dodis.ch/47412
Le Chargé d’Affaires a.i. de Suisse à
Vichy,
J. Decroux, à la Division des Affaires étrangères du Département politique
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Pour faire suite à ma précédente correspondance concernant les mesures prises en France contre les israélites suisses, j’ai l’honneur de vous remettre, sous ce pli, à titre d’information, copie de la note2 que vient de m’adresser à ce sujet le Ministère des Affaires Etrangères ensuite d’une démarche de ma part auprès de ses services.
Je vous rappelle que jusqu’à présent la Légation était intervenue directement auprès du Commissariat général aux Questions Juives afin de sauvegarder, dans la mesure du possible, conformément d’ailleurs à vos instructions, les intérêts de nos compatriotes visés par les décrets français contre les israélites. J’ai dû cependant renoncer à cette procédure d’une part presque à la demande même du Commissariat et d’autre part en raison des modifications continuelles apportées dans le personnel de cette Administration, lesquelles rendaient toutes démarches de la Légation très difficiles et vaines.
Or, le Commissariat s’était toujours violemment opposé à ce que les administrateurs provisoires de biens d’israélites de nationalité étrangère fussent choisis parmi des personnes de même nationalité que les intéressés. Ensuite d’une intervention directe de la Présidence qui s’est émue des réclamations diverses dont elle a été l’objet de la part des représentations étrangères à Vichy, le Commissaire Général, M. Darquier de Pellepoix a admis finalement le principe du choix de l’administrateur parmi des ressortissants de même nationalité que l’administré. Ceci permettra une protection plus efficace de nos compatriotes contre les excès de certains administrateurs et évitera surtout que sous couvert d’aryanisation, des entreprises françaises par ce moyen commode ne suppriment purement et simplement une concurrence jugée par eux trop dangereuse.
J’ai accusé réception au Ministère de sa note, et j’ai jugé utile à ce moment de formuler toutes réserves quant à l’application aux Suisses des mesures prises contre les juifs. J’ai en outre demandé que les observateurs suisses déjà acceptés par le Commissariat remplacent immédiatement et sans autre formalité en qualité d’administrateurs les ressortissants français exerçant cette activité.
Il semble ressortir des déclarations faites à l’un de mes collaborateurs par les Services du Ministère des Affaires Etrangères chargés de cette question que le principe de l’élimination de la vie économique française de l’élément juif ne souffrira aucune exception et que par conséquent les biens des israélites étrangers seront vendus comme ceux des Français.
A ma connaissance, seuls les Etats-Unis ont élevé une vigoureuse protestation contre l’application aux Américains des lois raciales. Je crains cependant que cette protestation n’ait qu’un but purement platonique. D’autres pays, tels que la Hongrie, le Portugal, ont également protesté, mais ils ont dû s’incliner devant la décision des autorités françaises.
Vu le développement que peuvent prendre, dans un avenir prochain, les mesures anti-juives, j’attacherais du prix à connaître votre avis à la lumière des expériences faites en Italie, en Allemagne et en France occupée sur l’attitude à adopter à l’avenir pour protéger les droits de nos compatriotes et éviter, si possible, la vente de leurs biens. Je crains cependant qu’il ne soit très difficile d’obtenir du Gouvernement Français une discrimination en faveur des intéressés dans l’application des lois raciales. Les dispositions du traité d’établissement franco-suisse3 ne permettent guère, à mon avis, d’intervenir avec succès. Il reste cependant la possibilité de limiter dans une certaine mesure, au moyen du rachat des intérêts israélites suisses par des groupes aryens suisses, le préjudice subi par les intéressés.
J’attacherais le plus grand prix à connaître votre opinion sur toute cette question et à recevoir, le cas échéant, vos instructions à cet égard4.