Classement thématique série 1848–1945:
I. LA SUISSE ET LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
I.1 LE RETOUR DE LA SUISSE À LA NEUTRALITÉ INTÉGRALE
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 12, doc. 169
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001D#1000/1554#6* | |
Dossier title | La neutralité de la Suisse dans la S.d.N. (1937–1938) | |
File reference archive | E.12.20 |
dodis.ch/46429
La réponse du Conseil fédéral à l’interpellation de M. Gut2 sera aussi précise qu’il est possible de la fournir en ce moment, mais je m’en voudrais de ne pas remercier, d’abord, son auteur d’avoir présenté son interpellation et de l’avoir développée dans les justes termes que vous venez d’entendre.
Le discours que j’ai l’honneur de vous faire n’est pas une manifestation individuelle, mais le résultat d’une délibération collective unanime. Je l’ai rédigé par écrit parce que son sujet est extrêmement délicat et pour éviter les hasards de la parole improvisée.
Ce qui retient votre attention et votre intérêt est de connaître l’opinion du Conseil fédéral sur les effets que pourrait exercer sur la position de la Suisse dans la Société des Nations la décision prise et annoncée, le 11 de ce mois, par le Gouvernement italien.
Cette décision nous paraît lourde de conséquences. Nous ne partageons pas l’avis de ceux qui, pour en diminuer l’importance et la gravité, aiment à dire ou à écrire que la sortie de l’Italie ne modifie pas la réalité politique et qu’elle n’a pour conséquence que de légaliser une situation déjà acquise depuis plus de deux ans. Nous avions, malgré tout, espéré que, la souveraineté italienne sur le territoire de l’Ethiopie venant un jour à être, directement ou indirectement, reconnue, le Gouvernement italien ne se refuserait plus à reprendre sa collaboration active, qui avait été jusqu’alors celle d’un Etat fondateur. La politique du Conseil fédéral a été constamment inspirée - et le Parlement le sait - par le désir de cette reprise. Notre espoir n’a pas été confirmé par les événements. Il serait vain de chercher ici à établir des responsabilités et nous nous abstenons délibérément de nous livrer à un tel examen.
Les Etats-Unis d’Amérique n’ont jamais pu se décider à entrer dans la grande maison que la volonté de leur Président Wilson avait fait bâtir. Le Brésil s’en est allé, en 1926, parce qu’il n’avait point obtenu un siège permanent dans le Conseil. L’Allemagne avait vu les portes de l’institution s’ouvrir devant elle à la même date. Nous avions nous-mêmes travaillé dans les limites de nos forces à hâter et à réaliser ce résultat heureux; mais l’échec total de la Conférence du désarmement convoquée en 1932 et d’autres causes plus ou moins connexes poussèrent le Reich allemand à quitter définitivement la Société en 1935. Je ferai à peine mention de l’Espagne et du Mexique, qui esquissèrent tour à tour des gestes de départ, mais se ravisèrent et restèrent. Quelques petits Etats de l’Amériquedu Sud sont également partis et ne sont plus revenus. La sortie du Japon après sa conquête de la Mandchourie et après la condamnation prononcée contre lui par l’Assemblée était inscrite dans la nature des choses et dans la logique des événements. Tant le Japon que le Brésil continuèrent cependant à être membres du Bureau international du Travail et de l’Organisation judiciaire internationale. En 1934, la Russie soviétique, contre notre avis et celui des Pays-Bas et du Portugal, fut admise dans la Société. Je ne m’arrêterai pas ici à cet événement de longue portée historique. Les raisons et les circonstances qui ont amené le retrait de l’Italie sont dans toutes les mémoires; tout commentaire sur elles me semblerait superflu.
