Classement thématique série 1848–1945:
II. RELATIONS BILATÉRALES
A. AVEC LES ÉTATS LIMITROPHES
3. Italie
3.1. Affaires politiques
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 13, doc. 113
volume linkBern 1991
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001D#1000/1552#3358* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(D)1000/1552 119 | |
Dossier title | Irredentismus auf die Kantone Tessin, Wallis und Graubünden (1935–1939) | |
File reference archive | B.46.I.10 |
dodis.ch/46870
ENTREVUE AVEC LE COMTE CIANO, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DU JEUDI 6 JUILLET 1939
Avant son départ pour l’Espagne, fixé au matin du samedi 8 juin, le Ministre des Affaires Etrangères m’a reçu, à ma demande, en une très longue audience, dans la matinée du jeudi 6 juillet. Après lui avoir réitéré verbalement mes condoléances exprimées à l’occasion du décès de son père, j’ai abordé successivement les questions dont j’avais été chargé de l’entretenir, en passant ensuite à celles que je m’étais proposé, depuis quelque temps déjà, à rappeler à son attention personnelle, faute de toute réponse écrite du Ministère des Affaires Etrangères à nos nombreuses démarches./.
Tout d’abord, j’ai parlé de la question préoccupante de l’interdiction d’entrée en Italie qui frappe la «N.Z.Z.» et le «Bund»3.
J’ai dit au Comte Ciano que j’avais, quant au fond, peu à ajouter à ma lettre détaillée du 10 juin4, restée sans réponse et sans suite apparente, malgré mes recharges et mes conversations avec de hauts fonctionnaires du Ministère des Affaires Etrangères. Je ne lui ai pas caché que j’avais été déçu de rester sans un signe de réponse, bien que je ne l’eusse pas laissé ignorer que le Gouvernement Fédéral avait attaché du prix, au moment où il venait de décréter la suspension de la «S.Z. am Sonntag» et qu’il devait affronter un débat à ce sujet au Parlement, à pouvoir annoncer ou du moins constater le retrait des mesures - vraiment incompréhensibles pour nous, à la lumière de l’état réel des relations italo-suisses - qui avaient frappé deux de nos plus grands organes de presse de la Suisse allemande.
Le Comte Ciano m’a dit très nettement qu’en ce domaine il ne pouvait absolument rien faire. En s’échauffant de plus en plus au cours de la conversation, il est allé jusqu’à affirmer que la presse suisse insultait jour par jour l’Italie, recherchait des fêlures dans l’axe, rapportait des racontars quant à la subordination de l’Italie vis-à-vis de l’Allemagne, quant au contrôle de la GESTAPO en Italie, etc. En présence de cette attitude de plus en plus hostile de la totalité de la presse suisse, disait-il, il n’y avait absolument pas moyen d’accueillir notre demande. Au surplus, le Chef du Gouvernement, est, selon lui, tellement irrité contre la presse suisse qu’il est complètement inutile de lui suggérer la révocation de mesures prises par lui-même et dont il a décidé lui-même le maintien en présence des démarches de la Légation. Le Comte Ciano a ajouté - je vous fais grâce des épithètes qu’il a employées dans un moment de grande tension nerveuse - que si lui-même était autrefois souvent intervenu pour modérer, à ma demande, des écarts de quelques feuilles italiennes et aussi pour révoquer des mesures prises autrefois à l’égard de la presse ou de journalistes suisses, il ne pouvait ni ne voulait le faire maintenant, vu le «servilisme» dont la presse suisse faisait preuve vers les démocraties, etc. Il est évident que j’ai répliqué sur un ton qui n’était pas moins ferme que celui du Ministre des Affaires Etrangères. J’ai déploré qu’il s’était laissé à un tel point tromper et induire en erreur par des informations et des informateurs tendancieux. J’ai aussi ajouté que je croyais le connaître assez pour croire personnellement que s’il prenait la peine de se former une opinion personnelle de la presse suisse, l’injustice et l’inexactitude de l’opinion qu’on lui avait donnée lui sauteraient aux yeux.
