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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 6, doc. 439
volume linkBern 1981
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#821* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 363 | |
Dossier title | Petersburg, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 4 (1918–1919) | |
File reference archive | 131 |
dodis.ch/43714 La Légation de Suisse à Pétrograd au Chef de la Division des Affaires étrangères du Département politique, Ch.R. Paravicini1
La situation économique en Russie n’a pas changé depuis mon rapport du mois dernier2. Les mêmes causes de désorganisation et de destruction persistent et s’aggravent, et produisent les mêmes effets.
Mais ce qui s’est profondément modifié, c’est la situation politique. Nous touchons, à ce qu’il me semble, à une crise qui pourrait complètement transformer la physionomie actuelle de la Grande Russie et par conséquent aussi son régime économique.
Je me permettrai donc de m’arrêter plus spécialement aujourd’hui sur les événements politiques dont on suit ici le développement avec un intérêt passionné.
Le bolchevisme est étroitement apparenté au tsarisme: l’un et l’autre sont des émanations directes de l’âme de race de la Grande Russie. Seulement, si le tsarisme était une manifestation de l’élite russe, le bolchevisme est l’expression même des masses populaires encore complètement incultes. Aussi le bolchevisme a-t-il depuis longtemps, dépassé les pires époques du tsarisme pour le mépris de l’individu, la violation des droits et des libertés les plus élémentaires, les extorsions, les concussions, ainsi que la sauvagerie des répressions.
Le peuple, dans sa majorité, n’est pas contre les Soviets; ce régime favorise sa fainéantise et ses instincts de rapine et de malhonnêteté, et lui permet d’assouvir sa haine contre tout ce qui lui est supérieur par la culture, l’intelligence ou la fortune.
L’élite, soit ce qu’on est convenu d’appeler la bourgeoisie - propriétaires, exfonctionnaires, ex-officiers, commerçants, industriels, rentiers - dépossédée, abreuvée d’humiliation, réduite à l’esclavage, essaie depuis longtemps de secouer le joug: mais malgré qu’elle ait actuellement l’appui d’une partie de «l’intelligence» et de la «demi-intelligence», soit des éléments se rapprochant par leur mentalité des socialistes européens, ainsi que des paysans petits propriétaires, elle a échoué jusqu'à présent dans toutes ses tentatives pour les deux raisons suivantes:
Tout d’abord les bolcheviks ont admirablement organisé leur défense. Dès le début ils ont mis la main sur le matériel de guerre qu’ils gardent jalousement ainsi que sur l’argent des classes dirigeantes. Le but principal de la nationalisation des banques a été de couper les vivres à la contre-révolution. Les Soviets se sont entourés d’une garde de prétoriens dévoués à leur cause, parce que bien nourris et grassement payés et qui n’auraient rien à gagner à les trahir. Pour plus de précaution, ces contingents comprennent une forte proportion d’allogènes - Lettons, Finlandais et même Chinois - qui sont plus difficiles à corrompre que les Russes. La police bolchevik est d’une vigilance qui n’est égalée que par son manque de scrupule. Elle supprime les journaux par douzaines, elle traque les agitateurs, elle dissout les organisations et les comités qui lui déplaisent ou qu’elle suspecte, elle arrête, perquisitionne, fusille à tort et à travers. Rien ne l’arrête, sauf parfois un pot-de-vin largement mesuré. Les innombrables fonctionnaires et employés bolcheviks sont tenus à une obéissance passive; sous cette condition, on ferme les yeux sur leur paresse, leur incapacité et leurs extorsions. Mais au moindre signe de résistance, ils sont expulsés et mis à l’index. Il est juste d’ajouter que de nombreux fonctionnaires et employés de l’ancien régime se sont adaptés au bolchevisme pour éviter la famine ou simplement par manque de caractère. Ces éléments là se tourneront toujours du côté du plus fort. Pour le moment ils se plient aux exigences du gouvernement bolchevik.
L’autre raison de l’échec de la bourgeoisie, c’est sa faiblesse. Elle ne compte pas suffisamment d’hommes résolus et prêts au sacrifice. De plus elle est mal armée, dispersée sur un vaste territoire, et étroitement surveillée par les agents des bolcheviks. Enfin et surtout elle n’a pas eu jusqu’à présent de camp retranché où elle aurait pu se concentrer, s’organiser et s’armer pour une attaque de front.
