Classement thématique série 1848–1945:
I. LA SUISSE ET LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
I.1 LE RETOUR DE LA SUISSE À LA NEUTRALITÉ INTÉGRALE
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 12, doc. 200
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001D#1000/1554#19* | |
Dossier title | La neutralité de la Suisse et les Etats étrangers: Grande-Bretagne (1937–1938) | |
File reference archive | E.12.2.4 |
dodis.ch/46460 Aide-Mémoire du Ministre de Suisse à Londres, Ch. R. Paravicini1 ENTRETIEN AU FOREIGN OFFICE AVEC LORD CRANBORNE, LE 8 FÉVRIER 1938, 5 p.m.
Moi: Je n’ai pas d’instruction spéciale de venir vous voir, mais je voudrais connaître, pour mon information personnelle, l’impression que vous avez rapportée vous-même de Genève en ce qui concerne la séance du Comité des Vingt-huit qui a eu lieu le 31 janvier2.
Lord Cranborne: Chaque délégué a exposé la position de son Gouvernement. J’estime que cet échange de vues a été utile. J’ai écouté avec attention et intérêt. Ce fut une bonne chose d’avoir eu cette réunion, on sait maintenant à quoi s’en tenir quant aux préoccupations de chaque Etat.
Les petits Etats sont évidemment inquiets; c’est naturel.
Il est certain que le pacte n’est pas applicable dans les circonstances actuelles comme il devrait l’être. Il faut avoir patience et attendre des développements qui lui seront favorables. Nous estimons quand même qu’un changement quelconque du pacte n’est pas à conseiller; aussi peut-on le laisser fort bien tel qu’il est, restant entendu qu’on n’essayera pas de mettre des articles tels que le 16 en opération.
Il paraît certain que la France et la Russie ne consentiront pas à un changement du texte et de l’esprit des articles. (Ceci indiquerait que pour ce qui est de la Grande-Bretagne, elle se laisserait éventuellement convaincre et n’adopterait pas une position aussi rigide que les deux autres Gouvernements.)
La Suisse a appuyé la Suède quand celle-ci a plaidé l’idée de la transformation de l’article 16 en un instrument facultatif. La Suisse, pour elle-même, accepterait la faculté, mais en y ajoutant la déclaration que, tout cas survenant, elle s’en servira pour s’abstenir d’agir.
Une pareille attitude d’emblée négative, devrait être évitée. Il devrait suffire d’être fixé sur le fait - comme c’est ici clairement le cas - que le problème ne se posera pas, puisque les circonstances ne permettent pas l’application de l’article 16.
Toute modification du pacte peut avoir des conséquences telles que la raison d’être même de la Société des Nations pourrait être mise en jeu. La déclaration que la faculté sera traitée ipso modo dans le sens de la négative est certes une affaire sérieuse et à vrai dire contraire à l’esprit du pacte.
Moi: Comme vous le savez, la pression exercée en Suisse sur le Gouvernement, aux fins de mettre nos obligations sur une base nettement déterminée, est très forte.
Cr.: J’admets le poids de cette pression. Votre Gouvernement ne peut faire autrement que d’en tenir compte; mais, en face de la Société des Nations, le problème reste le même.
Moi: Le Conseil fédéral voit parfaitement ce point et on pourrait imaginer qu’il pourrait admettre, quant à lui, Pinapplicabilité de facto comme une garantie plus ou moins suffisante. Mais l’homme de la rue, facteur qui décidera dans ce cas, raisonne d’une façon moins souple et demande la situation nette. C’est un fait qu’on ne peut pas changer. Et comment le Gouvernement peut-il trouver l’argument voulu qui convaincra l’homme de la rue que malgré le maintien de l’article 16, tel quel, à l’égard de son pays, l’application en est exclue?
Il y a la deuxième question. Celle de la neutralité complète. Elle sera traitée devant le Conseil en mai. Reste à voir ce qui en résultera. Les deux questions sont intimement liées pour l’homme de la rue, elles ne forment qu’un seul problème. On y verra plus clair après ce qui aura été dit au Conseil. Il me semble qu’il y aura là une chance d’arriver tout naturellement à une solution de l’ensemble.
Cr.: Cela se peut.
Moi: Selon mes renseignements, Mr. Eden et M. Delbos, dans leur conversation avec M. Motta, se sont exprimés, d’une façon qui n’était nullement défavorable, au sujet de notre désir de reprendre la neutralité totale.
Cr.: Cet entretien, auquel je n’ai pas assisté, a en effet eu une allure très amicale. M. Motta a expliqué la position avec la clarté, la précision et la loyauté qu’on lui connaît.
