Dans ma lettre du 27 mai2 je vous ai relaté la partie de mon dernier entretien avec le Comte Ciano ayant trait à la question, essentielle pour nous, de la neutralité. Les occupations incessantes des derniers jours, y compris les travaux de l’Assemblée de l’Institut International d’Agriculture, ne m’ont pas laissé le loisir de vous écrire auparavant au sujet des autres questions mentionnées au cours de mon entretien avec le Comte Ciano du 25 de ce mois.
Je dois répéter tout d’abord que l’entretien avec le Ministre Ciano a été extrêmement cordial et amical. J’avais remarqué aussi que le Comte Ciano avait été un peu frappé par la mise au point vigoureuse contenue dans la lettre personnelle que je lui avais adressée le 13 de ce mois et qui était jointe à mon rapport au Département du 14 mai3. Le Ministre des Affaires Etrangères tenait donc à me rassurer quant à ses sentiments.
Durant tout l’entretien il n’a pas été question de la presse, cette matière ayant été «vidée» au cours de nos précédents entretiens et par lettres.
Quant au «Giro d’Italia », à propos duquel les Autorités italiennes avaient craint des incidents, j’ai souligné, à teneur d’une de vos récentes obligeantes communications, que vous aviez vous-même consenti, Monsieur le Conseiller Fédéral, à donner le signal du départ de l’étape commençant à Locarno. Le Comte Ciano a reconnu qu’il était vraiment impossible de faire davantage et a marqué sa vive appréciation de votre geste. Il a aussi dit qu’alarmé au début par les rapports venant de Suisse (MM. Tamaro, à Berne, et Della Croce, à Lugano, paraissent même avoir conseillé, à un moment donné, de modifier l’itinéraire du «Giro d’Italia», de façon à ne pas toucher notre territoire!), il avait été complètement rassuré par ce que je lui avais dit et écrit.
Restait, parmi les questions dont nous nous étions entretenus le 12 mai, l’affaire des irrédentistes arrêtés au Tessin. A ce sujet, le Comte Ciano m’a dit plusieurs choses dont nous ferons bien de nous souvenir. En premier lieu, il m’a déclaré à propos de l’œuvre des irrédentistes, à laquelle il essaye très loyalement de mettre fin, dans la mesure du possible, que rarement depuis sa nomination au Palais Chigi il avait reçu autant de lettres, de sollicitations téléphoniques et même de visites qu’à propos du nommé Garobbio. Des sénateurs, des députés, de très nombreux professeurs et intellectuels de toute espèce qui, d’ailleurs, avaient aussi essayé de faire pression sur le Duce, étaient intervenus auprès de lui pour qu’il essaye de faire quelque chose pour Garobbio. Ce monde ne paraît pas avoir su, en partie du moins, qu’il s’agit d’un ressortissant suisse que nous considérons comme un traître. A titre tout à fait personnel et en admettant qu’il n’y avait pas lieu d’intervenir pour un étranger, M. Ciano m’a prié de vous dire que vis-à-vis des irrédentistes en Italie et pour diminuer les ennuis qu’ils peuvent continuer à causer, il valait mieux, à son avis, démontrer de la mansuétude à l’égard de Garobbio. J’ai répété que j’étais sans nouvelles en ce qui concernait ce ressortissant, mais que, de toute manière, la peine de cet individu serait très légère par rapport à son activité. Ceci dit, j’ai ajouté qu’il n’était certes pas dans les traditions des autorités suisses de faire des martyrs, notre pays étant assez fort et assez uni pour pouvoir traiter quelques égarés avec dédain.
Cette conversation est, néanmoins, assez significative, car elle me prouve la force du mouvement «culturel» irrédentiste et les ennuis qu’il peut créer même à l’autorité politique italienne, qui ne désirerait pas des embêtements de ce genre.