Ce que nous ne pouvons plus ignorer est que la Société de 1937 ne ressemble guère à l’image que nous en avions conçue en 1920. Nous sommes entrés dans la Société par un vote très disputé mais clair du peuple et des Cantons. Le mouvement qui nous y a entraînés était généreux et, à mon avis, politiquement sage. L’obstacle principal que nous avions eu à surmonter nous était venu de notre neutralité traditionnelle. Nous avions pensé que, si notre neutralité était entièrement sauvegardée quant à ses aspects militaires, nous pouvions courir le risque de participer à la Société, ce risque étant lui-même compensé par les garanties de sécurité que le nouvel organisme nous aurait données en supplément. Il s’ajoutait à cela que Genève, ville suisse, avait eu l’honneur d’être désignée comme siège de l’institution. Notre statut avait été confirmé par l’article 435 du Traité de Versailles et précisé dans la Déclaration de Londres du 13 février 1920 et nous avions pu admettre que ce statut était satisfaisant.
Aujourd’hui, nous nous trouvons placés devant l’obligation pressante d’examiner si ce statut répond en tout aux exigences de notre sécurité. Plus d’une fois, dans le cours de ces dernières années, quelques doutes ont dû surgir en nous. Aussi longtemps que tous nos voisins étaient membres de la Société, il était légitime et naturel de demeurer confiants. Même la sortie de l’Allemagne n’avait pu susciter des inquiétudes immédiates, car la possibilité de son retour ne semblait pas complètement exclue. Le départ d’un deuxième de nos grands voisins nous commande maintenant de reprendre le grave problème.
L’avis du Conseil fédéral est que la Confédération doit viser désormais sans hésitation à faire entendre que sa neutralité ne peut pas se borner à être différentielle et qu’elle sera entière conformément à la tradition séculaire, à la géographie et à l’histoire du pays.
Le Conseil fédéral a, dès 1935, fait les premiers pas dans cette direction3. Le 10 octobre de cette année-là, à l’occasion du conflit armé entre l’Italie et l’Ethiopie, il fit déclarer par le chef de sa délégation à l’Assemblée de Genève que la Suisse ne s’estimerait tenue à appliquer des sanctions économiques et financières que dans la mesure où sa neutralité n’en serait pas compromise. Nous n’appliquâmes pas la sanction qui visait à la rupture complète des relations commerciales entre l’Italie et nous. De même, lorsqu’il s’était agi de Y embargo sur les armes et le matériel de guerre, nous nous appuyâmes sur les conventions de La Haye concernant les droits et les devoirs des neutres pour décréter l’embargo contre l’un et l’autre des Etats en guerre. Cette attitude souleva quelques objections et provoqua quelques murmures chez tel et tel membre de la Société, mais cela ne nous empêcha pas d’obtenir en définitive gain de cause.
Plus tard, en 1936, l’Assemblée fédérale eut à se prononcer sur la politique suivie par le Conseil fédéral dans les conjonctures que j’indique et nous eûmes le réconfort d’avoir toute l’Assemblée sans distinction de parti avec nous4.
Puis ce fut la question de la réforme du Pacte qui se posa. La Suisse est membre du comité de vingt-huit Etats institué à cette fin. Le Conseil fédéral exposa, dans sa lettre du 4 septembre 19365 au Secrétaire général de la Société, sa manière d’envisager la réforme et marqua à nouveau ses vues et ses intentions quant à la question de la neutralité. L’Assemblée fédérale fut de nouveau moralement unanime pour approuver le Gouvernement. Quelques députés et en particulier M. le conseiller national Gut, qui s’occupe avec beaucoup d’intelligence et de perspicacité des questions dont je parle, ont exprimé parfois le vœu que le Conseil fédéral voulût bien saisir toute occasion propice pour obtenir que le statut de la Suisse dans la Société des Nations fût tiré au clair.
Le Conseil fédéral n’a jamais perdu de vue ce vœu. Le Président de la Confédération, s’adressant par la radio aux Suisses de l’étranger le Premier août de cette année, s’attacha à leur montrer que la Suisse était amenée par l’évolution politique générale à proclamer avec une vigueur croissante sa volonté d’être neutre même à l’égard de la Société des Nations. Ce discours fut, m’a-t-on dit, remarqué à l’étranger, mais ne fut pas beaucoup commenté à l’intérieur, car il coïncida avec un autre discours que j’eus l’honneur de prononcer le même jour, à Giornico6.
