Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 21, doc. 61
volume linkZürich/Locarno/Genève 2007
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#858* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 379 | |
Dossier title | Rabat, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 1 (1951–1959) |
dodis.ch/15793
Ce sera mon dernier rapport sur la situation au Maroc2. «On pourrait dire bien des choses, en somme», dirait Cyrano de Bergerac. Je ne vous en dirai que l’essentiel.
Contrairement à son habitude – il est très renfermé et secret –, le Président du Conseil3, au cours de notre entretien d’adieu, a vivement réagi à l’allusion que j’ai cru pouvoir lui faire à notre devise suisse «l’union fait la force». Il a bien voulu m’exposer ses idées pendant près de 3/4 d’heure; mais je résume:
M. Ibrahim a été non seulement en prison à Casablanca, mais encore torturé à plusieurs reprises. Il estime cependant que la rancœur est mauvaise conseillère et il efface ce souvenir quand il a maintenant affaire aux Français.
Ceci pour expliquer dès l’abord son «Einstellung»; il a assumé la charge du
Gouvernement à un moment particulièrement critique: la rébellion du Rif où il fallait prendre des décisions graves touchant des compatriotes. «Chaque frère rifain tué pèse sur mes épaules», me dit-il.
A cette époque, les problèmes étaient les suivants:
1) Sur le plan extérieur, relativement faciles. Il s’agissait de faire savoir au monde que le Maroc œuvrait pour la paix, ne cherchait à s’allier à aucun bloc, et, pour des raisons d’ordre plus sentimental que politique, préconisait la paix en Algérie. Les revendications périodiques concernant les territoires encore occupés et la présence de troupes étrangères faisaient partie, inévitablement, du programme gouvernemental.
2) Sur le plan intérieur, la situation était bien plus délicate. «Notre division, à laquelle vous faites allusion, est surtout artificielle. Si nous avions deux ou trois partis avec un programme défini, on pourrait discuter, faire des concessions, s’entendre finalement, mais ce sont des ambitions personnelles qui jouent et qui empêchent toute entente pour le moment». Après avoir cherché et proposé un nouveau Gouvernement Balafrej, un Gouvernement Allal El Fassi et d’autres combinaisons, c’est finalement M. Ibrahim, de tendance gauche, comme vous le savez, que le Roi4 a choisi et quoi qu’on en dise – car on prédit sa chute depuis six mois –, ce n’était pas la plus mauvaise solution. Si, un jour,
M. Ibrahim s’en va, ce sera moins à cause de sa personnalité qu’à cause de la médiocrité de son entourage. Ce n’est, pour le moment encore, pas le Roi qui voudrait s’en débarrasser, ce sont plutôt certains de ses amis qui lui reprochent de s’être amolli dans sa position de Président du Conseil.
Revenant à l’opinion publique, M. Ibrahim a dit que le peuple marocain était sévère, rendu dur et exigeant par le Protectorat; qu’il jugeait le Gouvernement et le Palais Royal (sous-entendu la vie fastueuse et coûteuse des princes et princesses), et qu’il fallait être prudent et attentif.
Nous avons naturellement été amenés à parler des élections. «Elles devraient se faire librement, m’a dit le Président du Conseil, mais il nous faudrait une atmosphère dépassionnée… si seulement nous pouvions suivre l’exemple de la Suisse».
Il y a dans ce problème marocain un point névralgique: le problème économique. Je vous ai écrit un jour que, malgré toutes les conventions entre la
Tunisie et le Maroc, il y aurait inévitablement des difficultés pour synchroniser les intérêts de ces deux pays (difficultés qui, d’ailleurs, caractérisent tous les pays arabes et sur lesquelles l’Occident pourrait jouer d’une façon plus habile).
La Tunisie se rend parfaitement compte de son intérêt de rester dans la zone franc. Le Maroc, au contraire, parle tout le temps de se libérer du sillage français, de quitter la zone franc, etc. Mais quels sont les faits? C’est la France et seulement la France qui achète le blé marocain à fr. 4’000 le quintal, alors que son prix sur le marché mondial ne dépasse pas fr. 2’800. «Alors, m’a dit mon ami, l’Ambassadeur de Tunisie, nous, nous sommes décomplexés et nous n’avons plus besoin de ces slogans nationalistes dont se gargarisent les Marocains».
Les négociations économiques franco-marocaines, qui ont débuté récemment, seront un test intéressant. «Elles s’annoncent difficiles, me dit M. Parodi5, parce que les Marocains, négociateurs habiles, utilisent comme principal atout la pression que leur permet d’exercer la présence et les intérêts de
200’000 Français qui restent au Maroc».
Le Gouvernement marocain suit naturellement avec intérêt l’évolution en
Afrique Noire, sans oublier toutefois sa position géographique et ses intérêts qui rapprochent le Maroc de l’Occident. Ce sont précisément ces intérêts et certaines tendances pro-occidentales que lui reproche notamment Le Caire et c’est pour aplanir certaines frictions que le Roi entreprend, non sans appréhensions, son «pèlerinage» au début de l’année prochaine.
Voilà les problèmes essentiels qui se posent en cette fin d’année pour le
Maroc, avec ceux des investissements ardemment souhaités.
La popularité du Roi est encore considérable, mais elle commence à s’effriter, notamment dans les villes et surtout à Casablanca.
Je me permets de vous dire en terminant que le Président du Conseil, lui aussi, a bien voulu me déclarer: «Vous laissez un souvenir exceptionnel chez les Marocains et mon amitié personnelle vous reste acquise».