Classement thématique série 1848–1945:
XIV. LA POLITIQUE HUMANITAIRE
Imprimé dans
Documents Diplomatiques Suisses, vol. 7-II, doc. 323
volume linkBern 1984
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E7350#1000/1104#63* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 7350(-)1000/1104 30 | |
Titre du dossier | Eidg. Politisches Departement (1914–1918) | |
Référence archives | 4.1. |
dodis.ch/44534
Le Chef de la Division des Affaires étrangères du Département politique, P. Dinichert, au Chef du Département de l'Economie publique, E. Schulthess1
Comme vous le savez, notre Département a depuis longtemps chargé nos représentants diplomatiques à Paris, Bruxelles et Rome d’engager avec les Gouvernements auprès desquels ils sont accrédités des négociations tendant à obtenir que les sinistrés de guerre de nationalité suisse soient admis au bénéfice des lois française, belge et italienne relatives à la réparation des dommages de guerre. Ces trois dernières lois, se fondant sur le principe de la solidarité nationale, ne s’appliquent, en effet, qu’aux seuls nationaux de chacun des Etats en cause. Mais elles prévoient que les avantages offerts exclusivement à la population indigène pourront être concédés, par voie d’accord, aux ressortissants alliés ou neutres.
Si nous arrivions à conclure un semblable accord, un prompt et efficace remède serait apporté à la situation extrêmement précaire dans laquelle se trouvent la plupart de nos compatriotes qui ont subi des dommages de guerre en France, en Belgique et en Italie. Ces derniers toucheraient immédiatement des avances à valoir sur les réparations qui leur sont dues et qui leur seraient intégralement versées en même temps qu’à leurs compagnons d’infortune de nationalité française, belge et italienne. A l’aide de ces fonds, ils pourraient relever leurs maisons détruites, réédifier leurs usines ou leurs ateliers actuellement en ruines, acheter un fonds de commerce et reprendre ainsi une activité à laquelle la guerre a mis brusquement fin. Ils ne seraient pas réduits à vivre d’expédients pour ne pas être à la merci de la misère.
La Suisse ne pouvait rester étrangère à tant d’infortunes. Elle a un intérêt moral très puissant à ne pas abandonner à leur triste sort ces malheureuses victimes de la guerre. Aussi c’est mû par cet intérêt que le Conseil fédéral a décidé de mettre à la disposition des Légations à Paris, Bruxelles et Rome quelques fonds destinés à secourir, dans une certaine mesure, ceux de nos compatriotes qui ont été le plus durement éprouvés par les hostilités. Il ne pouvait pas faire davantage. Notre pays ne peut, en effet, prendre sur lui de réparer les dommages subis par nos compatriotes à l’étranger. Ce soin, nous dirons même cette obligation, incombe avant tout à l’Etat sur le territoire duquel le préjudice a été causé. Ce dernier a un intérêt économique et fiscal à ne pas faire, en cette matière, de distinction entre ses propres nationaux et les étrangers établis sur son territoire, abstraction faite des ressortissants des Etats précédemment en guerre avec lui. Les Suisses à l’étranger contribuent, en effet, par leur activité à la prospérité économique du pays qu’ils habitent. Ils payent l’impôt sur leur travail et sur leur fortune. Il serait donc profondément injuste qu’ils ne soient pas mis au bénéfice des mêmes privilèges que ceux qui sont concédés aux indigènes. A dire vrai, la Suisse n’est pas directement intéressée à la réparation des dommages subis par ses compatriotes à raison d’événements de guerre, les pertes éprouvées n’atteignant non pas son économie nationale, mais bien celle de l’Etat où elles se sont produites. Cela est si évident que les théoriciens du droit naturel comme de grands jurisconsultes du XVIIIe siècle ont fait un devoir à l’Etat en guerre de réparer, la paix signée, les dommages causés sur son territoire sans égard à la nationalité des lésés. Si l’on s’en tient à cette doctrine, qui est inspirée par le pur bon sens, une loi sur la réparation des dommages de guerre relève bien du droit commun et ne saurait être rangée, comme le prétend ouvertement le Gouvernement belge par exemple, parmi des lois d’exception. Dans ce cas, le traitement national devrait être accordé à nos compatriotes par le simple jeu des traités d’établissement.
