Classement thématique série 1848–1945:
II. RELATIONS BILATÉRALES
12. Grande-Bretagne
12.1. Questions politiques générales
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 11, doc. 159
volume linkBern 1989
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2300#1000/716#481* | |
Old classification | CH-BAR E 2300(-)1000/716 229 | |
Dossier title | London, Politische Berichte und Briefe, Militärberichte, Band 29 (1935–1935) |
dodis.ch/46080
Lorsqu’on tâche de s’expliquer les relations actuelles entre Londres et Rome, on est frappé par ce symptôme fondamental: le manque de compréhension réciproque. Ce fut pourtant bien l’un des principes et l’une des tâches principales de tous les Gouvernements, depuis la conclusion de la guerre mondiale, d’essayer non seulement de s’entendre et de collaborer, mais de se comprendre. On voit par ce qui se passe aujourd’hui que toutes ces bonnes intentions n’ont mené à rien.
Il est inutile de chercher à qui la faute. Il suffit en effet d’ouvrir des journaux anglais et italiens pour constater qu’à peu près dans les mêmes termes l’Italien reproche à l’Anglais et l’Anglais à l’Italien de n’avoir aucune idée de ce qui se passe chez lui et dans l’âme de chaque peuple respectif.
C’est probablement la vérité, mais ce qui est certain, c’est que, tant au Foreign Office qu’au Palazzo Chigi, on a étonnamment manqué de jugement sur le tempérament réciproque. Cette erreur psychologique commise de part et d’autre a donné par moment aux relations un tour vraiment critique.
Cela tient pour une part considérable au fait que le mécanisme diplomatique n’a décidément pas fonctionné comme il aurait dû. On a souvent prétendu que les temps de la diplomatie comme facteur de première importance en politique et même d’intermédiaire essentiel entre les Gouvernements, étaient révolus, et qu’actuellement on n’a plus besoin de Cambons, de Barrères et de Dufferins. En suivant le développement de la crise anglo-italienne2, on voit clairement que cette assertion est fausse et que, dans les deux capitales, si les Ambassadeurs avaient su ou pu faire leur tâche comme il fallait, ils auraient pu dans une large mesure atténuer la tension.
A Rome Sir Eric Drummond n’a jamais été persona grata, sa nomination auprès du Quirinal3 avait même en son temps provoqué un certain étonnement. A tort ou à raison, son activité à Genève4 lui avait coûté presque toutes les sympathies de la France et de l’Italie. Puisqu’il devait avoir une Ambassade de première classe et qu’on ne pouvait lui attribuer Paris, on l’envoya à Rome, mais ce fut peutêtre la nomination la moins heureuse du Foreign Office après la guerre. M. Mussolini, qui n’a jamais su se mettre sur un bon pied avec Genève, avait évidemment conservé ses antipathies pour l’ancien Secrétaire général et, si je vois bien, les relations personnelles entre le Duce et l’Ambassadeur britannique n’ont à aucun moment changé de caractère. On entend souvent dire ici que le conflit avec Rome serait bien moins grave, et qu’il n’existerait peut-être pas, si Sir R. Graham, cet ami personnel du Duce et connaisseur de l’âme italienne, avait encore dirigé l’Ambassade de Sa Majesté. Il peut y avoir du vrai dans cela.
En ce qui concerne M. Grandi, je ne crois pas qu’on puisse lui reprocher quoi que ce soit. Il a certainement fait son possible pour amortir le choc et il me semble certain que, depuis son arrivée, il a eu le temps d’étudier les Anglais, ce qu’il a fait avec beaucoup de compréhension et de succès. D’autre part, et contrairement à la situation à Rome, M. Grandi est réellement persona grata au Foreign Office et dans les milieux officiels; il s’est créé à Londres une situation qui pourrait utilement lui servir. Apparemment, la difficulté consiste en ce que M. Mussolini est de ceux qui nient la valeur pratique pour la grande politique d’un Ambassadeur et de ses observations5. On soupçonne ici le dictateur de se servir principalement de ses Ambassades pour éloigner de Rome des collaborateurs gênants. Ceux-ci auraient le devoir de faire les communications telles qu’on le leur prescrit de Rome, et leur travail personnel n’entrerait pas autrement enjeu. En ce qui concerne les rapports qu’ils envoient pour expliquer les impressions qu’ils se font de la situation sur place et pour insister parfois sur la nécessité de tenir compte de telle ou telle circonstance, on est enclin à croire que leur chef au Palazzo Chigi ne prend pas la peine de les lire, en partant du point de vue que ces agents seront fâcheusement impressionnés par leur entourage et que, quelles que soient leurs observations, elles ne sauraient rien changer à la façon dont le dictateur a résolu la situation.
