Classement thématique série 1848–1945:
2. RELATIONS BILATÈRALES
2.15. JAPON
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 14, doc. 84
volume linkBern 1997
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#1084* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 466 | |
Titre du dossier | Tokio, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 11 (1941–1942) |
dodis.ch/47270
Ces rapports se suivent à des intervalles si rapprochés qu’on serait tenté de s’excuser de leur nombre, mais, dans un pays comme celui-ci, le paysage politique se modifie si rapidement et souvent de manière si imprévue qu’on est bien obligé, en conscience, d’en noter au fur et à mesure les variations si l’on ne veut pas donner de ce qui se passe sous cette latitude une image assez peu fidèle de la réalité.
J’ai été reçu hier vendredi, à 6 h. 45 par le nouveau Ministre des Affaires étrangères. L’entretien a duré une vingtaine de minutes. Impossible de rencontrer homme plus agréable, plus accueillant et d’une plus grande modestie. On est tout de suite sous le charme de cette physionomie empreinte de souriante bienveillance. On comprend, après l’avoir vu de près, pourquoi son prédécesseur, M. Matsuoka, a déclaré que l’Amiral Toyoda est vraiment «une des personnes qu’il admire et respecte le plus».
Le nouveau Ministre a commencé par me rappeler que j’avais été un des collaborateurs du Gaimusho2, ce qui nous a amenés tout naturellement à évoquer les souvenirs d’amis communs. Il m’a demandé ensuite des nouvelles de Suisse, pays qu’il connaît assez bien, puisqu’en 1927, il avait été délégué par son gouvernement à la Conférence navale à trois qui s’était réunie à Genève. Je lui ai exposé en quelques mots notre position. Malgré la diversité des cultures, des langues, des confessions, la Suisse est unie, plus unie qu’elle ne l’a jamais été. L’étranger s’étonne de la manière dont nous avons résolu le problème des minorités, mais, à nos yeux, la solution que nous lui avons donnée nous paraît toute naturelle. Notre pays souffre de la guerre comme les autres. Il connaît toutes sortes de restrictions et ces restrictions s’aggraveront encore si, comme tout le fait supposer, la guerre n’est pas terminée cette année. La situation est donc pour nous des plus sérieuses, mais nous n’osons pas nous plaindre et nous ne nous plaignons pas. Notre pays a été épargné, une fois de plus, par le plus terrible des fléaux. C’est l’essentiel.
L’Amiral ponctuait de la tête chacune des phrases que je prononçais et, quand j’ai fait allusion à l’éventualité d’un troisième hiver de guerre, il a dit - il s’exprime en un anglais clair et précis - qu’en effet, il fallait hélas! s’attendre encore à toutes sortes d’épreuves. Il en est de même de son pays. Sur la situation en Extrême-Orient, il a eu quelques mots évasifs, mais dont le sens laissait suffisamment entendre combien sont grandes ses préoccupations. Il se défend d’être diplomate; il s’excuserait pour un peu d’avoir été appelé à des fonctions pour lesquelles il ne serait pas suffisamment préparé, mais on sent qu’il est conscient de la gravité de ses responsabilités et qu’il fera tout ce qui dépend de lui pour être à la hauteur des tragiques circonstances auxquelles il doit d’avoir été mis, comme à son corps défendant, en vedette.
L’entretien n’a pas moins été empreint de beaucoup d’humour, surtout lorsque je lui ai exposé qu’ayant pris le train, l’autre jour, pour économiser la benzine, j’avais eu la désagréable surprise d’apprendre qu’une de mes deux automobiles, qui rentrait au garage, avait été télescopée par le chemin de fer à un passage à niveau. Comme je lui disais en plaisantant que, toutes réflexions faites, j’en étais presque à regretter de n’avoir pas consommé, ce jour-là, quelques gallons d’essence, l’Amiral Toyoda se mit à rire de très bon cœur en me disant qu’en effet, j’avais été bien mal inspiré, mais qu’il était heureux de savoir que mon imprudent chauffeur avait échappé miraculeusement à la mort.