Cette situation aurait pu durer indéfiniment si les Tchéco-Slovaques, dans l’Oural, et les Anglo-Français, sur les côtes de la Mer Blanche, n’avaient pas offert aux ennemis du régime bolchevik un double point d’appui.
Nous sommes très mal orientés sur l’affaire des Tchéco-Slovaques. Ces deux corps de déserteurs autrichiens ont-ils réellement voulu rejoindre le front français par Vladivostok? Ou bien ont-ils été simplement entre les mains de l’Entente l’instrument nécessaire pour créer un centre anti-bolchevik et anti-allemand en Sibérie et sur la Volga? Quoi qu’il en soit les Tchéco-Slovaques sont devenus le centre de ralliement des divers éléments anti-maximalistes, officiers russes, cosaques, conservateurs, radicaux, socialistes de toute nature, qui étaient disséminés dans l’Est de la Russie. Ils semblent avoir actuellement réussi à s’emparer en entier du Transsibérien ainsi que du cours moyen de la Volga. On ignore la liste exacte des villes qui sont entre leurs mains.
L’Entente, d’autre part, organise une base sérieuse à Mourmansk et sans doute aussi à Arkhangelsk dans le but d’établir ensuite une communication directe avec les Tchéco-Slovaques auxquels elle compte fournir des instructeurs et le matériel de guerre. Elle offre ainsi à la bourgeoisie un deuxième point d’appui. Déjà les villes se trouvant sur la ligne Nijni-Jaroslav-Mourmansk sont en proie à des mouvements anti-bolcheviks, on ignore encore de quel côté penche le succès. Même Moscou a été l’objet d’une tentative d’émeute rapidement liquidée; à Pétrograd, le mouvement a été étouffé avant d’avoir éclaté. Il semble possible que dans un avenir prochain la ligne de la Volga sera occupée de Tsaritzine à Rybinsk par des contre-révolutionnaires russes tous animés du même désir de mettre fin aux Soviets, mais certainement très partagés sur le programme à suivre en cas de succès.
Que feront les Allemands en présence de cette nouvelle situation? Interviendrontils et sous quelle forme?
Et tout d’abord pourquoi ne sont-ils pas intervenus jusqu’à présent?
Il paraît que, du côté allemand même, on regrette maintenant de ne pas avoir occupé d’emblée Moscou et Pétrograd. Berlin a évidemment craint alors de provoquer une réaction nationale. Aujourd’hui il est facile de voir combien peu ces craintes étaient fondées. Il est même curieux d’entendre les Russes maugréer contre la passivité dont les Allemands ont fait preuve alors. Un mot typique a couru les rues: «Savez-vous quelle est la dernière atrocité commise par les Allemands? - C’est qu’ils ont renoncé à occuper Pétrograd et Moscou.»
Depuis le traité de Brest-Litovsk les Allemands se sont placés au point de vue suivant: «si vous vous déclarez prêts à vous entendre avec nous pour le rétablissement d’un régime d’ordre et le développement économique du pays, nous vous soutenons et mettons fin à l’anarchie». Bref, le programme de l’Ukraine. Mais les pourparlers discrets qui ont eu lieu alors n’ont pas abouti; les cadets, notamment, ont refusé de marcher sur cette base et les choses en sont restées là. Question d’amour-propre surtout et non de sympathie. Car si l’on veut aller au fond des choses et rechercher de quel côté vont les sympathies des classes dirigeantes, je crois que la seule réponse à faire est la suivante: le Grand-Russien, à part quelques francophiles, germanophiles et anglophiles prononcés - affaire d’éducation et de relations - n’aime pas les étrangers parce qu’il sent qu’ils lui sont supérieurs. Mais il en est un qu’il respecte et qui lui en impose: c’est l’Allemand.
Au cours de ces derniers mois, les cadets, ou, pour leur donner une dénomination plus conforme à leur physionomie politique, les nationaux-libéraux russes, ont fait quelques dures expériences. C’est peut-être le seul parti auquel la révolution ait appris quelque chose. Ils ont abandonné quelques unes de leurs toupies d’antan et ont compris que pour gouverner un peuple, il faut autre chose qu’un programme ultralibéral et de bonnes intentions.
L’effroyable anarchie régnant en Russie et l’incapacité manifeste de ce pays de se rétablir par ses propres forces les ont conduits à faire un pas de plus et à rechercher avec quel concours un régime normal pourrait être le plus rapidement et le plus sûrement rétabli en Russie.