La crise anglo-italienne provient, comme je l’ai dit plus haut, du manque de compréhension réciproque. L’Italie prétend encore aujourd’hui qu’elle n’avait aucune raison de penser que son projet d’action en Afrique orientale rencontrerait l’opposition sérieuse de la Grande-Bretagne. Aucun avertissement direct ne lui serait parvenu de Londres jusqu’au moment où il était déjà trop tard.
Cette assertion fait preuve d’un manque complet de connaissance du caractère et des méthodes anglais. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant qu’il y ait un tel embrouillamini. Il n’y a pas d’excuse pour le Duce d’ignorer que, tant que la situation n’a pas atteint toute son acuité, le Foreign Office ne dit jamais en tant de mots de quelle façon il se propose d’intervenir au cas où les événements prendraient une allure déplaisante. La méthode anglaise consiste à donner tout au plus certaines indications, plus ou moins vagues peut-être, dont le but est non seulement d’avertir la contre-partie, mais de laisser à la Grande-Bretagne une marge convenable pour son intervention au moment où l’affaire deviendrait effectivement actuelle.
C’est ainsi que le Foreign Office a agi vis-à-vis du Palazzo Chigi. Il faut reconnaître que dans cette instance, l’avertissement de la Grande-Bretagne fut relativement explicite, en tout cas bien plus précis que dans des précédents semblables, quoique, il est vrai, la méthode traditionnelle ait été observée en ce sens qu’un avertissement direct et net ne fut pas donné; mais à maintes reprises le Foreign Office a fait savoir à Rome ce qu’il pensait et ce qu’il comptait éventuellement faire. M. Mussolini est inexcusable de n’avoir pas voulu comprendre, d’autant plus que son Ambassadeur à Londres l’avait bien tenu au courant et que, d’autre part, la France, qui voyait bien où tout cela mènerait, avait plusieurs fois mis les Italiens sur leurs gardes.
Mais la faute ne peut pas être mise uniquement sur le compte des Italiens. Le Foreign Office lui aussi a commis une erreur en supposant que le Palais Chigi prendrait la peine de lire attentivement entre les lignes et qu’il attacherait de l’importance à des avertissements qui ne seraient pas directs et précis. S’il s’agissait du Quai d’Orsay6, ou même de la Whilhelmstrasse7, la connaissance exacte du système de Whitehall ne laisserait pas semblable erreur se produire. On aurait donc dû se dire au Foreign Office que, pour ne laisser subsister aucun doute et pour ne rien laisser au hasard, il fallait mettre les points sur les i. Ceci n’a certainement pas été fait, de sorte que jusqu’à ce jour on s’adresse mutuellement le reproche, entre Whitehall et le Palais Chigi, l’un de n’avoir pas parlé, l’autre de n’avoir pas écouté. [...]
Ce qui précède forme le premier malentendu.
Second malentendu:
L’Italie ne peut ou ne veut toujours pas comprendre que le conflit n’existe pas entre elle et la Grande-Bretagne, mais entre elle et la Société des Nations.
La Grande-Bretagne, d’autre part, doit naturellement insister de la façon la plus catégorique sur le fait qu’elle n’entre dans cette question qu’en qualité de membre de la Société des Nations; ceci constitue pour elle la base politique et, pour ainsi dire, le point vital de son action. Elle n’admet pas qu’on lui attribue des intentions égoïstes, indépendantes de la Société des Nations; elle veut que ses efforts, dans leur totalité, soient acceptés comme une opération que lui confère sa qualité d’Etat membre. Rien ne peut contribuer davantage à irriter Londres contre Rome que les manifestations italiennes démontrant continuellement qu’on s’obstine à envisager le conflit comme une affaire entre la Grande-Bretagne et l’Italie.
Le malentendu du côté italien est assez compréhensible. On y voit aussi évidemment de la malice, car le fait est que c’est la Grande-Bretagne qui a lancé toute cette affaire à Genève et qui s’en est faite son avocat principal. Ainsi naturellement l’Italien se dit que, pour arranger cette affaire, on n’a qu’à s’arranger avec la Grande-Bretagne.