Et j’ai pris congé du Ministre, véritablement enchanté de son accueil quasi paternel et surtout de l’impression qu’il m’avait laissée.
Un homme bien différent de M. Matsuoka. Peut-être son contraire à tous points de vue, à part l’intelligence qu’ils ont manifestement en commun.
Mais, si différent soit-il de son prédécesseur, il n’est plus guère douteux que l’Amiral Toyoda en sera réduit à faire exactement la même politique. A cet égard, j’ai obtenu d’une haute personnalité du Ministère - à titre confidentiel, bien entendu - des informations de nature à dissiper mes derniers doutes. Mon interlocuteur - et je répète que la source ne saurait être meilleure - m’a dit à peu près ceci:
«M. Matsuoka n’est pas parti pour des motifs politiques. Son départ est dû à des raisons personnelles. La politique qu’il a faite, un autre la fera. Les méthodes employées seront peut-être un peu différentes, mais le résultat sera, tout compte fait, le même. A vrai dire, nous ne pouvons plus changer. Un rapprochement avec les Etats-Unis et l’Angleterre est maintenant à peu près exclu. C’est trop tard, trop tard. Il y a deux ans, un accord aurait été encore possible; aujourd’hui, il n’y faut plus songer. C’est si vrai que, ces tout prochains jours, nos relations avec l’Amérique vont probablement se gâter complètement à propos de l’Indochine et, d’une manière générale, au sujet de notre action diplomatique dans la région des Mers du Sud.»
Alors, ai-je interrompu, ce sera peut-être la guerre?
«Oui, peut-être, ce sera la guerre, me fut-il répondu. Une guerre qui pourra être longue, et, si elle est longue, le Japon risquera de se trouver dans une position extrêmement critique. Mais que faire d’autre? Comment pourrions-nous reculer dans la voie où nous nous sommes engagés au prix d’immenses sacrifices?» Et mon interlocuteur prononça ces paroles sur le ton de quelqu’un qui profère 1’«Alea jacta est» d’un fataliste.
«Si, poursuivit-il, M. Matsuoka est parti, c’est qu’on était las de sa manière. L’homme prenait trop de place, parlait trop, jouait un rôle trop personnel. Représentez-vous, me dit-on, un homme qui, à un dîner, ne fait entendre que sa propre voix. Tout le monde l’écoute un temps, mais l’attention bientôt se lasse et, entre voisins de table, on commence à chuchoter. Le repas terminé, les convives se dispersent par groupes; les uns vont au bar, les autres se mettent à une table de bridge et, pour finir, le beau discoureur se trouve tout seul, abandonné de tous. C’est bien ce qui est arrivé à l’ex-Ministre des Affaires étrangères.»
Ces propos d’un tour si ouvert m’ont beaucoup frappé. N’empêche que, dans d’autres milieux - et très qualifiés - où je me suis renseigné, on persiste à me dire que M. Matsuoka a dû s’en aller parce qu’il s’était trop mis à la remorque de l’Allemagne. Et cette version semble être indirectement confirmée par des déclarations officielles récentes. «Ne comptons plus que sur nous-mêmes», disait l’autre jour le Prince Konoe. La même affirmation était faite publiquement encore, le 19 juillet, par le porte-parole du gouvernement, M. Nobumi Ito - un de mes amis de Genève - et en termes presque encore plus catégoriques. «La guerre germano-russe, disait-il en substance, a bouleversé la situation politique et vous pouvez être assurés - ceci textuellement - qu’il ne serait ni sage ni désirable de compter sur quelque puissance que ce soit dans une situation aussi complexe.»
Le Japon a-t-il eu intérêt à conclure un pacte de neutralité avec les Soviets?3 J’ai voulu en avoir le cœur net et me suis adressé à un haut personnage officiel de mes amis. Pour l’amener plus facilement dans la voie des confidences, j’ai commencé par lui dire ceci: En somme, si M. Matsuoka avait tout su, s’il avait pu douter que la guerre éclaterait entre le Reich et les Soviets au début de l’été, il aurait peut-être jugé avantageux de ne pas se lier les mains avec Moscou. Sans ce traité qui, dans une certaine mesure, vous immobilise, vous seriez maintenant dans une situation plus favorable pour empoigner les quatre problèmes principaux qui se posent entre vous et les Russes: question des pêcheries, question des frontières du Mandchoukouo et de Mongolie, question de Sakhaline et question des échanges commerciaux.