On avait aussi parlé de l’attitude que le délégué suisse prendra au sein du Comité des Vingt-huit et on avait apparemment été d’accord que celui-ci se contenterait, comme les autres, d’exposer la position suisse par rapport à l’article 16.
Il n’est pas à cacher que la manière plus ample et plus sévère appliquée par M. Gorgé a frappé. Cela aurait été, à ce qu’il a semblé, davantage dans la note, si le délégué suisse avait restreint ses observations plus strictement au centre même du sujet. On avait été généralement d’accord qu’il ne serait pas opportun d’entamer une discussion, mais de procéder simplement à la constatation de chaque position. La déclaration de M. Gorgé, ou du moins certains de ses passages, ont eu sans doute le caractère d’une expression d’opinion sur l’ensemble de la situation, expression qui pourrait faire partie d’une discussion ou soulever une telle.
Moi: Vous avez peut-être raison, mais il ne faut pas oublier que M. Gorgé est un juriste et c’est en tant que tel qu’il a parlé. Il a eu la tâche d’exposer le cas suisse et il a tenu à ce que ses arguments soient clairs et qu’il ne subsiste point de doute.
Cr.: M. Gorgé, comme toujours d’ailleurs, a fort bien exposé son cas et je sais qu’il n’est pas facile à un juriste de s’abstenir de mettre les points sur les i; seulement, vu la conversation Motta-Eden-Delbos3, on s’était attendu à un exposé plus restreint; de là l’impression quelque peu inattendue.
Moi: M. Alphand et Sir George Warner ont vu, si je ne fais erreur, M. Motta à ce sujet. Dans des entretiens d’ailleurs parfaitement amicaux, ils ont relevé cette impression. Selon mes renseignements, M. Motta les a convaincus sans difficulté du fait que la déclaration Gorgé ne sortait pas du cadre de la manifestation telle qu’elle a été comprise lors de l’entrevue au déjeuner de M. Avenol.
Je voudrais surtout être renseigné sur un point et c’est celui de savoir s’il n’y a pas au Foreign Office une arrière-pensée qui voudrait que la Suisse soit encline à créer des difficultés inutiles à la Société des Nations. J’espère qu’on est convaincu de notre ferme résolution d’éviter, dans la mesure du possible, tout ce qui pourrait compliquer les choses. Nous tenons absolument à rester dans la Société des Nations. Il ne peut être question, comme il a été dit quelquefois, de tendance égoïste; il s’agit d’une nécessité inévitable qui doit être résolue, précisément pour nous assurer la continuation d’Etat membre.
Il est regrettable que la sortie de deux grandes Puissances limitrophes, qui par hasard appliquent chez eux le régime autoritaire, ait provoqué le problème suisse. Ces deux Etats se mettant aujourd’hui en opposition à Genève et, notre problème préoccupant naturellement de son côté la Société des Nations, des critiques superficiels, par exemple la presse de gauche d’ici, nous prêtent quelquefois une tendance secondant celle de nos voisins du Nord et du Sud.
Le régime intérieur des autres Etats ne nous concerne pas. La seule chose qui nous intéresse c’est d’avoir les rapports les meilleurs possibles avec tous les Etats, qu’ils soient démocrates et dictatoriaux. Si le citoyen suisse a individuellement des sympathies, celles-ci iront tout naturellement vers les peuples qui ont la même administration et la même foi que les siennes. A ce sujet, certains commentaires dans la presse étrangère donnent une idée complètement déformée. Le Suisse ne se laissera jamais aller à prendre parti (pour employer cette expression trop forte), ni par inclination, ni par crainte. Je voudrais être certain que pareille arrière-pensée est exclue des milieux qui comptent ici.
Cr.: (indique qu’il est d’accord).
Moi: D’ailleurs vous connaissez vous-même assez les Suisses pour savoir qu’il en est ainsi. Les Français, me semble-t-il, sont plus enclins à tirer immédiatement des conclusions défectueuses se raccrochant à des raisonnements superficiels et gratuits.
Points à relever: Conversation très amicale. Lord Cranborne indique que la teneur de l’exposé Gorgé a causé quelque étonnement pour les raisons mentionnées. Il fait ses observations sur un ton parfaitement courtois et en employant des termes qui dorent la pilule autant que possible.
Il insiste sur l’opinion que le pacte devrait être laissé intact et qu’il est hautement désirable de tourner la difficulté par d’autres moyens.
Au sujet de notre neutralité, il semble avoir toute la compréhension voulue. Il prévoit que cette question sera traitée au Conseil sans inconvénients probables et il ne semble pas exclure la possibilité que par cette voie la difficulté de l’article 16 pourra trouver sa solution pour nous.