.
C’est sur cet arrière-fond de psychologie populaire, confiance absolue dans le triomphe de leur cause, qui est pour les Anglais celle de tous les peuples libres, que se dégage l’attitude britannique à notre égard. La Suisse jouit ici de sympathies très vives et très générales. On connaît notre pays. On en aime, avec un attachement vraiment sentimental, les beautés naturelles. On en respecte les institutions démocratiques et fédérales. On en estime la population. On apprécie ses qualités civiques et professionnelles. On attache du prix au maintien de notre neutralité, au moins au cours de cette guerre. On croit à la volonté de résistance de notre armée. On comprend les nécessités de notre situation politique et on ne se montre pas trop sévère pour certaines de nos complaisances envers l’Axe, bien qu’on les ait notées et même lorsqu’on les juge excessives. Au cours de notre séjour, on a relevé avec une satisfaction particulière les affirmations patriotiques et libérales de M. de Steiger4.
Mais d’autre part, on est résolu - pour autant que le permette la seule arme dont on dispose ici à notre égard - à entraver l’affectation de nos ressources naturelles et industrielles aux besoins militaires des Puissances de l’Axe.
C’est pour cela, que tout en consentant à notre ravitaillement dans la mesure, peut-être réduite, du nécessaire et du possible, on tient à resserrer à nos dépens le blocus économique. «Si vous voulez des matières premières, propres à alimenter vos industries et à vous prévenir du chômage», nous répète-t-on sans cesse, «réduisez vos exportations en denrées alimentaires, en machines et notamment en armes et en munitions à destination de nos ennemis. Nous comprenons les nécessités de votre propre défense nationale et nous n’ignorons pas les besoins de votre marché du travail, mais nous n’entendons pas nous priver de nos ressources de plus en plus limitées en tonnage, en matières premières et surtout en métaux, pour vous faciliter la tâche de collaborer indirectement à la destruction de nos avions, de nos tanks, de nos villes, et à la perte de nos soldats».
Voilà en deux mots toute l’explication des résistances amicalement tenaces et résolues auxquelles nous nous sommes heurtés ici dès le premier jour, et qui suffiront, je le crains, à faire revenir notre délégation en Suisse les mains à peu près vides.
Nous n’avons pas manqué de répondre à nos interlocuteurs qu’il n’est qu’un moyen de permettre à notre gouvernement et à notre économie de répondre favorablement aux exigences britanniques à cet égard, c’est de nous faciliter notre exportation à destination de pays étrangers à l’Axe. A nos représentations à ce sujet, on nous a toujours répondu, avec une certaine sympathie, mais un empressement assez atténué: «Oui, des livraisons de montres suisses par exemple, payables au retour de la paix, ou des commandes dans le domaine métallurgique pour l’après-guerre, cela peut être intéressant, mais est-ce que cela réduirait sensiblement et prochainement vos livraisons d’armes à l’Allemagne? Ce qu’il nous faudrait, ce serait des assurances précises et des actes immédiats à cet égard, et non pas seulement des espoirs probables et d’une réalisation lointaine».
Si nos suggestions en cette matière trouveront, comme je le pense, plus d’échos en Amérique qu’ici, c’est que les Anglais, en songeant à l’après-guerre, sont fort inquiets quant à l’avenir de la Livre Sterling. C’est la préoccupation de leur future balance des paiements qui domine toutes leurs prévisions à cet égard. C’est ce qui explique à la fois leur peu d’empressement à accueillir nos suggestions de livraisons à crédit et leur volonté de nous imposer dès maintenant des paiements en une monnaie dont la puissance d’achat serait limitée au marché britannique.
Les Américains, au contraire, qui ignorent de tels soucis, se montreront peut-être plus disposés à chercher ainsi à limiter nos exportations à destination de l’Allemagne. Mais je doute qu’ils se montrent beaucoup plus généreux de matières premières à notre égard. Leur politique de blocus n’est pas moins résolue que celle de leurs Alliés britanniques. Et leur qualité de fournisseur principal est d’autant moins faite pour les incliner à la prodigalité, qu’ils deviennent de plus en plus conscients de la pénurie croissante de tonnage et de métaux. Il est certain que l’intervention américaine a eu pour effet de ralentir le rythme de nos pourparlers ici; il est probable que c’est à elle aussi qu’il faut attribuer le moindre intérêt que leurs Alliés britanniques manifestent pour certains de nos produits, dont ces derniers se montraient jadis si friands.