Classement thématique série 1848–1945:
II. LES RELATIONS BILATERALES ET LA VIE DES ETATS
II.20. Pologne
II.20.1. Questions de politique générale et intérieure
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 8, doc. 241
volume linkBern 1988
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E2300#1000/716#1117* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 2300(-)1000/716 479 | |
Titre du dossier | Warschau, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 2 (1921–1923) |
dodis.ch/44883 Le Ministre de Suisse à Varsovie, H. Pfyffer von Altishofen, au Chef du Département politique, G. Motta1
Par mon télégramme No 502, j’avais eu l’honneur et le plaisir de vous annoncer l’élection de notre compatriote, M. Gabryel Narutowicz, comme Président de la République de Pologne; par mon télégramme No 51 d’hier3, j’ai eu la douleur de vous apprendre son assassinat.
Tout le pays éprouve une profonde émotion pour le premier crime politique qui se soit produit dans toute l’histoire de la Pologne. Vingt-quatre heures se sont écoulées depuis le moment où le peintre Niewiadomski a abattu à coups de révolver le premier Président de la République polonaise, au moment où ce dernier inaugurait le salon d’hiver. Après mûre réflexion, je suis arrivé à la conviction que M. Narutowicz tombe victime des élections ou, en remontant encore plus haut, victime de l’impérialisme polonais qui refusa en 1919 la ligne-frontière Curzon, éliminant les territoires de l’Est avec leurs populations non polonaises. Aussi le cri unanime de «La Pologne aux Polonais» a rendu la personnalité de M. Narutowicz odieuse aux yeux de la majorité du pays car, ainsi que vous le savez, il avait été élu avec l’aide des Minorités nationales et des Juifs. Ce qui me confirme dans ce sentiment, c’est que l’atmosphère, excessivement fiévreuse depuis le jour de l’élection, s’est apaisée depuis hier, jour du crime. On aurait pu s’attendre à des troubles et on a au contraire, l’impression que le calme va régner. Les journaux de la droite déplorent et condamnent l’acte du meurtrier et tous, qu’ils appartiennent à la gauche ou à la droite, invitent le peuple au calme.
J’ai l’honneur de vous confirmer ma dépêche de ce jour ainsi conçue:
«Cinquante deux. Assassin président sexagénaire déséquilibré aucune trace complot trouvée. Général Sikorski Chef Etat Major Président nouveau Ministère garde ancien cabinet avec Skrzynski Ministre Bucarest aux Affaires étrangères. Assemblée nationale convoquée vingt courant pour élection Président République»4.
Conformément à la Constitution, l’ancien Ministre Nowak avait remis jeudi dernier 14 décembre, sa démission au nouveau Président, dès que les pouvoirs eussent été transmis à ce dernier. M. Narutowicz chargea alors M. Dabrowski, ancien Ministre des Travaux publics, de former le nouveau Ministère. Avant que celui-ci eût réussi à remplir sa mission, la page noire de l’histoire polonaise était tournée, le premier Président de la République ne vivait plus. Rataj, Maréchal de la Diète, en sa qualité de remplaçant constitutionnel du Président défunt, chargea, inspiré par le Maréchal Pilsudski, quelques heures après le crime, le Chef d’Etat-Major de l’Armée, le Général Sikorski, de constituer le Cabinet. Dans un manifeste aux «Polacy», Sikorski déclare qu’il a accepté cette tâche à contre-cœur et seulement par sentiment du devoir envers le pays qui se trouve dans une crise si grave. En effet, le Général Sikorski fait un grand sacrifice en quittant l’Etat-Major pour se lancer dans la politique à un moment si difficile et si l’ordre et le calme peuvent être maintenus, c’est bien grâce à cet officier connu pour son énergie et sa loyauté. Dans mon rapport No 245 j’ai déjà eu l’honneur de vous donner une caractéristique de sa personnalité. Son Cabinet se compose dans la plus grande partie, des membres du Ministère sortant et il n’aura sans doute qu’une durée de quelques jours. Le Général Sikorski a pris le Ministère de l’Intérieur qui, vu la situation, est en ce moment le plus important; dans le cas où le pays devrait finir avec une dictature, le Dictateur prédestiné aurait déjà en quelque sorte, en mains tous les fils. Le Ministère des Affaires étrangères, qui était devenu vacant par la nomination de M. Narutowicz, est confié à M. Skrzynski, Ministre de Pologne à Bucarest; il appartient à l’aristocratie galicienne et était précédemment au service diplomatique austro-hongrois.
