Pubblicato in
Documenti Diplomatici Svizzeri, vol. 7-I, doc. 238
volume linkBern 1979
Dettagli… |▼▶Collocazione
Archivio | Archivio federale svizzero, Berna | |
▼ ▶ Segnatura | CH-BAR#E2300#1000/716#203* | |
Vecchia segnatura | CH-BAR E 2300(-)1000/716 102 | |
Titolo dossier | Bukarest, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 2 (1916–1921) |
dodis.ch/43983
Depuis mon retour ici, j’ai cherché à me renseigner dans les différents milieux de la capitale sur la situation politique et économique du Pays. Il est très difficile, parmi les nouvelles absolument contradictoires qui circulent même auprès des gens le mieux renseignés, de démêler la vérité de la fantaisie. Il m’est arrivé dans différents cas de vouloir contrôler auprès d’un ministre un renseignement qui m’avait été donné par un de ses collègues la veille, et de constater qu’il était totalement différent. Les Roumains ont la fâcheuse habitude de déguiser la vérité sans qu’il soit toujours possible de démêler s’ils le font sciemment ou inconsciemment.
L’impression qui frappe le plus en rentrant dans le pays après une longue absence c’est le manque de renseignements que l’on a en Occident sur la situation de la Roumanie; j’aime à croire que les Gouvernements alliés cependant soient documentés à fond par leurs nombreuses et diverses missions militaires et économiques aussi bien sur la politique étrangère et intérieure que sur la situation économique, mais il est certain que ces nouvelles n’ont pas transpiré dans le public; j'ai pu me rendre compte par moi-même combien la presse occidentale était sobre de nouvelles sur le compte de la Roumanie. Cela tient peut-être aussi au fait que l’abondance des matières, jointe à la crise du papier, fait passer les nouvelles de ce pays-ci à l’arrière-plan, et cependant il me semble qu’il ne devrait pas être considéré comme une quantité négligeable.
Au point de vue économique il n’y a pas besoin d’avoir séjourné longtemps à Bucarest pour se rendre compte que la situation alimentaire et la pénurie de marchandises quelconques sont les deux grandes et principales préoccupations de l’ensemble de la population, depuis le Premier Ministre jusqu’au plus modeste citoyen. Lors de ma première visite au Président du Conseil et Ministre des Affaires Etrangères ad interim, M. Phérékyde, j’étais à peine entré dans son cabinet qu’après les préambules de l’entrée en matière il abordait le premier ce sujet, et dès lors dans mes entretiens avec le Ministre du Commerce et de l’Industrie, M. Constantinescu (celui-là même qui avait été arrêté l’été dernier sous le Cabinet Marghiloman sous l’inculpation de malversations commises pendant son Ministère sous le Cabinet Bratiano, et qui n’a été remis en liberté que lors de la chute de Marghiloman), avec le Ministre de l’agriculture, M. Duca, que [j’avais déjà connu à Jassy comme Ministre de l’Instruction Publique et Président de la Commission des prisonniers de guerre, enfin avec le Ministre de l’Intérieur et celui de la Guerre, que j’allais voir plutôt pour les questions relatives aux internés et prisonniers, dans ces divers entretiens, dis-je, la conversation a surtout roulé sur ces deux principaux sujets. La situation particulièrement difficile du pays provient d’une part de la crise aiguë des moyens de transport, d’autre part de l’absence complète de récoltes l’an dernier, due à une sécheresse extraordinaire et au fait que les armées d’occupation ont vidé complètement les stocks soit en les consommant, soit en les expédiant dans leurs pays respectifs, enfin, par sa situation géographique, la Roumanie a été dans l’impossibilité d’importer quoi que ce soit depuis près de 3 ans, en sorte que le pays se trouve actuellement vide de marchandises quelconques. Il en résulte qu’au fur et à mesure que l’on veut entreprendre quoi que ce soit, on est arrêté par le manque de matériaux; en outre la population souffre réellement beaucoup d’être privée non seulement de vivres, mais de vêtements, de chaussures, de linge, sans parler des autres articles moins indispensables. Les rares objets qui restent dans le pays ou que quelques commerçants ont réussi à introduire en petites quantités depuis l’armistice ont atteint des prix tellement fantaisistes qu’il faut l’avoir constaté soi-même pour le croire.