dodis.ch/42743 Le Ministre de Suisse à Vienne, A. de
Claparède, au Président de la Confédération et Chef du Département politique,
W. Hauser1
Confidentielle Vienne, 22 janvier 1900
Un de mes collègues généralement fort bien renseigné me posa hier la question suivante: «Est-il vrai ainsi que l’on me l’affirme de bonne source que le nouveau ministre de Turquie à Berne ait été chargé de réclamer du Conseil fédéral certaines restrictions du droit d’asile dont bénéficient les jeunes Turcs en Suisse?» Je n’ai pas hésité à répondre que j’ignore absolument si de pareilles demandes ont été présentées par M. Karatheodory, mais que j’étais bien convaincu que le Conseil fédéral ne modifiera pas ses vues en matière de droit d’asile, aux seuls fins de complaire au Sultan qui est hanté du spectre des jeunes Turcs. J’ajoutais que lorsque certains journaux parlèrent de ma nomination possible à Constantinople, un diplomate qui connaît à fond cette ville et les intrigues du palais me dit un jour: «Si cette nouvelle était vraie, je Vous féliciterais d’avoir à aller de temps à autres sur les bords splendides du Bosphore; si elle est inexacte je vous en féliciterais encore davantage, car Vous n’aurez pas à entendre les récriminations sans fins du Sultan au sujet des jeunes Turcs. Le Sultan a cette marotte qu’il ne veut pas comprendre que pour lutter contre les jeunes Turcs, il faut ou les ignorer ou les acheter; mais il n’y a que trop de personnes au palais qui ont intérêt de s’opposer à l’une ou à l’autre de ces politiques et de nourrir Vidée fixe du Sultan.»
Mon interlocuteur de hier me dit alors: «Oui, ça c’est bien la vraie note, en effet il n’y a que trop de personnes intéressées à entretenir cette folie dans le cerveau du Sultan, et Karatheodory, qui est un malin, a bien su comprendre la situation: il paraît qu’il n’avait pas touché son traitement depuis six mois et que ce fût lui, qui eût l’idée de créer une légation à Berne pour faire échec aux jeunes Turcs. Cette idée enthousiasma le Sultan, qui lui fit payer une première fois 3000 livres turques et une somme égale une seconde fois, sur sa promesse de poursuivre les jeunes Turcs dans leur tanière; mais, ajouta mon interlocuteur, Karatheodory ne sera dangereux ni pour les jeunes Turcs ni pour la Suisse: son intérêt est de faire durer la chose et d’écrire de longs rapports jusqu’au moment où le Sultan, abandonnant son idée fixe actuelle, se prendra d'une autre folie. Alors Karatheodory devra se retourner dans le nouveau sens.»