Classement thématique série 1848–1945:
II. LA SUISSE ET LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 7-I, doc. 466
volume linkBern 1979
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001B#1000/1501#3075* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(B)1000/1501 81 | |
Dossier title | Friedenskonferenz (1918–1919) | |
File reference archive | B.56.221.05 |
dodis.ch/44211
Arrivé ici hier pour assister à une séance de la Commission de Préparation de la Conférence Internationale du Travail qui doit se réunir à Washington en octobre prochain, j’ai profité de l’occasion pour avoir quelques conversations dont je voudrais rapidement vous rendre compte:
1. Société des Nations.
J’ai parlé de ce sujet avec plusieurs représentants de la Délégation américaine et notamment avec le Colonel House, qui me reçut fort cordialement. Au sujet de l’interprétation de l’art. 10, je n’ai pu recevoir de personne une réponse absolument claire; il paraît certain que, par cet article, la Société des Nations désire mettre ses membres à l’abri d’une agression extérieure revêtant le caractère d’une attaque brusquée. Mais il n’est nullement certain qu’il doive exclure toute possibilité de remaniement territorial, après une guerre entreprise par la Ligue ou tolérée par elle.
J’ai le sentiment que l’interprétation que nous avons admise dans la Commission est, en tout cas, plus conforme au désir général que celle qui paraît résulter de l’art, du Président Taft que j’ai communiqué à M. Max Huber. - Je crois aussi que l’ambiguïté de cet article a été voulue et que, par conséquent, il ne faut pas espérer une réponse nette à la question que nous nous sommes posée à son sujet.
J’ai exposé au Colonel House que l’annexion à l’Italie des régions allemandes du Tyrol du Sud (Méran et Bozen), combinée avec l’art. 10, constituait un gros obstacle aux efforts des partisans de l’entrée de la Suisse dans la Société des Nations. - Je lui ai demandé s’il serait possible, pour diminuer la gravité des obstacles qu’on nous opposait à cet égard, d’obtenir une déclaration officieuse, tendant à désolidariser nettement les neutres de toutes les solutions territoriales adoptées par la Conférence de la Paix. - Il m’a répondu avec la plus absolue franchise et la plus grande vigueur qu’une solidarité pareille ne saurait exister, qu’elle était hors de toute question et qu’il était absurde d’admettre le contraire.-J’ai abondé dans son sens et lui ai demandé l’autorisation de le citer à cet égard. - Il m’y a pleinement autorisé, de sorte que, sur ce point, nous avons une satisfaction aussi complète que nous le puissions désirer.
M. House, comme tous mes autres interlocuteurs américains, s’est informé avec intérêt et non sans inquiétude de l’état des esprits à l’égard de la Société des Nations. Je lui ai répondu qu’il régnait chez nous encore une grande confusion à cet égard, mais que le Gouvernement fédéral s’orientait dans un sens de plus en plus nettement favorable à l’entrée de la Suisse. J’ai ajouté que je ne doutais pas du succès de la campagne populaire, si elle était engagée, comme j’avais tout lieu de l’espérer, avec la vigueur nécessaire; il m’a répondu qu’il n’en doutait pas non plus, pas plus que du succès de la campagne que le Président Wilson allait entreprendre aux Etats-Unis dès son retour.
M. Miller a quitté Paris il y a trois semaines pour préparer cette campagne, qui sera sans doute très mouvementée, mais dont l’issue favorable paraît être escomptée par tout le monde, démocrates et républicains ici.
2. Le Tyrol.
Je me suis permis de signaler, comme je viens de le dire, au Colonel House les inquiétudes et les protestations que l’annexion projetée d’une partie du Tyrol allemand à l’Italie suscitait en Suisse.
Il m’a déclaré qu’il comprenait parfaitement ces résistances et qu’il les estimait tout à fait justifiées.
Clemenceau et Lloyd George étaient tout aussi opposés à cette annexion que le Président Wilson qui, à ce que j’ai appris hier, regrettait aujourd’hui les concessions provisoires qu’il avait faites sur ce point. M. House m’a déclaré, en en prenant note, qu’il comptait en entretenir encore le Président Wilson avant son départ et qu’il espérait que la solution que nous redoutions ne serait pas encore considérée comme définitive.
J’ai abordé le même sujet, avec beaucoup plus de prudence naturellement, avec M. Crespi, ancien Ministre du Cabinet Orlando et encore Délégué italien à la Conférence de la Paix, hier soir à dîner, où mon ancien collègue Taussig m’avait invité, avec lui, Clémentel et quelques Américains.