[...]2En résumé, le prix de la vie a au moins décuplé soit d’après mes expériences personnelles, soit au dire des nombreuses personnes que j’ai interrogées à ce sujet. Les deux délégués de la Croix-Rouge internationale, le Capitaine Cuno Hofer et le Dr. Sillig qui sont actuellement en mission à Bucarest après avoir séjourné plusieurs semaines à Budapest, estiment que la vie est infiniment plus chère et plus difficile ici qu’à Budapest. Pour en revenir aux déclarations que m’ont faites les différents ministres, leur principale préoccupation est de remédier à la crise des moyens de transport; plusieurs d’entre eux m’ont affirmé qu’il n’y avait plus que 100 locomotives en service dans l’ensemble du pays, contre un chiffre de 1000 avant la guerre; j’ai tenu à contrôler cette information ailleurs, et, d’après les renseignements qui m’ont été fournis par un officier supérieur anglais, chef du service de contrôle des chemins de fer qui était déjà à Jassy, il m’a affirmé qu’il y en avait tout de même 250, mais que ce chiffre était très inférieur aux nécessités du service; le reste des locomotives ainsi que l’ensemble du matériel des chemins de fer est dans un état de délabrement effroyable, et comme les Roumains manquent de tout, les plus optimistes n’entrevoient pas une amélioration sous ce rapport avant que les Alliés aient pu expédier en Roumanie les matériaux nécessaires pour la réfection de ce matériel. Etant donné l’éloignement du pays, la difficulté de trouver du frêt et tant d’autres considérations, sans parler de la crise immédiate des moyens de transport, vous voyez qu’il est bien difficile de fixer un terme pour l’amélioration des transports en Roumanie. Celle-ci reproche aux Alliés de n’avoir pas fait insérer dans le traité d’armistice une clause d’après laquelle l’Allemagne serait obligée de lui rendre tout ou partie des locomotives et wagons emportés par les Allemands lors de leur évacuation, mais les Roumains oublient volontiers qu’ils avaient fait la paix avec l’Allemagne, qu’ils ne lui ont à nouveau déclaré la guerre que la veille même de la conclusion de l’armistice et qu’au moment où les négociations se sont poursuivies à ce sujet, les Alliés ne pouvaient pas légalement la considérer comme faisant encore partie de l’Entente. Bref, les Roumains comptent maintenant sur la bienveillance des Alliés qui sont sans doute disposés à leur venir en aide pour leur céder un certain nombre de locomotives et wagons, mais d’après mes renseignements je doute qu’il soit possible avant longtemps de déférer à ce désir.
Enfin, ainsi que je vous l’avais écrit il y a quelques jours, la Roumanie était sur le point de conclure un arrangement avec la Hongrie à qui elle céderait du pétrole en échange de 150 locomotives, mais à la suite des attaques perpétuelles des troupes hongroises contre les troupes roumaines occupant la Transylvanie et des grandes pertes subies de ce chef par les Roumains, le Gouvernement Royal a rompu pour le moment les négociations.
Le Général Berthelot à qui j’en parlais l’autre jour, m’a dit que selon lui c’était une faute, attendu qu’il n’était pas prouvé que les troupes hongroises eussent réellement reçu des ordres formels du Gouvernement hongrois pour attaquer, qu’il pouvait s’agir là d’initiatives prises par des commandants d’unités inférieures et qu’en vue d’apaiser les esprits surexcités il eût été préférable au contraire de tout faire pour chercher à renouer des relations commerciales ou autres avec la Hongrie.
Quoi qu’il en soit, l’amélioration des moyens de transport ne pourra guère se produire pour le moment que par la reprise de la navigation sur le Danube, rendue possible par la fonte des glaces. De cette façon les chalands pourront remonter le Danube jusque dans les différents ports roumains, et le trajet à effectuer par terre du Danube dans une grande partie du pays sera moindre que lorsque tout le transport devait s’effectuer à partir de Constantza ou de Galatz.