J’avais eu l’honneur de vous faire savoir que le Président de la République m’avait accordé, mardi 12 décembre, une longue audience. Nous avions parlé entre autres d’une question très délicate, celle du règlement de la situation légale du Maréchal Pilsudski, qui avait déclaré aux Chefs des Missions militaires, lors de leur audience d’adieu «qu’il se retirait comme Chef de l’Etat, mais qu’il restait à la tête de l’armée, aussi bien en temps de paix que de guerre et que personne ne pourrait le déloger de là». M. Narutowicz prévoyait qu’une loi spéciale devrait être faite. J’osai alors exprimer ma crainte que la création de cette loi rencontrerait non seulement des difficultés d’ordre constitutionnel (le Président de la République est en effet Chef de l’armée en temps de paix, de par la Constitution), mais aussi d’ordre personnel: car comment une telle loi pouvait- elle, sans soulever un conflit entre le Maréchal Pilsudski et le Général Sikorski, les compétences de l’Inspecteur en Chef de l’armée et du Chef d’Etat-Major général? Cette difficulté a trouvé sa solution la nuit dernière, par le fait que le Maréchal de la Diète, disposant actuellement des pouvoirs dévolus au Président de la République, a nommé le Maréchal Pilsudski Chef de l’Etat-Major Général, au moment même où le Général Sikorski acceptait la Présidence du Conseil. Le Maréchal rentre dans le service actif, en occupant immédiatement les fonctions de Chef d’Etat-Major. Cette solution présente pour le moment le grand avantage que Sikorski et Pilsudski, aux postes qu’ils occupent, offrent une garantie sérieuse pour le maintien de l’ordre général dans le pays.
L’interrogatoire du meurtrier n’a donné aucun résultat concernant des complices éventuels ou l’existence d’un complot. Cependant j’ai appris par le fils de M. Narutowicz lui-même que son père avait reçu le jour de l’attentat, deux lettres le menaçant de mort. Des perquisitions ont été opérées chez des officiers supérieurs appartenant à la Droite, notamment chez le Général Haller. Mais on assure que jusqu’à présent aucune trace de complot n’a été découverte.
Avant que ce rapport soit entre vos mains, je vous aurai informé télégraphiquement du résultat de l’élection du nouveau Président de la République, fixée au mercredi 20 décembre. Pour moi, les candidats qui ont été les adversaires de M. Narutowicz sont exclus. On parle, mais encore d’une manière vague, du Général Sikorski, de Nowak et de l’ancien Président du Conseil Ponikowski. Les deux derniers ne sont certainement pas les candidats du Maréchal Pilsudski. En ce qui concerne Sikorski, j’ai de la peine à admettre qu’il aurait quitté l’Etat-Major et aurait cédé son poste à Pilsudski, uniquement pour se mettre à la tête d’un Gouvernement dont l’existence sera fort limitée; il doit penser avoir son avenir politique assuré.
J’en arrive aux conclusions suivantes:
1. La Pologne s’est donné en mars 1921 une Constitution excessivement démocratique. D’après ce qui vient de se passer à l’occasion de l’élection de son premier Président, on peut avoir des doutes si le pays, ou tout au moins ses Chefs politiques, sont mûrs pour ce système de Gouvernement. En Angleterre, on doit penser que la Droite polonaise s’est montrée «bad looser».
2. L’élection du premier Président de la République prouve combien la situation représentée par la constellation des partis à la Diète et au Sénat est dangereuse et peu favorable au développement politique et économique du pays.
3. M. Narutowicz a été la victime évidente du résultat des élections générales qui ont donné aux Minorités nationales et aux Juifs un poids trop considérable dans la balance politique du Parlement. La Nation polonaise toute entière, aussi bien la droite que la gauche, est imbue d’un esprit national tel qu’elle ne peut supporter une influence déterminante du bloc des Minorités et des Juifs.
4. En nommant le Maréchal Pilsudski Chef de l’Etat Major Général de l’Armée, le Maréchal de la Diète a pris une décision précipitée d’une importance extrême, dans un moment excessivement critique. Cette nomination s’explique seulement en admettant que le Maréchal Pilsudski en a donné lui-même l’idée, désirant profiter de la vacance du poste pour créer un fait accompli avant la prochaine élection du Président de la République. Il est à espérer que la Pologne ne va pas traverser après tout une période d’intrigues entre les Chefs supérieurs de son armée.
5. A juger d’après la situation d’aujourd’hui, l’assassinat si déplorable du Président ne déclenchera pas de troubles dans le pays; ils seraient du reste étouffés dans l’œuf.
6. La disparition si tragique de notre illustre compatriote, Gabryel Narutowicz, est une grande perte pour les intérêts suisses en Pologne et moi personnellement, j’ai eu la douleur de perdre en lui un ami.
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