L’occasion opportune est maintenant arrivée. Elle oblige le Conseil fédéral à agir avec fermeté et avec calme, c’est-à-dire sans fièvre et sans nervosité. Soyez persuadés, Messieurs, que nous ferons tout ce qui dépend de nous pour ne pas être inférieurs à notre tâche.
Mais, s’il y a comme une sorte de consentement instinctif quant au but à atteindre, il subsiste des différences d’avis quant aux voies et aux méthodes à suivre. Le Conseil fédéral vous demande de lui laisser, sur cette question, le temps d’une mûre réflexion. Son Département politique, après avoir pris conseil de quelques hommes de confiance, lui soumettra un rapport écrit dans le courant de janvier7. Ce rapport interne fournira les bases d’un rapport ultérieur à l’Assemblée fédérale. Le Conseil fédéral marchera la main dans la main avec le Parlement et avec l’opinion publique. Il a appris qu’un comité s’est formé récemment pour lancer une initiative populaire tendant à inscrire dans la Constitution le principe de la neutralité et à en fixer les effets8. Ce comité, qui est composé d’hommes honorables dont le patriotisme est indiscuté, cédera à une bonne inspiration s’il laisse le Gouvernement agir par les moyens normaux de la diplomatie sans le gêner ou l’entraver. J’ai des raisons sérieuses d’espérer que le comité dont il s’agit s’est déjà ravisé et que, pour le moment du moins, il renoncera à provoquer des discussions nécessairement passionnées de politique internationale sur la place publique. De telles polémiques pourraient causer de graves dommages politiques et moraux.
Personne ne devrait songer à demander que la Suisse quittât la Société des Nations. Nous sommes le pays de son siège. N’oublions pas surtout que la Société des Nations a voulu réaliser l’idée de la paix par le droit. Elle n’y a réussi, j’en conviens, qu’en partie. Sa valeur de symbole demeure cependant intacte et résiste à toute critique objective. La collaboration internationale est un des besoins du monde; on peut en briser et en changer les formes, on ne saurait en contester la nécessité de substance. Les peuples ont soif de justice et de sécurité. Ils désirent que les grandes Puissances ne vivent pas en rivales, mais associent leurs efforts pour assurer le bonheur des hommes. Tous les Etats doivent avoir une tribune qui leur permette de se faire entendre. Le rôle des petits Etats, surtout quand ils sont animés par des aspirations communes, est un rôle efficace et bienfaisant. L’Humanité a appris à regarder les choses de la guerre avec une sorte de frisson sacré. Elle ne se résigne pas à admettre que la guerre soit une maladie inhérente à l’espèce humaine et qu’il faille donc l’accepter comme un fléau éternel. Travailler obscurément, patiemment, constamment à créer sur la terre les conditions d’une paix durable, c’est l’honneur des sages et c’est aussi la nouvelle dignité de la créature humaine rachetée par le Christ. Nous, les Suisses, nous sommes acquis dans notre immense majorité à ces grands postulats de la morale qui aspire à se perfectionner.
Il serait malheureux de déserter un champ d’activité que nous avons appris, en dix-huit ans, à mieux connaître. Nous avons été parmi les ouvriers les plus ardents de l’arbitrage international. Nous avons été avec le Danemark et le Portugal les premiers Etats à reconnaître la juridiction obligatoire de la Cour permanente de Justice internationale. Nous avons travaillé avec les autres dans la lutte contre les fléaux sociaux tels que l’abus des stupéfiants et la traite des femmes et des enfants. Nous avons collaboré dans les œuvres financières et économiques et plusieurs des nôtres se sont distingués et honorés dans ces travaux techniques. Genève est devenue une ville de contacts utiles et féconds.
Nous ne pourrions pas non plus donner l’impression ou faire naître le doute que nous nous mouvons dans l’orbite d’un groupe déterminé de Grandes Puissances. Nous sommes neutres parce que nous voulons être autonomes et libres. Le sens supérieur de notre neutralité est qu’elle est pour nous une des garanties les plus précieuses de notre indépendance et de notre intégrité.