Ces arguments extrêmement solides n’ont toutefois pas eu raison de l’indifférence ou plutôt de la sourde résistance que nous avons rencontrée tant à Paris qu’à Bruxelles et à Rome. En effet, les négociations pour le succès desquelles nos représentants se sont dépensés sans compter n’ont abouti jusqu’ici à aucun résultat positif. Aujord’hui, elles sont arrivées pour ainsi dire à point mort, aucun des Etats en cause ne se souciant de majorer encore, en entrant dans nos vues, le chiffre des réparations déjà énorme qu’il se propose de réclamer à l’Allemagne sans nous demander, en échange, des compensations suffisantes.
Devant une telle attitude, notre ligne de conduite était toute tracée. Nous devions faire observer qu’en réparant les dommages subis sur son territoire, la France aussi bien que la Belgique ou l’Italie ne ferait qu’acte de réciprocité, la Suisse ayant réparé les dommages causés sur son territoire par des événements de guerre sans faire intervenir, lors du payement des indemnités, la notion de nationalité. D’autre part, il convenait de relever que les dépenses considérables faites par notre pays en faveur des victimes de la guerre pouvaient être considérées comme des compensations au moins adéquates au traitement que nous demandons en faveur de nos compatriotes.
Malheureusement, il est à craindre qu’aucun des Gouvernements intéressés ne se rende à cette argumentation, qui est cependant très convaincante. L’objection que la France, l’Italie et la Belgique se trouvent actuellement dans une situation financière trop précaire pour que notre thèse triomphe peut être aisément réfutée. Il n’est guère douteux que les difficultés financières auxquelles ces trois pays sont aux prises ne s’accroîtraient nullement si les Suisses étaient également dédommagés de leurs pertes. Celles-ci ne constituent, en effet, qu’une infime partie du préjudice dont ils demandent réparation à l’Allemagne.
Pour prévenir l’échec de ces laborieuses négociations, il est tout naturel que nous songions à renforcer encore la position déjà très forte qui est la nôtre. Il serait possible d’y arriver en traitant le problème de la réparation des dommages conjointement avec une autre question dans laquelle la Suisse pourrait être appelée à concéder des avantages à l’un ou l’autre des Gouvernements en cause. Nous pourrions alors mettre à profit la situation pour obtenir ce que nous n’avons pu obtenir en nous plaçant sur le seul terrain juridique. Il ne nous resterait plus qu’à saisir la première occasion propice qui se présenterait pour faire valoir, à l’aide d’un simple «do ut des», le droit indiscutable de nos compatriotes à être indemnisés de leurs dommages au même titre que la population dont, en temps de paix comme en temps de guerre, ils ont partagé le sort.
En ce qui concerne l’Italie, nous nous sommes demandé si ce projet ne pourrait être mis à exécution lors des pourparlers à propos de l’admission des ouvriers de la Péninsule au bénéfice de notre législation sociale. Nous vous serions infiniment obligés de bien vouloir nous faire part de votre avis dans le rapport que nous vous avions demandé par lettre du 25 mars 19202.
A notre sens, une démarche de ce genre ne risquerait pas d’être fraîchement accueillie de la part du Gouvernement italien. Celui-ci a un intérêt très grand à ce que la situation des ouvriers italiens en Suisse soit régularisée et il comprendrait sans aucun doute combien nous serions fondés à faire ressortir, à cette occasion, l’intérêt moral qu’a la Suisse à ne pas laisser ses compatriotes victimes de dommages de guerres privés de la possibilité d’obtenir, par des moyens légaux, l’indemnité équitable à laquelle ils ont droit. D’ailleurs, la même question s’est déjà posée lors des négociations entre les Cabinets de Paris et de Rome au sujet de l’emploi de la main-d’œuvre italienne en France. Preuve en soit l’article ci-joint qui a paru dans le «Messagero» du 28 avril et qui nous a été communiqué par la Légation de Suisse à Rome.
Ajoutons qu’une entente avec le Gouvernement italien ne paraîtrait pas devoir rencontrer des difficultés bien sérieuses. Le montant total des dommages de guerre en Italie qui ont été annoncés par des citoyens suisses, jusqu’au 31 mars dernier, tant au Département qu’à la Légation à Rome, s’élève, en effet, à une centaine de mille francs. Ce chiffre ne serait pas de nature à compromettre en quelque mesure que ce soit l’élaboration de l’accord qui, le cas échéant, pourrait être conclu avec les Autorités royales en vue de sauvegarder les intérêts des ouvriers italiens employés en Suisse3.
- 1
- EVD Zentrale 1914-1918/29-30. Paraphe: KW.↩
- 2
- Non reproduite.↩
- 3
- Pour la réponse de Schulthess, cf. no 341.↩
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