M. Crespi a déclaré que l’Italie insisterait absolument sur l’annexion pure et simple de ces régions. La nouvelle frontière qui serait ainsi faite à son pays pourrait, disait-il, être gardée par deux divisions, alors qu’il en fallait 24 pour garder celle d’avant la guerre et qu’il en faudrait 12 pour garder celle qui serait tracée, si Méran et Bozen restaient à l’Autriche. Il a déclaré, en outre, que l’Italie comptait assurer à ces populations de langue allemande une certaine autonomie administrative, mais qu’elle tenait à le faire de son plein gré et sans y être en quoi que ce soit obligée par une décision de la Conférence de la Paix; toute immixtion des Alliés dans cette affaire serait considérée par l’Italie comme une atteinte injustifiée à sa souveraineté nationale. M. Crespi, dont un fils est, paraît-il, actuellement dans ces régions comme officier de l’armée d’occupation, s’est dit convaincu que ces populations s’accommoderaient fort bien du régime italien, comme elles avaient accueilli sans aucune résistance l’entrée des troupes italiennes.
Je n’ai naturellement pas osé chercher à troubler son optimisme sur ce point, mais je dois avouer que, d’aprés mes conversations ici, je crois les Italiens tout à fait isolés dans leur façon d’envisager ce problème.
3. Politique commerciale française.
M. le Ministre Clémentel m’a raconté hier soir comment, par un article additionnel qu’il vient de faire adopter au Parlement, il croit avoir réussi à transformer complètement le régime douanier de France. Autrefois, me dit-il, en vertu de la législation existante, nos négociateurs n’avaient le choix qu’entre un tarif général qui était en somme un tarif de combat, et un tarif minimum que l’on accordait aux nations dont on estimait les concessions suffisantes.
Dorénavant, grâce au texte nouveau, il serait loisible aux négociateurs français d’appliquer les dispositions du tarif minimum à certaines positions douanières, tout en laissant le tarif général en vigueur pour les autres.
Cela avait à ses yeux de très grands avantages, notamment à l’égard de la Suisse, car cela permettrait à la France de favoriser l’importation de certains produits - il a cité l’horlogerie et les chocolats - à l’exclusion d’autres produits dont l’origine paraîtrait trouble. Il a dit, en passant, qu’il n’avait pas grande foi dans l’efficacité des certificats d’origine et de toutes les autres mesures par lesquelles la Suisse chercherait à distinguer ses propres produits de ceux d’origine allemande dont elle n’était que l’intermédiaire.
Je me permets de vous rendre compte de cette conversation qui me paraît grosse de menaces pour nous, quoiqu’il n’y ait pas lieu de la considérer comme l’expression définitive des intentions du Gouvernement français.
M. Clémentel s’est d’ailleurs déclaré en principe partisan du libre échange. Le protectionnisme qu’il pratiquait lui était imposé, poursuivit-il, par la situation économique actuelle de la France. L’émission exagérée de papier-monnaie y avait déterminé une élévation du niveau général des prix que la baisse du change ne suffisait pas à compenser. - L’exportation française en était par conséquent réduite à lutter à des conditions d’infériorité graves avec l’industrie étrangère.
La situation à cet égard lui paraissait d’autant plus difficile pour son pays que l’Angleterre, par son monopole du tonnage et par les tarifs de fret différentiels qu’elle appliquait à son avantage, maintenait la France dans un état d’infériorité intolérable.
M. Clémentel ne voit de salut que dans la construction de 5 à 6 millions de tonnes de marine marchande pour la France et dans la culture plus intensive du sol français.
Par ce double progrès, il croyait que la France réussirait à s’émanciper en quelques années de la dépendance économique de ses Alliés anglo-américains dont elle souffrait actuellement.
4. Le Départ du Président Wilson.
Le Président Wilson quitte définitivement la France ce soir en emmenant avec lui ceux qui furent jusqu’ici ses principaux conseillers techniques.
Il ne paraît pas douteux qu’il en résultera un très sérieux affaiblissement de l’influence des Etats-Unis à la Conférence de la Paix. Plusieurs Américains ne m’ont pas caché les inquiétudes qu’ils éprouvaient à cet égard et que je partage pleinement pour l’Europe orientale comme pour nous.
Le Président Wilson, avec qui le Colonel House m’avait ménagé une entrevue hier, m’a fait quelques déclarations générales très sympathiques à la Suisse et notamment à Genève.
J'étais chargé de lui remettre le diplôme du doctorat en droit Honoris-causa de l’Université de Genève. - Il s’est félicité, en termes très chaleureux, de ce nouveau lien [qui l’attacherait à une ville qui avait tenu une si grande place dans sa formation intellectuelle et qu’il espérait bien revoir, lorsque les circonstances le lui rendraient possible. - Il n’a fait aucune allusion au sujet de la Société des Nations, quoique je lui aie dit que la décision de l’Université de Genève était antérieure au choix de notre ville et ne devait par conséquent pas être considérée comme une expression de gratitude spéciale pour cela.
Avant mon entrevue avec le Président Wilson, il avait reçu, pendant près d’une heure, des journalistes américains actuellement à Paris et il avait répondu à toutes les questions qu’ils lui avaient posées.
Je joins à cette lettre deux coupures des deux journaux américains2 paraissant à Paris. Evidemment, on avait prié ces journalistes de ne faire état des déclarations présidentielles que dans leur correspondance aux Etats-Unis; mais il est également évident que les deux articles que j’ai l’honneur de vous transmettre, ont été rédigés à la suite de l’entrevue d’hier.