Cette neutralité ne court et ne courra sans doute pour longtemps aucun danger du fait de notre appartenance à l’organisme de Genève. Son aspect militaire est incontesté. Tous les Etats signataires du Traité de Versailles ont déclaré que la neutralité suisse est un engagement international favorable à la paix du monde.
La Société des Nations, telle qu’elle est, ne peut plus songer à des sanctions économiques contre qui que ce soit. Le système des sanctions est désormais pratiquement irréalisable. L’article 16 du Pacte est frappé de paralysie. La Société des Nations, sans se désintéresser des besoins de la sécurité collective, devra chercher son salut en d’autres directions. Si elle veut retrouver l’universalité, elle aura le courage de renoncer aux moyens de contrainte matérielle pour être ce qu’elle est dans son essence véritable: un grand et bienfaisant organisme de collaboration pacifique. La renonciation aux moyens de coercition ne sera pas pour elle une cause d’affaiblissement, mais une raison de renouveau. Les discussions irritantes disparaîtront de ses conseils et ses recommandations de justice et de modération n’en seront que mieux écoutées.
La Société se trouve exposée à un danger: celui de se transformer, même sans le vouloir, en une coalition se dressant contre une autre coalition. Elle saura éviter ce malheur qui lui serait rapidement mortel. Genève ne pourrait à aucun prix devenir le siège d’une coalition. Le Conseil fédéral ne doute pas un instant que des Puissances comme la Grande-Bretagne et la France, soutenues par la ferme volonté des autres Etats, - je songe surtout aux Pays-Bas, à la Belgique, aux Etats Scandinaves, à l’Autriche et à beaucoup d’autres, - veilleront à ce que la Société ne tombe jamais dans l’erreur fatale et impardonnable de vouloir être la servante de telle ou telle autre idéologie et d’altérer ainsi sa nature, ses raisons d’exister, ses buts et ses tendances.
La Suisse y tiendra demain comme hier un rôle modeste, mais non dépourvu de signification. Elle sera toujours la Suisse humaine et libre, une et diverse, pleinement consciente de sa mission particulière. Elle continuera à être ce que l’un de nos anciens ministres à Rome, M. Georges Wagnière, disait si éloquemment, dans le magnifique article qu’il vient de lui consacrer dans la «Gazette de Lausanne», la Suisse vivante. Mère des fleuves, oui, et gardienne des cols, mais beaucoup plus que cela: terre à l’unité profonde par les racines communes de son sol alpin, peuple et nation aux divers langages, mais qui communient par les cimes dans ce culte et cette passion de la liberté qui sont le divin privilège et la gloire de l’homme. Le vrai miracle suisse est là. Il constitue un des phénomènes les plus beaux de l’histoire. L’homme des Alpes, - homo alpinus helveticus, - qu’il soit poète et écrivain ou simple portier d’hôtel, est revêtu de la même dignité souveraine qu’il a le droit de porter comme un manteau de prince s’il réunit en lui la ferveur du patriote et la volonté d’être un bon citoyen du monde9.
- 1
- E 2001 (D) 4/1.↩
- 2
- Cette interpellation est ainsi libellée: Erachtet es der Bundesrat angesichts verschiedener Umstände nicht für angezeigt, noch im Laufe dieser Session dem Rat seine Auffassung über unsere ausserpolitische Lage bekannt zu geben? Bulletin sténographique officiel de l’Assemblée fédérale, Conseil national, 1937, 47e année, p. 917.↩
- 3
- Cf. DDS 11, rubrique 1.4 de la table méthodique.↩
- 4
- A l’exception de trois députés, dont M. Bodenmann. Cf. Bulletin sténographique officiel de l’Assemblée fédérale, Conseil national, 1936, 46e année, pp. 595-656.↩
- 5
- Cf. DDS 11, No 287, annexe 2.↩
- 6
- Cf. No 109.↩
- 7
- Cf. No 187.↩
- 8
- Cf. No 171.↩
- 9
- Pour l’écho de ce discours à l’étranger, cf. Nos 170, 175, 183.↩
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