Relevons encore ceci:
La panique qui eut lieu à un moment donné à Genève, dans les pays du Continent, de même qu’en Angleterre, en face de la menace d’une guerre anglo-italienne ou européenne, n’a jamais reposé sur une raison fondée, car à aucun moment Whitehall n’a eu des idées agressives envers Rome. Il est inutile de répéter ici les motifs pour lesquels la Grande-Bretagne n’aurait jamais recours à tel expédient. L’envoi de ses forces navales à Gibraltar, Malte et Alexandrie et l’augmentation du tonnage régulier de sa flotte méditerranéenne de deux cent cinquante mille à douze cent mille tonnes devaient avoir le caractère d’une simple mesure de précaution, et non d’une démonstration hostile ou d’une menace contre M. Mussolini. Est-il étonnant que celui-ci n’ait pas pris la chose avec le calme et la circonspection qu’on croyait pouvoir attendre de lui? Je ne vous apprends certes rien de nouveau en rappelant que l’apparition de l’Armada britannique et de ses canons soi-disant braqués sur les côtes italiennes, avait provoqué en septembre un accès de colère et de terreur chez M. Mussolini, convaincu que, d’un moment à l’autre, la Grande-Bretagne allait lui faire la guerre. C’est alors que Sir SamuelHoare fut amené à rassurer le Palais Chigi sur les intentions nullement belliqueuses de la Grande-Bretagne, et ceci à la suite d’une démarche faite par la voie de la France, le Duce ayant franchement laissé voir à M. de Chambrun les signes de son désarroi.
Vous vous souvenez que la communication rassurante de Sir Samuel fut remise par Sir Eric Drummond, et qu’elle releva temporairement la tension anglo-italienne. Cet incident n’a cependant eu aucun effet particulier en ce qui concerne les préparations et les mouvements de guerre italo-abyssins, que M. Mussolini a cru devoir poursuivre selon son plan. Il me semble assez évident que ce défi du dictateur intransigeant n’a pas manqué de surprendre et d’irriter non seulement les Ministères, mais l’homme de la rue. Le fait qu’une Puissance continentale puisse de telle façon se moquer de la volonté britannique, alors que chacun a compris qu’elle s’oppose définitivement à l’entreprise en jeu, constitue une expérience à laquelle on n’a jamais été habitué ici. Lors des querelles survenues avec d’autres pays continentaux, il a toujours été tenu compte, avec tout le respect voulu, des désirs britanniques; même avant la guerre, une Puissance telle que l’Allemagne a eu plus d’égards pour l’Angleterre que le dictateur italien n’en a aujourd’hui. C’est ce qu’il est difficile aux Anglais d’avaler; c’est ainsi qu’au cours des premières semaines de septembre les cuirassés britanniques ne cessèrent d’arriver à Malte et à Alexandrie en nombre toujours croissant.
L’opinion est que la position de M. Mussolini est sérieusement ébranlée à l’intérieur et que, tant sa politique financière et économique à l’égard de son pays que sa politique coloniale en Abyssinie lui attirent une opposition qui me paraît assez répandue dans les milieux qui comptent8. Il est impossible de voir d’ici jusqu’à quel point ces idées sont fondées. Mais selon les extraits insérés dans votre dernier résumé politique, et provenant de sources mieux renseignées, je suis porté à croire qu’il y a du vrai dans ce qui précède.
Il ne faut toutefois pas croire que les Anglais souhaitent la chute de M. Mussolini; ils reconnaissent au contraire que sa disparition entraînerait fatalement une confusion énorme et des suites imprévisibles. Il n’y a que les socialistes qui naturellement, pour des raisons à eux, désirent son naufrage.
Je suis sûr de ne pas me tromper en affirmant que Whitehall n’a aucune rancune personnelle contre le Palazzo Chigi et que le maintien ou la chute du régime actuel n’entre nullement dans ses calculs. C’est dans ce sens également que, dans son discours de samedi dernier, s’exprime le Premier Ministre Baldwin lui-même. Dans de telles dispositions, n’exposant vraiment pas M. Mussolini personnellement, il ne faut pas se laisser impressionner par des détails tels que la rencontre malheureuse à Rome, en été, de Mr. Eden et du Duce, rencontre qui semble avoir laissé au jeune Ministre d’Etat britannique un souvenir plein de ressentiment, ni par la froideur de l’accueil fait à Sir Eric Drummond au cours de ces derniers mois. Ce sont là des détails qui ne sauraient influencer le fond de la politique du Foreign Office. [...]
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