Je compte rentrer à Genève lundi et je me permettrai d’ajouter quelques renseignements à ce rapport, si je devais apprendre quelque chose de nouveau avant mon départ.
Lundi 30 juin 1919.
Avant de quitter Paris, je tiens à vous rendre compte d’une conversation que je viens d’avoir avec Lord Robert Cecil.
Au sujet de l’interprétation de l’article 10, il m’a déclaré d’emblée qu’il prêtait à ambiguïté. Pour sa part, il regrettait l’insertion de cet article dans le Pacte. La Grande-Bretagne avait accepté cet article à la demande des Etats-Unis, appuyée par tous les petits Etats, mais ne s’était jamais intéressée spécialement à lui. La campagne de presse aux Etats-Unis, en vertu de laquelle l’article 10 serait une concession arrachée par la Grande-Bretagne à l’Amérique est donc tout à fait insensée. Lord Robert admet cependant que l’interprétation la plus plausible de cet article est celle que nous lui avons donnée. Sans doute, la garantie de l’intégrité territoriale semble dépasser le cas d’une attaque brusquée, mais elle ne saurait s’appliquer pleinement dans le cas où une nation, désirant obtenir à son profit la modification d’une frontière injuste, recourrait aux armes après avoir épuisé toutes les possibilités de règlement pacifique.
J’ai exposé à Lord Robert l’importance qu’avait pour nous cet article à cause du Règlement probable du Tyrol du Sud. Il a fort bien compris la chose en condamnant nettement les prétentions italiennes en cette matière. Mais, d’autre part, il ne m’a pas caché la grande déception qu’avait été pour lui l’indifférence apparente du Gouvernement fédéral à l’égard du projet de Paris. Sans doute, me dit-il, il est imparfait, mais à une heure de l’histoire comme celle que nous vivons, il importe que les partisans d’une réforme radicale des relations internationales se comptent. Il n’est pas possible d’hésiter beaucoup plus longtemps et je ne veux pas vous cacher qu’à mon très vif regret, la situation de la Suisse s’est beaucoup gâtée à Paris depuis quelques semaines. Faites tout en votre pouvoir pour que le Gouvernement fédéral se prononce le plus vite et le plus catégoriquement possible pour l’entrée de la Suisse dans la Société des Nations. Les adversaires que Genève a toujours comptés à la Conférence insistent très souvent sur les inconvénients qu’il y aurait à fixer le Siège de la Société dans un pays qui se montre si tiède où même si hostile au Projet de la Conférence.
J’ai exposé à Lord Robert que notre Gouvernement ne saurait intervenir pour empêcher des campagnes de presse hostiles, étant donné les traditions de libéralisme que les Anglais seraient sans doute les derniers à nous reprocher. Il m’a répondu que ce n’étaient pas les campagnes de presse qui l’inquiétaient et qui indisposaient la Conférence, mais le doute que le Gouvernement fédéral laissait planer sur son attitude définitive. J’ai répondu à Lord Robert que jusqu’à la ratification du Traité de paix par l’Allemagne et par trois autres pays, l’invitation à la Suisse n’était, en somme, pas encore effective. Je lui ai parlé, en outre, de la nécessité pour nous de soumettre la question à une votation populaire. Il m’a répondu: «Je comprends ces difficultés, mais si vous tenez à ce que Genève devienne vraiment la Capitale de la Société des Nations et à ce que la Suisse exerce une influence dans sa constitution définitive, faites l’impossible pour que votre Gouvernement déclare au plus tôt sa volonté d’accession. La ratification populaire pourra intervenir plus tard.»
Je me permets, M. le Conseiller fédéral, d’insister, avec tout le sérieux et toute l’énergie qui est en moi, sur la nécessité absolue d’une décision prompte et catégorique. Je suis vraiment effrayé de constater combien nos meilleurs amis, et notamment le Colonel House et Lord Robert Cecil, ont été déçus par la prudence, qu’ils jugent excessive, de notre Gouvernement. Au moment où la campagne va s’engager dans tous les Parlements du monde, ils regrettent évidemment que l’attitude de la Suisse puisse servir d’argument aux adversaires de la Société des Nations plus qu’à ses amis. Ce sont là des considérations dont nous n’aurions à tenir aucun compte si vraiment l’intérêt national de notre pays commandait l’abstention ou la réserve, mais puisque le Gouvernement fédéral, comme les citoyens éclairés du pays entier, estiment notre entrée nécessaire, il serait vraiment très regrettable de perdre tout le bénéfice moral des efforts que vous avez faits jusqu’à présent en faveur de la situation internationale de la Suisse, par des lenteurs et des hésitations qui ne seraient pas comprises ici. Excusez, je vous prie, l’extrême franchise de ces déclarations. Je n’ai pas besoin de vous assurer qu’elles ne me sont dictées que par mon sentiment national inquiet des dernières observations que j’ai pu faire ici.
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