Inutile de dire aussi que j’ai essayé de faire un exposé aussi exact que possible de l’attitude rédactionnelle de la «Nouvelle Gazette de Zurich», de ses correspondants à Rome et de l’importance de ce journal et de l’erreur qui était en train d’être commise en décourageant les sentiments italophiles des milieux autour de la «Gazette de Zurich». J’ai également, en m’inspirant de vos directives, parlé du «Bund», de son nouveau correspondant à Rome, etc., etc. Pour toute réplique, j’ai eu la réitération des regrets du Comte Ciano de ne pouvoir rien faire, ainsi que la réflexion que «l’on savait très bien du côté italien que la «Nouvelle Gazette de Zurich» était durement frappée au point de vue commercial par l’interdiction de ses ventes en Italie.» (Je crois reconnaître dans ces informations inopportunes la trace de ce qui peut avoir été dit, peut-être par des agents d’affaires occasionnels du Comte Ciano). En tout état de cause, le Ministre était surpris lorsque je lui ai répété que la question des ventes du journal en Italie était tout à fait insignifiante en comparaison de la question politique et du tort psychologique fait par la mesure d’interdiction dans les milieux de la colonie suisse d’Italie.
Après avoir répété sans succès ma demande d’être fixé au moins sur le point de savoir si les interdictions frappant les journaux de Zurich et de Berne pouvaient être rapidement levées, j’ai suggéré, selon votre autorisation, que tout au moins les abonnés suisses des journaux en question puissent être assurés du service de leurs abonnements. Contrairement à mon attente, la réaction de M. Ciano a été aussi tout à fait négative sur ce point. J’ai dû alors aborder franchement la question des rétorsions possibles touchant la «Squilla Italica», le «Popolo d’Italia» et le «Corriere délia Sera», à laquelle j’avais déjà fait allusion auparavant5. Cela n’a guère fait d’impression sur le Ministre des Affaires Etrangères qui, pour toute réponse, m’a dit que les interdictions de journaux suisses pouvaient, comme cela avait déjà été comtemplé, fort bien être étendues à d’autres organes de presse, et qu’il ne se voyait plus en mesure d’intervenir pour freiner les «publications que je lui signalais périodiquement» (il s’agit de la prose irrédentiste que vous connaissez). D’après ce que j’ai cru comprendre - sans qu’il l’ait expressément dit - dans l’hypothèse de notre rétorsion naturelle, une campagne de presse sera déclenchée dans la presse italienne, de nombreuses interdictions seront prononcées et les écluses de la campagne irrédentiste seront plus largement ouvertes. Je vous ai donc suggéré d’attendre mon rapport verbal avant de prendre, du côté suisse, des décisions qui peuvent devenir inéluctables, mais dont il faut mesurer à l’avance toutes les conséquences.
Je dois ajouter, à mon regret, qu’ayant insisté particulièrement sur les intérêts de la colonie suisse, M. Ciano a cru constater qu’il y avait là un point vulnérable pour nous et qu’il a même ajouté que si l’on faisait un compte exact des intérêts italiens en Suisse et des intérêts suisses en Italie, ces derniers pouvaient, en somme, être plus vulnérables. A tort ou à raison, j’ai vu ici une allusion à certaines enquêtes en cours, que j’ai immédiatement relevées, tout en ajoutant que personne ne pouvait ignorer de quel côté était l’avantage commercial de nos rapports économiques...