«Je comprends fort bien, me dit mon interlocuteur, cette manière de voir les choses. Ce traité peut, en effet, nous gêner dans une certaine mesure, mais tout compte fait - et je vais vous étonner - il est heureux, malgré tout, qu’il ait été conclu. Il a provoqué une détente du côté des Soviets, et le Japon, qui a d’autres chats à fouetter, peut se féliciter en somme de n’avoir pas une préoccupation de plus vers l’ouest; il en a suffisamment d’autres du côté du Sud. Si l’accord n’avait pas été signé, certains éléments n’auraient pas de cesse qu’ils n’eussent réussi à nous entraîner dans un conflit armé avec la puissance moscovite. Le traité leur barre la route. Ils sont obligés de se tenir tranquilles. Et c’est tant mieux pour le Japon, qui ne doit pas se mettre trop de choses à la fois sur les bras.»
Voilà, sur un sujet délicat, une opinion officielle. Vraie aujourd’hui, il n’est pas dit qu’elle le sera demain. Elle est cependant intéressante et il m’a paru utile de vous la faire connaître.
Bien des incertitudes régnent aussi sur la manière de juger les efforts jusqu’ici infructueux du Prince Konoe dans l’établissement de son «Imperial Rule Assistance Association», immense organisation destinée, en l’absence des partis politiques dissous, à galvaniser en quelque sorte les forces populaires autour du gouvernement. Il m’est arrivé, l’autre jour, d’en parler chez moi en tête-à-tête avec un homme politique, parlementaire de renom, qui collabore dans une des nombreuses commissions de l’Association. «Je ne sais trop, lui aije dit, ce qu’il faut penser des échecs répétés de cette nouvelle organisation. Très naïvement, j’inclinerais à penser qu’au fond, le Japon, qui a l’immense avantage de ne former qu’une masse compacte autour du Trône impérial, n’aurait guère besoin de cette institution qui, dans d’autres pays, pourrait rendre, je ne le conteste pas, certains services.»
«Très juste, répliqua mon hôte. A un certain point de vue, cette Association n’est que la cinquième roue d’un char. Le Japon n’en aurait nul besoin pour renforcer des institutions séculaires dont la solidité n’a jamais été en question. Mais l’Association n’a pas le but qu’officiellement, on est bien obligé de lui prêter. En réalité, elle poursuit un objectif tout différent. Nous comptons au Japon, surtout dans les milieux parlementaires, des éléments qui voudraient jouer à tout prix un rôle et qui, dans les circonstances actuelles, déploieraient, livrés à eux-mêmes, une activité probablement subversive, voire «illégale» (sic). Pour empêcher le pire de se produire et épargner au gouvernement le grave souci d’entrer en lutte ouverte avec des milieux déjà trop enclins à faire de l’agitation populaire, il fallait trouver un moyen d’embrigader les turbulents de manière à les réduire plus ou moins au silence. C’est ce qu’on tente de faire en les emprisonnant en quelque sorte dans les filets de notre Association. C’est vous dire, en même temps, que l’Association ne peut guère avoir qu’une mission temporaire. Quand la paix sera revenue et que le pays retrouvera des conditions plus ou moins normales, on en reviendra, soyez certain, aux partis politiques d’antan. Ceux-ci ne sont pas morts. Ils se réveilleront un jour de leur léthargie forcée et, pourrait-on dire, patriotique. Il y a des courants qu’on n’arrête pas.»
Tel est l’avis, très succinctement résumé, d’un parlementaire qui gravite autour des milieux gouvernementaux. Il est bon à retenir, car il explique bien des choses que, sans cette interprétation, on ne comprendrait guère.
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