Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 21, doc. 133
volume linkZürich/Locarno/Genève 2007
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2200.41-05#1977/93#279* | |
Old classification | CH-BAR E 2200.41-05(-)1977/93 13 | |
Dossier title | Algérie Tome I (1961–1961) | |
File reference archive | B.24.11.1 |
dodis.ch/15170
Un nouveau voyage que j’ai entrepris la semaine dernière, pour rendre visite à nos compatriotes du Constantinois, me permet de compléter le tableau que je vous ai fait de la situation en Algérie au début de cette année2.
Mon itinéraire a suivi jusqu’à Oued Athmenia, à 40 km de Constantine, la route que j’avais empruntée récemment pour aller au Sahara. De ce village, nous avons atteint la capitale de l’Est algérien, puis Bône et Philippeville, pour regagner Constantine et rentrer à Alger par le même chemin.
Sur les routes, j’ai ressenti personnellement la même impression de sécurité que lors de mes deux précédents voyages; le seul fait qui nous ait frappés a été le spectacle de plusieurs voitures automobiles plus ou moins entièrement détruites à la suite d’accidents ordinaires de circulation, plus à craindre actuellement sur les grandes voies que des attentats terroristes. La circulation est interdite toutefois, de façon stricte, entre 17 h ou 17 h 30 et 6 h ou 7 h selon les parcours.
Les personnalités officielles que j’ai rencontrées m’ont toutes assuré que les «forces de l’ordre» avaient la situation bien en main. Ainsi, le Général
Gouraud, Commandant le Corps d’Armée de Constantine, se déclarait fort satisfait des progrès de la pacification. A l’en croire, les incidents qui se sont produits à Constantine au cours des derniers mois étaient sans grande gravité
(cette assertion a été toutefois démentie, partiellement du moins, par l’un de nos compatriotes qui avait été le spectateur de l’un ou l’autre d’entre eux et en avait conçu une certaine émotion). Pour M. Maxime Roux, inspecteur régional, la période de pacification est achevée; restent les actes de terrorisme, mais, à cet égard, le problème est moins préoccupant dans l’Est que dans l’Algérois.
Même écho à Bône, où le Général Ailleret m’a reçu en uniforme de parachutiste, mitraillette posée à sa droite sur son bureau, béret rouge à sa gauche, tout en s’excusant de cette tenue, au retour d’une opération d’un genre bien différent certainement de celles auxquelles il avait présidé à Reggane. Lui aussi s’est félicité de la sécurité toujours plus complète. La ville frontière de la Calle, où l’on n’allait naguère qu’en convoi, est facilement accessible aujourd’hui, même de nuit sous la protection d’une mitrailleuse. Dans le massif de l’Edough, qui surplombe Bône, de petits groupes de fellaghas, possesseurs de quelques armes automatiques, subsistent toujours, se gardant d’intervenir autrement que pour pressurer les populations vivant encore dans cette sauvage région, que j’ai longée par la route de Bône à Philippeville. La station touristique de
Bugeaud, dans ce même massif, peut être atteinte une fois par semaine depuis quelque temps, comme nous avons pu le constater nous-mêmes; dans les forêts de chênes-lièges nous avons entrevu de nombreux militaires, qui exerçaient une surveillance assez débonnaire de part et d’autre de la petite route de montagne; le village lui-même paraissait assez délabré, quasiment vidé de sa population européenne. Plus avant dans le massif, à proximité de la mer, les mines de cuivre d’Aïn-Barbar sont derechef exploitées sous la protection de l’armée. Un ressortissant suisse qui dirige, dans cette région, une exploitation agricole, à l’écart il est vrai de la grande route, ne paraissait toutefois pas aussi rassuré; plusieurs Européens ont été tués sur le domaine, que l’on abandonne de plus en plus, personne ne voulant plus y travailler, malgré la protection de l’armée.
Quant au «barrage», le Général Ailleret a admis qu’il s’y produit quelques «incidents», tournant tous cependant à l’avantage des troupes françaises.
La majorité des personnes officielles ou non avec lesquelles je me suis entretenu se sont montrées confiantes dans l’avenir des relations entre musulmans et «Européens». On m’a plusieurs fois assuré que, malgré les «événements», ces relations sont restées si nombreuses et si étroites qu’un changement de structure politique devrait s’opérer beaucoup plus aisément dans l’Est que dans l’Algérois ou l’Oranie, où les contacts ne sont pas empreints du même esprit de compréhension réciproque. Le Préfet Herrenschmidt, que j’avais connu à
Vesoul et que j’ai tenu à revoir à Constantine malgré son départ imminent, m’a confié qu’il regrettait infiniment de quitter son département, particulièrement propre à une initiation au monde musulman, ne serait-ce, justement, que par la densité des relations humaines entre les communautés; la veille, à un dîner qu’il avait offert pour son départ, la grande majorité de ses hôtes était ainsi composée de musulmans et il se félicitait vivement de cet état de choses prometteur à ses yeux.
