Classement thématique série 1848–1945:
I. LA SUISSE ET LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
I.1 LE RETOUR DE LA SUISSE À LA NEUTRALITÉ INTÉGRALE
Également: Il faut appeler l’attention du Gouvernement français sur l’importance que la Suisse attache à revenir à un régime de neutralité intégrale. Annexe de 21.1.1938
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 12, doc. 192
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001D#1000/1554#18* | |
Dossier title | La neutralité de la Suisse et les Etats étrangers: France (1937–1938) | |
File reference archive | E.12.2.4 |
dodis.ch/46452 Le Ministre de Suisse à Paris, A. Dunant, au Chef du Département politique, G. Motta1
Par une lettre en date du 21 janvier2, à laquelle vous aviez joint le texte d’une proposition du 18 janvier3
du Département au Conseil fédéral, vous avez bien voulu me charger de renseigner le Ministère des Affaires Etrangères sur les voies et moyens envisagés par notre Gouvernement en vue de recouvrer notre neutralité intégrale dans le cadre de la Société des Nations.
En revanche, la réaction de M. Lagarde fut assez vive. Le Chef du Service de la Société des Nations releva d’emblée que la nécessité de tenir compte de la situation spéciale de la Suisse et le retour de notre pays à la neutralité intégrale n’étaient pas inévitablement liés à l’interprétation et à la portée actuelle et future de l’article 16 du Pacte. En revanche, le Gouvernement français serait disposé, ajouta-t-il à titre tout à fait officieux, à admettre que le régime de la neutralité intégrale que la Suisse est résolue à recouvrer, soit examiné pour lui-même en fonction de notre situation particulière.
Dans ces conditions, il est douteux qu’il soit de l’intérêt du Conseil fédéral de conjuguer son action avec celle d’autres pays, qui ne tend à rien moins qu’à affaiblir le Pacte en vidant l’article 16 de ses dispositions essentielles. N’y aurait-il pas, au demeurant, une certaine anomalie à postuler la reconnaissance et la garantie d’une neutralité intégrale, tout en cherchant à démanteler l’article 16?
Telle est bien, exprimée en termes succincts, cette thèse française qui vous a été exposée récemment de vive voix par M. Alphand. Elle devait se dégager avec plus de précision encore au cours de l’entrevue avec M. Massigli, lorsque mon collaborateur eût exposé, conformément à vos instructions, le but de sa démarche. Après avoir déclaré que le Gouvernement français comprenait parfaitement l’importance essentielle que nous attachions à la question et les mobiles qui nous dictaient notre attitude, et s’être référé, en la matière, à votre récent entretien avec l’Ambassade de France à Berne, M. Massigli s’est étonné de voir la Suisse se mettre «en flèche» dans l’offensive dirigée par divers Etats contre l’article 16; car enfin, a-t-il ajouté, les Sociétaires ne professent pas sur la question de l’article 16 une opinion unanime: si certains d’entre eux inclinent à en affaiblir la portée, d’autres professent, au contraire, qu’il serait préférable de renforcer les obligations que comporte le Pacte. Pourquoi la Suisse irait-elle se mettre dans «cette bagarre», à la grande joie de certaines puissances qui ont déjà accueilli avec tant de faveur le discours du 20 décembre4?Quoi qu’il en soit, le Gouvernement français, fidèle à la sécurité collective, croit hautement inopportun, dans les circonstances actuelles, qu’un débat général s’institue sur la portée et l’interprétation de l’article 16. Par ailleurs, les conclusions du Comité des 28, en admettant qu’elles soient favorables à l’affaiblissement du Pacte, n’auront toujours que la valeur d’un préavis que le Conseil et l’Assemblée ont seuls qualité pour entériner.
En revanche, il pourrait certainement être tenu compte de la résolution où nous sommes de revenir à un régime de neutralité intégrale si nous acceptions de nous singulariser et de traiter la question pour elle-même.
Sous cette condition, le Gouvernement français inclinerait, en principe, à reconnaître et à garantir notre neutralité dans le cadre de la Société des Nations. Sans doute serait-il nécessaire, dans cette éventualité, de préciser certaines modalités de notre nouveau statut dans un sens conforme, aussi bien à l’évolution générale des faits, qu’aux réalités actuelles. Dans cet ordre d’idées, M. Massigli a fait directement allusion, tout en se défendant d’exprimer autre chose qu’une opinion personnelle, au problème du transit, qu’il illustra de l’exemple suivant: Au cas d’un conflit entre l’Allemagne et l’Italie d’une part, la France et la Grande-Bretagne, de l’autre, les deux puissances occidentales sont parvenues à réaliser le blocus intégral des ports de la Péninsule. L’Italie manquant de charbon, l’Allemagne cherche à la ravitailler par le territoire suisse avec du combustible tiré de son sol ou importé de l’étranger. La France et la Grande-Bretagne doivent évidemment se prémunir contre une éventualité de ce genre. Elles chercheront donc sans aucun doute à obtenir de la Suisse neutre toutes assurances utiles à cet égard.
