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Documents Diplomatiques Suisses, vol. 6, doc. 446
volume linkBern 1981
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Archives | Archives fédérales suisses, Berne | |
▼ ▶ Cote d'archives | CH-BAR#E7350#1000/1104#21* | |
Ancienne cote | CH-BAR E 7350(-)1000/1104 24 | |
Titre du dossier | Paris (1914–1918) | |
Référence archives | 2.1 |
dodis.ch/43721
Pour faire suite à mon rapport provisoire du 9 de ce mois2, j’ai l'honneur de vous informer que j’ai pu voir assez longuement le Ministre du Blocus, M. Lebrun, hier après-midi, et, conformément à vos instructions du 4 courant3, j'ai appuyé officieusement, auprès de lui, la note verbale qui avait été remise à l’Ambassade de France à Berne le 31 août4, et j’ai tenté de l’amener à l’ouverture des négociations proposées dans cette note.
En ce qui concerne la note verbale du 31 août, je dois vous avouer que j’ai remarqué chez M. Lebrun une certaine surprise de ce que je me plaçais encore, le 12 septembre, sur le terrain de cette note parce que le Ministre du Blocus m’a dit qu’avant leur départ de Berne, les délégués anglais, et spécialement Sir Francis Eliot, avaient vu M.le Conseiller fédéral Schulthess, qui leur aurait déclaré (c’est toujours M. Lebrun qui parle) que le Conseil fédéral ne serait point hostile, au pis aller, à l’établissement d’une liste interne suisse. Cette affirmation de M. Lebrun, à laquelle je ne m’attendais guère d’après les termes de vos instructions, m’a sinon coupé, du moins fortement entaillé les jarrets; j’ai répliqué à mon interlocuteur que je n’avais aucune connaissance de cette nouvelle manière de voir et que, en ce qui me concerne, je devais insister auprès de lui, à titre officieux mais de façon pressante, pour faire prévaloir le point de vue auquel le Conseil fédéral s’est placé dans sa note, déjà plusieurs fois mentionnée, du 31 août.
Le Ministre du Blocus m’a alors fait comprendre très nettement que le Gouvernement français avait été étonné de voir le Conseil fédéral surgir, en tant que gouvernement, dans ces questions des listes noires. Ni le Cabinet de Madrid, ni celui de Stockholm, ni celui de La Haye n’ont fait jusqu’à présent la moindre démarche à Paris au sujet des listes noires très longues qui ont été établies et imposées, par les Alliés, contre des sujets espagnols, suédois ou néerlandais. D’après la manière dont M. Lebrun, toujours très courtois, me parlait, j’ai très bien saisi qu’il avait été indisposé de cette ingérence gouvernementale suisse qui lui est incompréhensible. A cela j’ai fait observer au Ministre du Blocus que plusieurs maisons suisses ne faisant pas partie des syndicats S.S.S. n’avaient, par conséquent, pas pu s’adresser à la S.S.S. et avaient porté leurs doléances au Conseil fédéral; c’est ainsi que mon gouvernement a été nanti de l’affaire et avait l’obligation très légitime de défendre les intérêts de ses ressortissants. En ce qui concerne ce côté de la question, la chose en est restée là et M. Lebrun a eu l’air de se contenter de mon explication.
Quant à la question de l’élaboration d’une liste noire pour la Suisse, il me faut, à mon vif regret, vous annoncer que, parti pour le Ministère du Blocus avec tout mon désir de faire triompher votre point de vue, je me suis heurté à un mur. A toutes mes observations M. Lebrun m’a dit que depuis des mois les Alliés étaient en conversation pour arriver à cette liste noire, que nous sommes le seul des pays neutres qui n’en ait point encore, qu’il y en a même au Portugal, pays allié, que la liste noire projetée pour la Suisse est de très minime importance, comparée aux listes noires des autres pays neutres, que la Suisse est restée l’enfant chérie (sic) des Alliés, que la mesure projetée ne l’est nullement contre la Suisse, mais uniquement pour lutter contre l’Allemagne. «Vous ne vous doutez pas, M.le Ministre», s’est exclamé M. Lebrun, «que nous continuons nos mesures de blocus comme si la guerre devait durer à perpétuité» (sic). Je vous assure, Monsieur le Président, que ce mot m’a laissé songeur et me permet d’entrevoir tout ce que va être la politique économique des Alliés à l’égard de celui qu’ils sont absolument certains de vaincre.
C’est donc à la suite de ces longues négociations entre Alliés que rétablissement de la liste noire suisse a été décidé; il ne faut se faire, malheureusement, aucune illusion quelconque; cette liste se fera, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, et malgré tout ce qu’il y a pour moi de profondément antipathique à l’établissement de cette liste, je sens qu’étant acculé, mon pays devra se demander quel est le moindre de ces deux maux: ou bien subir une liste interalliée qui sera faite au petit bonheur des dénonciations provenant de Paris ou de Londres, ou bien laisser la S.S.S. établir elle-même une liste d’une quarantaine de firmes suisses.
Le présent rapport va vous causer, Monsieur le Président, je le sens, une déception profonde; je vous assure que votre Ministre à Paris y est complètement étranger, car je me suis trouvé vis-à-vis d’une situation faite, d’un parti pris contre lesquels les meilleurs arguments de politique internationale, voire même de sentiment à l’égard de notre pays n’avaient plus de portée. Je répète ce que M. Lebrun m’a dit à plusieurs reprises: «Ce n’est pas de la méfiance pour la Suisse, ce n’est point un acte inamical à l’égard de votre pays, c’est uniquement une mesure pour atteindre l’Allemagne)). Au cours de ces dernières semaines, les armées allemandes, en se retirant d’une partie du territoire français, ont commis des actes de démolition et d’anéantissement tels qu’il y a une haine froide de tous les Alliés contre tout ce qui est outre-Rhin. Notre position géographique veut que nous soyons placés entre l’Allemagne et les Alliés; ceux-ci sont absolument décidés à ce que notre pays ne puisse, à aucun degré quelconque, servir de passoire vis-à-vis de l’Allemagne, soit dans un sens, soit dans un autre. Et je relève encore le mot de «perpétuité». La fin de la guerre ne changera rien. L’entrée en lice des Américains et leur tenace résolution de mener à bien les hostilités encouragent certainement les Français et les Anglais à devenir encore plus sévères vis-à-vis des Allemands.
Je m’excuse, Monsieur le Président, d’être aussi peu réjouissant, ce n’est certes pas de ma faute et je vous prie d’agréer l’hommage de mon respect.
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Négociations économiques et financières avec les Alliés (Première Guerre mondiale)