Après avoir passé aux autres questions à discuter, je suis revenu - l’atmosphère s’étant un peu rassérénée - à la fin de l’entrevue sur la question de la presse. J’ai prié le Comte Ciano de charger à tout le moins une personne objective et sachant l’allemand d’examiner, numéro par numéro, ce que les deux grands journaux interdits avaient publié au cours des dernières semaines, et de se faire donner par cette personne, qui devait cependant être de toute confiance, un tableau exact de la situation. Sans accueillir formellement cette suggestion, M. Ciano a fini par me dire que s’il avait la conviction d’une modification de l’«attitude hostile», il recommanderait, vu l’ensemble de nos rapports, au Chef du Gouvernement un nouvel examen de la mesure et, le moment venu, une levée des interdictions. Mais cette déclaration est si conditionnée et elle laisse la porte ouverte à tant de marchandages que je ne puis, pour le moment, y attacher une importance excessive.
II. Irrédentisme.
Au cours de notre discussion sur les questions de presse, j’ai évidemment parlé, à plusieurs reprises, de la sournoise campagne irrédentiste qui se poursuit. Je lui ai laissé copie de la notice préparée par mes collaborateurs et dont vous avez vous-même, Monsieur le Conseiller Fédéral, remis un exemplaire à M. Tamaro6. M. Ciano, qui ne connaissait pas ce papier, l’a lu en entier, en a paru un peu vexé, mais n’a voulu me donner aucune assurance outre que celle qu’il la ferait examiner et que nous en reparlerions à son retour d’Espagne. Ensuite, j’ai remis au Ministre des Affaires Etrangères une nouvelle notice, dont je vous transmets le texte7, protestant contre l’activité du Professeur Biscottini, Attaché à la Direction des Italiens à l’étranger du Ministère et rédacteur responsable de la revue «Il Giornale di Politica e di letteratura», et dont le dernier numéro accueille une prose hostile pour la Suisse sous la signature «Viator»8.
[...]9 V.
Le Ministre des Affaires Etrangères a voulu ensuite aborder la question des garanties de la Suisse contre une agression étrangère, qui font, selon la presse italienne, (voir notre dernier bulletin de presse10)
objet de négociations entre Paris, Londres et Moscou11.
J’avais prévu que la conversation en arriverait là, et sans laisser le Ministre Ciano finir ses déclarations, j’ai immédiatement expliqué en détail, en me basant sur les informations très détaillées du Département relatives à la phase antérieure de la question, qu’il s’agissait entièrement d’une «res inter alios acta», et qu’au surplus, comme je l’avais expliqué au Ministère dans ma conversation avec l’Ambassadeur Buti12, la Suisse n’admettrait l’aide de personne, que ce fût de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou de n’importe qui, sans avoir, en cas de violation de la neutralité, auparavant requis cette aide13. Je me suis référé, au surplus, à votre discours prononcé à Zurich à l’occasion de la Journée tessinoise, dont les termes avaient été si mûrement pesés. J’ai constaté que ce discours n’avait pas été signalé à l’attention du Comte Ciano, auquel on envoie, en revanche, des ragots extraits de feuilles de choux! Ainsi informé, le Comte Ciano a immédiatement changé de ton. Mais il a voulu quand même achever la phrase à laquelle il s’était visiblement préparé, je pense sur instructions, pour indiquer qu’au cas où la Suisse aurait accepté une garantie unilatérale, les Puissances de l’axe qui, elles aussi, venaient de reconnaître la neutralité de la Suisse, auraient pu se considérer comme libérées de leur nouvel engagement...! Il était dès lors très nécessaire que j’aie pris les devants. VI.
Toujours à propos de la neutralité et de la violation éventuelle de notre territoire, j’ai rappelé au Comte Ciano que j’attendais toujours une réponse officielle du Ministère à la demande formulée selon vos instructions et celles du Département Militaire, pour connaître dans quelle mesure l’Italie pourrait, le cas échéant, nous venir en aide en matière de fournitures de munitions. (La Note que j’avais remise le 28 mars au Ministère vous a été communiquée en annexe à mon rapport de l'époque14).
J’ai indiqué qu’ici encore une réponse du Ministère des Affaires Etrangères faisait défaut et que, pour des raisons de parité, je tenais vraiment à voir se poursuivre les négociations parallèlement avec celles entamées dans les autres capitales.
