Ainsi que mes télégrammes vous l’avaient annoncé, l’Ambassadeur de France à Berne, M. Dutasta, a été nommé hier Secrétaire Général de la Conférence de la Paix. M. Pichon m’a dit que cela n’impliquait nullement son départ de Berne et que M. Dutasta s’arrangerait de manière à aller de temps à autre passer quelques jours à son poste; mais, si je suis heureux d’avoir actuellement M. Dutasta à Paris où il pourra certainement être appelé à témoigner de sa sympathie pour notre pays, je regrette vivement que pendant les mois extrêmement importants pour la Suisse que nous allons vivre, l’Ambassade de France soit dépourvue de son chef intelligent et influent; toute la presse parisienne de ce matin est unanime à féliciter le Gouvernement français du choix de M. Dutasta pour le Secrétariat Général de la Conférence.
En ce qui concerne la désignation du Ministre des Finances M. Klotz, il importe de la souligner en raison de la multiplicité et de la complexité des questions financières qu’il va s’agir de résoudre. En effet, la guerre a coûté un nombre tellement formidable de milliards, qu’une des tâches les plus difficiles de la Conférence sera de savoir comment payer et surtout jusqu’à quelle limite faire payer par l’ennemi vaincu dont on ne veut pas la banqueroute, mais dont on désire le maximum de ce qu’on pourra lui pressurer pendant de nombreuses années en restant toujours aux limites de la faillite.
Vous savez trop qui sont les autres délégués français à la Conférence pour que j’aie besoin de vous les présenter et pour qu’il soit nécessaire de vous raconter quelle fut la perspicacité magnifique de M. Jules Cambon à Berlin, et l’activité couronnée d’un brillant succès de M. André Tardieu à Washington.
Donc, dans deux jours, la Conférence pour les préliminaires de paix va s’ouvrir. Ce n’est un secret pour personne que les Alliés ont sur plusieurs points essentiels des vues qui ne concordent pas. Il me revient de source financière italienne, généralement bien renseignée, que si le Président Wilson n’a pas limité son voyage dans la Péninsule à la seule capitale, mais est encore allé se promener à Gênes, Milan et Turin, cela provient du désir d’influencer les populations en faveur des Américains et de faire un certain contre poids aux ambitions par trop impérialistes de la Consulta. Les quatorze points du programme wilsonien restent la base, du programme américain; vous savez que les Etats-Unis sont partis en guerre pour une idée et, bien que le Président Wilson ait perdu beaucoup de terrain dans son pays, il s’efforcera de rester fidèle à cette idée. Personnellement, je ne crois pas que cela lui sera complètement possible, car si l’Angleterre et la France ont, j’en suis convaincu, le plus grand désir de rester en entente complète avec les Etats-Unis, il n’en est pas moins vrai que Lloyd George arrive à Paris, renforcé par son triomphe électoral.
Je tâcherai de vous renseigner aussi bien que possible sur ce que j’apprendrai de droite et de gauche pendant la conférence qui aura certes des séances parfois mouvementées vu les appétits des uns et les déceptions des autres.
Un exemple d’appétit:
La Légation de Serbie s’est déjà débaptisée et se nomme «Légation du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes».
Un exemple de déception:
Vous avez vu que les grandes Puissances ont décidé d’être représentées par cinq délégués alors qu’elles n’en concèdent que trois à d’autres pays alliés; la Belgique, qui a tant souffert et grâce à l’héroique résistance de laquelle la première bataille de la Marne a pu être gagnée, est placée sur le même pied que le Brésil qui n’a pas fait grand chose; aussi le Cabinet de Bruxelles passe-t-il pour n’être pas enchanté d’avoir été pareillement relégué.
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