Un examen objectif de la situation respective de l’Entente et de FAllemagne les amène peu à peu à conclure en faveur d’un accord avec les Empires Centraux. L’Entente ne peut guère que prêter de l’argent à la Russie et lui fournir des programmes démocratiques dont l’application ne ferait que prolonger les troubles et l’anarchie, mais elle ne dispose ni des forces effectives, ni de la connaissance approfondie de la Russie, ni du sens des réalités qui sont l’apanage de l’Allemagne.
Les nationaux-libéraux de l’Ukraine ont donné l’exemple, et, malgré les frottements inévitables, cet accord a eu des résultats heureux. Les informations alarmistes répandues de temps à autre sont fortement exagérées; la vérité est que la vie normale s’y rétablit petit à petit et que les classes cultivées n’ont plus qu'une crainte: c’est que les Allemands ne quittent l’Ukraine qui, de suite, serait en proie à des troubles nouveaux.
Pétrograd, dans son ensemble, est acquis à l’orientation allemande. A Moscou il n’y a pas encore d’accord complet. L’hésitation de certains cercles provient de ce qu’ils croient à la possibilité d’une action de grande envergure de la part de l’Entente et que la passivité de l’Allemagne lors de l’assassinat du comte Mirbach, leur paraît dénoncer une certaine faiblesse.
Les éléments socialistes sont anti-allemands, car ils redoutent une restauration.
En cas d’une intervention allemande, secondée par les classes bourgeoises, les bolcheviks ne pourraient guère opposer de résistance sérieuse, mais il est à craindre qu’ils se livreraient à une rage de destruction et que la bourgeoisie passerait des heures terribles.
Enfin le peuple, indifférent et résigné, se soumettrait docilement au plus fort, selon son habitude.
Il semble donc que si le mouvement anti-bolchevik et anti-allemand dans les régions de l’Est gagne en intensité, les Empires Centraux devront prendre une décision.
La solution la plus favorable - une paix générale comportant un accord entre toutes les puissances au sujet de la reconstitution de la Russie - semble malheureusement avoir peu de chance d’intervenir actuellement. Ce serait cette solution qui sauvegarderait le mieux les intérêts des Neutres.
L’Allemagne se trouve donc en présence d’une alternative: intervention armée après entente avec les partis de l’ordre, ou occupation préliminaire des deux capitales pour arriver à cette entente.
Une entente préalable avec les conservateurs et les nationaux-libéraux pourrait être réalisée si l’Allemagne faisait des concessions sur le traité de Brest-Litovsk. Les partis de l’ordre, de leur côté, ne se montreraient sans doute pas trop exigeants, car ils souffrent trop du régime actuel et d’autre part ils chercheraient à éviter à la Russie de devenir le théâtre d’une lutte entre les deux groupes belligérants.
Une occupation militaire des deux capitales sans entente préalable demanderait de la part des Allemands un effort plus considérable. Mais les partis de l’ordre se soumettraient au fait accompli et accepteraient la collaboration des occupants. Cette intervention serait même saluée avec plaisir par les cercles industriels et financiers qui raisonnent comme suit: L’Allemagne nous à battus, elle nous a enlevé plusieurs provinces; nous sommes obligés d’accepter cette situation. Mais ce que nous ne pouvons pas lui pardonner, c’est de pactiser avec les Soviets et de détruire systématiquement notre pays par leur entremise. Elle ne peut pas nous donner de la farine et de l’or, comme l’Entente au Mourmane; mais qu’elle nous donne au moins l’ordre et la possibilité de vivre.
Dans l’un et l’autre cas, l’Allemagne aurait à surmonter des difficultés et des complications sans nombre. Aussi, si elle venait à bout de cette tâche ingrate, demanderait-elle sans doute des compensations économiques sérieuses dont les intérêts des Neutres pourraient se ressentir. Mais au moins, après une période de crise aigüe, serait-il possible pour les Neutres d’entrevoir un retour à une vie normale et une reprise des affaires.
Les difficultés avec lesquelles l’Allemagne aurait à compter en cas drintervention seraient mêmes si sérieuses qu’une dernière solution peut être envisagée: l’Allemagne laisse les choses en l’état, en essayant éventuellement de paralyser l’effort des Alliés sur la Mer Blanche. Les Soviets continueraient donc leur œuvre de destruction et le pays finirait par être complètement ruiné.