Enfin, le retour de la Suisse à la neutralité intégrale soulèverait certainement, par voie de conséquence, d’après M. Massigli, celle du siège de la Société des Nations. Théoriquement, rien ne s’opposerait, dans l’hypothèse d’un conflit entre les pays limitrophes de la Suisse, à ce que les organismes de la Société des Nations continuent à siéger à Genève, sur le territoire d’un Etat neutre membre de la Société; mais le Gouvernement fédéral ne verrait-il pas lui-même de graves inconvénients à envisager cette possibilité?
Tout en recueillant ces propos et bien que M. Massigli ait parlé en son nom personnel, M. de Torrenté a cru devoir rappeler à son interlocuteur, pour prévenir tout malentendu, qu’il n’avait d’autre mission que d’appeler l’attention du Gouvernement français sur le problème qui avait été l’objet initial de l’entretien.
J’ajoute qu’au cours de la conversation, M. Massigli a fait une allusion assez déplaisante aux mobiles qui auraient influencé certains passages de votre discours du 20 décembre5, dont certains de nos voisins se sont bruyamment réjouis. Mon collaborateur a vivement protesté contre ces insinuations.
En résumé, les réactions du Quai d’Orsay à la démarche dont vous m’aviez chargé n’apportent pas d’éléments nouveaux et essentiels dans le débat. Elles vous confirment la répugnance qu’éprouve la France à voir s’instituer une discussion de quelque envergure au sujet de l’article 16 du Pacte: d’où le désir de voir la Suisse se départir d’une trop étroite solidarité avec les Etats qui tendent à affaiblir les obligations des Sociétaires. En second lieu, elles nous laissent entrevoir la reconnaissance de notre neutralité intégrale, sous réserve de certaines assurances que nous serions appelés à donner à notre tour6.
On avait prêté à Mr Eden l’intention d’élaborer, d’entente avec son collègue M. Delbos, une déclaration commune qui aurait été faite à Genève au nom des Gouvernements français et britannique. M. Lagarde a déclaré à M. de Torrenté qu’on avait renoncé à ce projet. Il est donc probable que MM. Delbos et Eden ont préféré, en définitive, exprimer dans des exposés convergents ou faire connaître au cours de conversations privées l’attachement de leur Gouvernement à la sécurité collective. Au surplus, le communiqué publié ce soir par le Quai d’Orsay fait état de la parfaite unité de vues de Paris et de Londres à l’égard de l’ensemble des questions qui seront traitées à Genève. Je vous signale donc sous toutes réserves que, selon certaines informations de presse, il y aurait une certaine nuance, sur la question de l’application du Pacte, entre le sentiment des deux capitales. Paris insisterait davantage pour maintenir intégralement l’activité de la Société des Nations comme pivot de la politique internationale. Londres inclinerait, dans l’attente de jours meilleurs, vers une solution moins rigide. En tout état de cause, il est certain que la France et l’Angleterre s’emploieront activement à éviter que rien d’irréparable ni d’essentiel ne se produise à Genève.
- 1
- Lettre: E 2001 (D) 4/2. Remarque manuscrite de Motta en tête du document: Ce rapport a évidemment été rédigé par M. de Torrenté. En circulation. 27.1.38 M.↩
- 2
- Dans cette lettre Motta écrivait: M. de Torrenté étant de passage à Berne, nous avons saisi cette occasion pour lui exposer encore de vive voix quelle était l’attitude que nous allions adopter en cette affaire. Le Gouvernement français ne partagera sans doute pas entièrement nos vues, mais il y aurait évidemment intérêt à le renseigner aussi exactement que possible sur le point de vue du Conseil fédéral. Il ne s’agit pas de «négocier», mais plutôt d’appeler son attention sur l’importance que nous attachons à la question. Nous sommes bien résolus à revenir à un régime de neutralité intégrale par des moyens qui excluent toute équivoque possible. Notre peuple ne se contenterait pas de demi-mesures. Il s’ensuit que toute clarté doit être faite d’abord sur la portée actuelle et future de l’article 16 du Pacte pour nous permettre ensuite d’aborder nettement le problème de notre neutralité. Si le Gouvernement français se pénètre du sérieux que nous attachons à cette question, peut-être sa délégation à Genève se montrera-t-elle plus conciliante qu’elle ne l’est généralement lorsqu’il s’agit de questions affectant sa politique de sécurité collective. Il faut qu’on se rende compte à Paris - c’est une impérieuse nécessité - que la Suisse n’est véritablement plus en mesure, dans l’état actuel de l’Europe, d’appliquer des sanctions. Elle doit être relevée de tous engagements aux termes de l’article 16 et recouvrer de cette manière une neutralité entière que la France a autant d’intérêt que les autres pays à voir universellement respectée.↩
- 3
- Cf. No 187.↩