Cette crise de transport a exercé son influence jusqu’à présent dans tous les domaines, en empêchant non seulement la répartition de vivres dans le pays, mais aussi le transport du bois, du charbon et du pétrole; le fait est que pour ne parler que de Bucarest, la ville s’est trouvée aux prises cet hiver avec les plus grandes difficultés au point de vue du chauffage domestique et de celui des machines, à tel point que l’on a payé le bois jusqu’à 1 franc le kilo, et cela bien qu’il y ait de grandes forêts à 15 kilomètres de la capitale et que les dépôts de bois scié étaient accumulés sans qu’il fût possible de les transporter. Il n’a même pas été possible de suppléer au transport des chemins de fer par celui des charrettes à bœuf, fort en usage dans le pays, car là encore nous nous trouvons en présence d’une autre crise, celle du bétail qui fait complètement défaut pour les besoins de l’agriculture, pour celui des transports et la viande de boucherie. Les Allemands ont emporté tout ce qu’ils ont pu prendre dans ce domaine-là également, et d’autre part il a péri une énorme quantité de bétail par suite du manque de fourrage.
La crise alimentaire du pays est arrivée au mois de janvier à un point tout à fait critique, à telle enseigne que d’après les dires soit du Président du Conseil, soit d’autre Ministres, ceux-ci se sont trouvés à plusieurs reprises n’avoir plus de blé que pour 2 ou 3 jours; les stocks étaient complètement épuisés et les bateaux n’arrivaient pas; les Anglais ont heureusement pu détourner dans la Méditerranée deux transports arrivant des Indes et les diriger sur Constantza, et entre temps les Américains ont également pu envoyer d’autres bateaux qui avaient déjà une autre destination. La crise aiguë a donc été conjurée pour le moment et les milieux dirigeants espèrent que les arrivages vont se faire régulièrement pour sauver le pays de la famine. Mais il ne suffisait pas d’avoir le blé dans les ports, il fallait encore l’expédier et le répartir dans le pays et nous retombons là dans la crise des transports décrite plus haut et dont vous entrevoyez toutes les conséquences; c’est pourquoi l’on a dû pendant quelque temps suspendre presque complètement le trafic des voyageurs et de la poste dans l’intérieur du pays pour assurer la répartition des vivres indispensables pour éviter la famine.
Celle-ci avait d’ailleurs été prévue dès le mois de juin par les Ministres alliés à Jassy et vous vous rappelez sans doute que je vous avais entretenu d’un projet qui consistait à demander à l’Allemagne par l’entremise d’un neutre d’autoriser l’ouverture des Dardanelles au passage des transports de blé provenant d’Amérique. Il n’avait malheureusement, je crois, été tenu aucun compte de cet avertissement donné aux Alliés qui avaient alors d’autres préoccupations plus urgentes. Actuellement les marchandises commencent tout de même à arriver par petites quantités dans les ports, et dans les différents milieux où je me suis renseigné on a l’impression que le sommet de la crise a été atteint et que d’ici à quelque temps la situation pourra légèrement s’améliorer.
Les commissions économiques alliées sont arrivées en nombre respectable et travaillent activement dans le pays, soit pour enquêter sur les besoins du pays, soit pour surveiller autant que possible la répartition des denrées. Les Américains font un grand effort sous ce rapport-là; outre les missions économiques, ils ont une mission de la Croix-Rouge qui a pour objet de distribuer elle-même et gratuitement à la population pauvre des vivres et des vêtements. Celle-ci a les coudées franches et ne rencontre pas d’obstacles; ayant posé comme condition sine qua non que du moment qu’il s’agissait d’une distribution gratuite elle n’aurait lieu que par son entremise, elle n’a pas rencontré d’opposition.
Quant à la Commission économique, qui, elle aussi, aurait voulu surveiller la répartition des blés et autres marchandises de provenance américaine, elle a été obligée d’y renoncer et de se contenter d’un contrôle très superficiel. Ce pays est malheureusement la prise des tripoteurs et des spéculateurs et chaque représentant de l’Autorité, qu’il s’agisse du gendarme, du commissaire de Préfet ou même d’un fonctionnaire ou magistrat supérieur, ne peut s’empêcher de faire des affaires pour son propre compte et tirer un profit personnel de toute affaire qui passe par son entremise. C’est triste à avouer, mais ces procédés sont si en faveur dans le pays et si connus de tout le monde que l’on ne peut les passer sous silence. Cette mainmise de l’Etat sur les produits de toute sorte nécessaires à la vie d’un peuple est explicable (dans des circonstances si exceptionnelles, comme celles que nous traversons) dans des pays foncièrement honnêtes comme le nôtre, où elle a pour objet d’éviter autant que possible les accaparements (nous n’en avons même pas été complètement exclus), de réglementer les prix et d’en assurer la juste répartition à tout le monde.