M. Ciano a parfaitement compris et a promis de faire activer la réponse, dont nous avons réellement besoin, les services du Ministère de la Guerre attendant toujours des instructions du Palais Chigi pour commencer les pourparlers envisagés avec notre Attaché militaire.VII.
J’ai enfin saisi l’occasion de cet entretien pour reparler au Comte Ciano, en lui remettant un double de notre dernière note, du problème du ravitaillement de la Suisse en temps de guerre, en dehors du cas de transit déjà réglé15.
Là encore, le Ministre des Affaires Etrangères a promis d’activer la réponse attendue.VIII.
Au cours de la discussion, par moment extrêmement échauffée, j’avais dit au Ministre des Affaires Etrangères que l’état réel de nos rapports italo-suisses ne justifie aucunement et rendait même incompréhensible l’importance attribuée, du côté italien, aux questions de presse. J’ai même ajouté que cela étant, le soupçon devait naître dans bien des milieux chez nous qu’il s’agissait d’une action politique qui n’était pas née sur le champ des rapports italo-suisses, mais ailleurs. M. Ciano a voulu m’affirmer formellement que dans tous ses entretiens avec le Chancelier Hitler et MM. Goering et Goebbels, «il n’avait jamais et à aucun moment été question de la Suisse et de la politique à suivre à son égard». J’ai naturellement dit à M. Ciano que je vous rapporterai ces paroles, mais que je comptais que s’il en avait été autrement, vu les nombreux gestes d’amitié désintéressée faits par la Suisse au cours des dernières années vis-à-vis de rItalie, nous étions en droit de compter sur une compréhension et sur une sympathie réelles du côté italien...
Durant tout l’entretien portant sur les questions auxquelles le Comte Ciano était préparé, j’ai eu l’impression que son intransigeance était dictée par des instructions du Chef du Gouvernement. En ce qui concerne son attitude personnelle, j’ai tout de même constaté un changement sensible à la fin de la conversation par rapport à ce qu’il avait dit au début. Lorsque j’ai, en effet, invoqué la compréhension de M. Mussolini pour la «démocratie suisse», M. Ciano m’a dit qu’à plusieurs reprises Mussolini lui avait répété que la Suisse était le seul pays dans lequel la démocratie était naturelle. C’est tout de même une déclaration dont je prends acte.
Enfin, en ce qui concerne la question brûlante de la presse, j’ai eu à la fin l’impression que M. Ciano, à son retour d’Espagne, pourra être amené à intervenir pour lever les interdictions prononcées. Mais, évidemment, jusque-là tout le problème peut avoir évolué.
- 1
- Lettre (Copie): E 2001 (D) 2/119.↩
- 2
- ;Au compte-rendu qui suit, Ruegger a joint une brève lettre d’accompagnement, où il se réserve de compléter verbalement ce rapport.↩
- 3
- Cf. No 98. Après l’expulsion de A. Casagrande en 1938, AlfredKepler est devenu le correspondant du Bund à Rome (cf. la lettre de Ruegger à la DAE du DPF du 3 juillet 1939, E 2001 (D) 3/16).↩
- 4
- Cf. E 2200 Rom 23/17.↩
- 5
- Cf. No 107.↩
- 6
- Non reproduit; cf. E 2001 (D) 1/14, E 2001 (D) 1/15, E 2001 (D) 3/298.↩
- 7
- Non reproduit.↩
- 8
- Cf. à ce sujet aussi No 76.↩
- 9
- Suivent l’évocation de cas d’arrestations sans explications de Suisses en Italie; et une observation sur l’absence de commentaires, dans les journaux italiens, à propos de l’Exposition nationale de Zurich.↩
- 10
- Non reproduit; cf. E 2001 (D) 1/14.↩
- 11
- Cf. No 112.↩
- 12
- Cf. No 79.↩
- 14
- Non reproduit; cf. E 2200 Rom 23/1.↩
- 15
- Cf. No 82.↩