La réalité est-elle vraiment aussi satisfaisante? Le seul fait qu’au Rotary-Club de Bône je ne devais pas rencontrer de musulmans, car aucun n’a accepté d’y entrer jusqu’à présent, m’a donné à penser que ces relations entre communautés ont des limites. Un double national, dont le nom de famille est symbole de «l’Algérie de Papa», m’a fait d’ailleurs part de son angoisse. Reprenant l’argumentation classique des «pieds noirs», il me décrivait l’avenir sous les couleurs les plus sombres; à son avis, le grand danger est constitué par la jeunesse nationaliste musulmane, qui est le jouet du «communisme international», seul responsable des «événements d’Algérie». Cette inquiétude quant à l’attitude des jeunes musulmans, le Général Gouraud l’avait aussi marquée devant moi. Ils veulent l’indépendance à tout prix, de la manière la plus irréfléchie, nous disait cet officier général, même au prix du communisme.
Il faut donc comprendre, dans ces conditions, l’angoisse de tant d’Européens, qui ne pensent pas encore à «l’abandon», mais prennent des mesures normales «d’assurance» (restrictions rigoureuses d’achats, économies, envoie d’argent en métropole ou ailleurs, etc.). Comme je lui demandais si cette angoisse ne conduisait pas certains Européens, dans l’Est, à des actes de provocation, le
Général Gouraud l’a dénié avec énergie. Les Européens sont sans reproches à ses yeux, en tout cas dans la région qu’il commande; seuls des communistes ont pu commettre des actes semblables et il ne partage aucunement les hypothèses propagées, comme il le sait, par de hautes personnalités de la Délégation générale, désireuses de voiler leur insuccès à maintenir l’ordre. D’ailleurs, bien qu’il faille faire du nouveau, il n’en reste pas moins que les «colons» ont accompli de grandes choses en Algérie, créé ce pays tel qu’il est. Les plus graves erreurs ont été commises par les «politiques», par exemple l’ancien Gouverneur général Naegelen, qui avait faussé les élections algériennes pour cacher une évolution dont l’ampleur devait se manifester quelques années plus tard, lors de la rébellion de 1954. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas pris, dans le passé, les précautions nécessaires en Algérie pour maintenir l’ordre tant parmi les
Européens que chez les musulmans: les gendarmes y étaient ainsi beaucoup moins nombreux qu’en Métropole.
Une telle franchise de parole, un tel éloge, en somme, de l’Algérie française, m’ont passablement surpris dans les circonstances actuelles, je dois le dire, car je les avais à peine provoqués, et le Général Gouraud s’exprimait sur un ton fort aimable.
Mes divers interlocuteurs m’ont parlé avec un certain optimisme, en général, de la situation économique dans l’Est. M. M. Roux, inspecteur régional, dépense: complexe sidérurgique de Bône, barrage de la Bou-Namoussa, usine d’enrichissement des phosphates, prospection du pétrole – et du gaz – au Djebel Onk dans des conditions de sécurité satisfaisantes et avec des premiers résultats très encourageants.
Selon diverses personnalités privées, les affaires subiraient moins dans l’Est qu’ailleurs en Algérie le contrecoup des événements politiques, à l’exception de certaines branches très sensibles de l’économie (appareils ménagers, automobiles). A vues lointaines, le complexe sidérurgique ne paraît pas pouvoir devenir rentable, mais on pense qu’il est tout de même nécessaire, dans l’immédiat, de le créer; on pense d’ailleurs qu’avec les autres activités qui doivent naître dans cette partie de l’Algérie, il devrait procurer à l’exportation suisse des possibilités d’affaires que nous ne devrions pas négliger.
L’agriculture, en revanche, paraît très menacée par la sécheresse qui persiste depuis plusieurs semaines. Dans l’Est en particulier, le bétail a parfois péri de famine faute de fourrage.
J’ai rencontré partout, dans l’ensemble, un accueil très aimable, prévenant, et de la compréhension pour notre pays. Le Général Gouraud s’est montré attentif à ce que je lui ai dit de la situation politique et économique de la
Suisse, qu’il connaît et apprécie; mes explications sur notre appartenance à l’Association de Libre Echange3 ont paru notamment l’intéresser. Le Préfet
Herrenschmidt, qui a, par sa femme, des relations de famille en Suisse, à
Genève particulièrement, se réjouissait de se rapprocher de notre pays – il allait partir pour les Vosges. En revanche, j’ai quelquefois retrouvé chez l’un ou l’autre de nos compatriotes, comme à Alger, de l’amertume à l’égard de notre presse et de notre radio4, M. René Payot étant particulièrement critiqué en ce moment.
- 1
- Rapport: E 2200.41(-)1977/93/13.↩
- 2
- Cf. le rapport Situation en Oranie de H. Voirier du 24 janvier 1961, non reproduit.↩
- 3
- Cf. la table méthodique: III.1.5. La Suisse et l’Association de libre échange.↩
- 4
- Pour d’autres critiques adressées à la radio, cf. No 10, note 3 et No 12, note 6 dans le présent volume.↩
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Colonization and Decolonization Swiss citizens from abroad