Ici malheureusement il en va tout autrement; ce sont précisément les accapareurs qui, par des complicités en haut lieu ou auprès des agents subalternes, qui y trouvent tous leurs profits, se rendent acquéreurs de grands stocks à des prix de réquisition et les revendent au public aux prix fantastiques que je vous ai signalés plus haut.
Le Gouvernement actuel est une sorte de dictature qui excerce le pouvoir sans aucun contrôle, puisqu’il n’y a pas de parlement (l’ancienne chambre étant dissoute et les nouvelles élections, déjà renvoyées deux fois, ne devant vraisemblablement pas avoir lieu avant quelques mois), et qui promulgue des décrets-lois. Un de ces décrets rendu en janvier impose à tout importateur de marchandises arrivant dans les ports roumains à bord de bateaux roumains l’obligation de faire sa déclaration au Gouvernement qui se réserve le droit de réquisitionner à l’importateur jusqu’à la moitié de la cargaison au prix coûtant en lui octroyant comme bénéfice le 20% et en ne lui laissant la libre disposition que de la quantité non réquisitionnée. Les marchandises faisant complètement défaut dans le pays et pouvant se vendre n’importe quel prix, je n’ai pas besoin de vous dire que la partie réquisitionnée par le Gouvernement ne s’y vendra pas au prix coûtant majoré du 20% du bénéfice octroyé à l’importateur, mais à des prix certainement encore supérieurs à ceux auxquels l’importateur vendra la partie qui ne lui a pas été réquisitionnée. Qui est-ce qui encaissera la différence? ira-t-elle dans la caisse d’Etat proprement dite ou dans un fonds de prévoyance ou d’assistance au profit des malheureux? Ce serait mal connaître les habitudes du pays, que de répondre par l’affirmative. En tout cas je suis certain que la marchandise réquisitionnée et majorée de 20% pour le prétendu bénéfice normal de l’importateur, ne sera pas vendue sur le marché un sou moins cher que celle pour laquelle l’importateur aura eu la faculté de fixer les prix lui-même.
En allant entretenir l’autre jour le Ministre du Commerce de la reprise possible de nos relations commerciales, je lui ai posé la question et lui ai demandé s’il ne pensait pas que des mesures de ce genre étaient de nature à entraver l’importation des marchandises dans le pays et s’il ne conviendrait pas plutôt de rétablir peu à peu la liberté du commerce dans un pays qui manque de tout. Le Ministre s’est évertué à me démontrer l’heureuse initiative de cette disposition qui a pour but, lorsque l’Etat a absolument besoin d’une marchandise pour ses hôpitaux ou son armée, d’en réquisitionner une partie à un prix normal, tout en laissant encore un bénéfice très appréciable à l’importateur, et à lui permettre ainsi de surveiller par la production de toutes les factures les prix fixés pour la partie non réquisitionnée.
Si le décret était appliqué tel quel on ne pourrait en effet rien lui reprocher, mais les marchandises réquisitionnées ne vont pas seulement dans les hôpitaux et dans l’armée; on les retrouve ensuite sur le marché à des prix non inférieurs à ceux pour lesquels l’importateur a eu les mains libres, et il est permis de se demander par quel intermédiaire elles y sont parvenues. Si je n’entendais pas raconter ces épisodes journellement dans tous les milieux, étrangers et roumains, je ne vous les rapporterais pas, mais il sont trop connus pour pouvoir être passés sous silence.
Je n’ai pas besoin d’ajouter que la démonstration du Ministre du Commerce ne m’a nullement convaincu et que j’ai passé à un autre sujet. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de trop s’émouvoir de ces décrets-lois qui ne sont que provisoires et qui ne seront pas les premiers à rester lettre morte ou à être rapportés; plusieurs d’entre eux rendus il y a quelques semaines sont déjà inexécutables.
Les hommes passent et les partis au pouvoir également. A ce propos celui qui détient les rênes du pouvoir actuellement, soit le parti libéral sous la présidence de M. Bratiano, aurait, m’affîrme-t-on de différents côtés, ses jours comptés à assez brève échéance. Pendant mes six mois d’absence les partisans du Général Avérésco, qui, vous vous le rappelez, avait entamé l’année dernière les négociations de paix avec les Puissances Centrales sous la pression des événements et parce que M. Bratiano s’était dérobé, par une propagande habile, se sont considérablement accrus principalement parmi les paysans et les soldats; on prétend qu’à la campagne il aurait la quasi-unanimité des électeurs et dans la ville une forte majorité. Par ses procédés de gouvernement, par l’exercice du pouvoir actuellement le plus autocratique d’Europe, le parti libéral, et spécialement la famille Bratiano et son entourage, aurait vu diminuer considérablement le nombre de ses partisans; les élections déjà renvoyées 2 fois ont été reculées au mois de mai et il est même fort possible qu’elles n’aient pas lieu à cette date; mais ce qui est certain au dire des Averescistes c’est que le Cabinet Bratiano ne fera même pas les élections, tant il est sûr de son échec. On prétend que Bratiano qui ne veut pas s’exposer à un échec saisirait le prétexte des négociations de paix où il ne paraît pas devoir obtenir tout ce qu’il demandait pour la Roumanie pour se retirer avant les élections sur la question du Banat. Tandis que Bratiano serait, paraît-il, intransigeant, les Roumains sensés admettent fort bien que des concessions aux Serbes sont nécessaires pour éviter à l’avenir l’irrédentisme serbe. La campagne du Général Averesco, qui a conclu un arrangement avec les conservateurs et avec Take Jonesco, chef du parti conservateur-libéral (ce dernier est attendu très prochainement de Paris), se poursuit contre le système de gouverner par des décrets-lois sans contrôle parlementaire auquel je faisais allusion plus haut. Le Général Averesco n’a pas fait jusqu’à présent de campagne anti-dynastique et s’est montré toujours un ardent défenseur de la dynastie, mais il est, paraît-il, si exaspéré de voir le Roi se complaire dans ce système de gouvernement, sous la pression de Bratiano, qu’il irait, paraît-il, jusqu’à entreprendre une campagne républicaine, si le Roi persistait dans la même ligne de conduite.
C’est pourquoi je le repète: il n’y a pas trop lieu de s’émouvoir sur les décretslois qui se succèdent journellement et dont plusieurs ne sont pas favorables aux étrangers, attendu que beaucoup d’entre eux ne seront sans doute pas confirmés par la future Chambre.
Je ne puis entrer dans tout le détail de ces luttes de politique intérieure; elles ont toujours été très vives dans ce pays, où chacun croit devoir faire de la politique dans la rue; elles paraissent actuellement plus acerbes que jamais.
Il se fait une campagne violente contre la corruption qui règne dans l’administration et dont cependant tant de gens profitent, contre la désorganisation qui règne dans les services, contre l’apathie des pouvoirs publics qui restent indifférents à la crise terrible qui règne dans le pays. Car il ne faut pas se dissimuler que si ce dernier est aux prises avec de réelles et sérieuses difficultés, énumérées plus haut, le manque d’organisation y est pour beaucoup et que bien des services pourraient être améliorés par les faibles moyens dont on dispose s’il y avait un peu plus d’ordre, d’honnêteté et de compréhension du sentiment du devoir. Sous des apparences de civilisation latine dont on fait grand état, on sent plutôt le voisinage de l’Orient et de la Russie.
Au point de vue de ses rapports avec ses voisins immédiats ou plutôt avec les nouvelles parties du futur Etat roumain, la situation est loin d’être brillante. Ainsi que je vous le disais plus haut, elle est très tendue en Transylvanie où les combats se poursuivent journellement entre les troupes roumaines d’occupation et celles plus ou moins régulières de Hongrie. Quant à la Bessarabie la situation y est, m’affirme-t-on, moins solide que lors de mon départ qui avait suivi de près la prétendue union libre de la Bessarabie à la Roumanie.
Les troupes roumaines d’occupation s’y sont, paraît-il, montrées très maladroites; aussi bien les militaires que les fonctionnaires civils qui ont été envoyés de Roumanie pour administrer le pays y ont employé les moyens de corruption en vigueur ici et auraient exaspéré à tel point la population qu’elle serait devenue hostile aux Roumains. D’autre part la lutte contre le bolchevisme du côté de Tirospol et contre les Ukrainiens dans le Nord de la Bessarabie y rend je le répète la situation des Roumains fort précaire.
Enfin le problème russe est celui qui préoccupe le plus les milieux politiques sérieux ainsi que les Etats-Majors alliés et spécialement celui du Général Berthelot. Ce dernier m’a dit dernièrement qu’il était plus pessimiste qu’il ne l’avait jamais été et en effet je l’avais toujours connu en Moldavie, même dans les moments les plus critiques, particulièrement optimiste. Comme tous ceux qui connaissent un peu les choses de Russie il était partisan d’une intervention énergique en Russie et adversaire du système des petits paquets que l’on pratique actuellement et qui ne peut aboutir à aucun résultat. Mais il ne peut qu’exécuter les ordres reçus de Paris et pour le moment il n’y est pas question d’une expédition sérieuse. Cependant un officier français, de l’Etat-Major du Général Franchet d’Esperey, arrivé hier de Paris en route pour Constantinople m’a dit qu’on faisait d’actives démarches auprès des Américains et des Anglais en vue d’obtenir leurs concours à une opération de grande envergure à l’aide d’armées de volontaires, mais que pour le moment ce concours n’était pas assuré. Or la France ne peut seule assumer cette nouvelle charge. Vous êtes sans doute mieux renseignés que moi à ce sujet.
Pour le moment le Général Berthelot vient d’envoyer une de ses divisions à effectif réduit (5 à 6 mille hommes) à Odessa où on lui demandait du renfort, mais je crois sans grande confiance. Pendant ce temps les bolcheviks, dont l’armée s’organise et se perfectionne tous les jours, avancent et menacent de plus en plus Odessa. La terreur est telle en Russie et spécialement en Ukraine, d’où il est plus facile d’avoir des nouvelles, que peu à peu tous les officiers de l’ancien régime tzariste sont obligés de s’enrôler dans l’armée rouge sous la menace d’être fusillés eux et leurs familles.
En ce qui concerne la politique suivie en Ukraine par les Alliés dans les derniers mois, j’ai pu obtenir de quelqu’un de bien informé et qui a été envoyé en mission à Kiew et à Odessa en janvier et en février qu’il me confie quelques notes intéressantes; je vous en ai fait faire une copie que je vous remets sous ce pli à titre confidentiel3 et qui vous dépeindra la situation mieux que je ne pourrais le faire.
Je ne voudrais pas que vous considériez le présent rapport comme trop pessimiste en raison des quelques renseignements que je vous ai donnés sur les mœurs du pays. Je suis au contraire très optimiste sur l’avenir de ce pays dont les richesses immenses lui permettront de se relever très vite, pourvu qu’il soit sagement administré et qu’il ait un Gouvernement décidé à réformer les abus.
J’ai omis de mentionner plus haut qu’un des grands griefs contre le Gouvernement actuel est la mise en vigueur trop hâtive de la nouvelle loi agraire. Le parti libéral a voulu procéder sans retard à l’expropriation de la grande propriété qui ne pourra dépasser 500 hectares par tête, le reste, soit 2.000.000 d’hectares étant distribué aux soldats-paysans. Or le pays n’étant pas cadastré et le lot des petits propriétaires devant être de 5 hectares environ, il sera impossible avant 2 à 3 ans, de faire une distribution effective. Le parti libéral qui a sans doute voulu s’en faire un tremplin électoral qui risque de se retourner contre lui, a décidé d’attribuer ces terres à des associations de paysans qui les administreraient en coopérations jusqu’à ce que le cadastre ait été dressé. Ce procédé très critique pour le parti d’Averesco donnera lieu sans doute encore à de nombreux abus et ne satisfera pas le paysan.
J’ajoute enfin que par suite du manque de semences, les semailles du blé d’automne n’ont pu se faire que sur 30 à 40% des quantités habituellement semées en blé; on espère encore recevoir à temps des semences de maïs pour le printemps, mais il est douteux qu’elles arrivent en quantités suffisantes et que la récolte de cette année permette l’exportation.
Tags