Classement thématique série 1848–1945:
II. RELATIONS BILATÉRALES
15. Italie
15.7. Questions politiques générales
15.7.1. Rapport Guisan sur les manœuvres italiennes
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 11, doc. 71
volume linkBern 1989
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E27#1000/721#12405* | |
Old classification | CH-BAR E 27(-)1000/721 2537 | |
Dossier title | Oberstkkdt Guisan und Oberstdiv de Diessbach zu Manövern, Bericht; Bd 1 - 2 (1934–1934) | |
File reference archive | 06.C.3.b.08 |
dodis.ch/45992
En mission aux grandes manœuvres italiennes de l’Apennin toscan-émilien août 19342
[...]3
V. Silhouettes entrevues de personnalités militaires et politiques
[...]
Le Roi. Petit vieux sympathique et tranquille; visiblement sans influence sur le cours actuel des choses dans son pays. On ne le craint pas, mais on l’aime. Le Duce lui parle sur un ton de familiarité condescendante, sans lui prodiguer des marques très frappantes de son respect.
Il a suivi les manœuvres presque sans interruption, retournant se coucher chaque soir dans son train spécial. Il n’a pas assisté cependant à la dernière opération, le Duce s’étant probablement réservé cette journée qui devait se terminer par une apothéose dont il voulait être le seul héros.
Ce fut alors, en effet que, monté sur un tank, il prononça la fameuse harangue4 qui défraya la presse du monde entier.
Le Prince de Piémont, l’héritier du trône, époux de Marie-José de Belgique: Général de Division à Turin, tout d’abord, il fut brusquement déplacé à Naples par la volonté de Mussolini, qui voulait le détacher, paraît-il, d’une liaison un peu trop affichée.
Les missions étrangères lui furent présentées sur le piton de Pietramala, où il se trouvait à notre arrivée. Le Roi le rejoignit lui-même quelques instants après et lui serra affectueusement la main. Puis vient le Duce qui salua le Roi et devant nous tous ignora purement et simplement le Prince Umberto. Celui-ci, visiblement gêné, ébaucha même un vague salut, destiné sans doute à provoquer le sien, mais le maître de l’Italie ne lui répondit d’aucune façon. Les initiés racontent que Mussolini le traita plus d’une fois avec la dernière brutalité, devant le Roi lui-même, et aurait été jusqu’à le menacer de lui substituer son cousin, le duc d’Aoste.
Le Maréchal de VA ir Balbo: 34 ans; type de condottiere; avec sa barbe caractéristique que beaucoup de ses admirateurs, dans la région de Bologne surtout, portent à son exemple, peut-être comme défi à la popularité du Duce.
Le Maréchal Balbo n’est pas Maréchal d’Italie et sa dignité n’est pas du même ordre de grandeur.
On dit ouvertement que les fournitures de l’aviation lui ont rapporté gros.
Son trop fameux raid en escadre aérienne à travers l’Atlantique5 lui a valu d’être envoyé en Lybie, comme gouverneur, c’est entendu, mais à l’écart tout de même.
Il n’est pas impossible que l’heure de la disgrâce totale ne vienne à sonner un jour pour ce grand favori du Duce et de la fortune. Tout dernièrement, la découverte d’une sorte de complot, à Bologne, au moment de l’assassinat de Dollfuss6, amena l’arrestation d’une quarantaine de personnes. Le célèbre chef fasciste Arpinati, ex-secrétaire du parti, déjà relégué à Bologne en qualité de podestat, était lui-même compromis dans cette affaire et faisait l’objet d’une enquête serrée. Farinacci et Balbo voulurent intervenir en sa faveur et le résultat de leur démarche fut l’arrestation immédiate d’Arpinati, laissé jusque-là en liberté.
Le Maréchal Balbo, dans sa tenue kaki, avec ses bottes fauves à fermeture éclair, vint aux manœuvres dans une splendide automobile, décorée de deux chauffeurs numides aux costumes luxueux et pittoresques. Mais il se tenait visiblement à l’écart, parmi la foule des hautes personnalités qui entouraient toujours le Duce, et bien qu’à la fin des manœuvres on ait pu le voir une fois parler au dictateur, on sentait parfaitement que sa situation était devenue précaire.
Le Duce: C’est à lui et non pas au fascisme que l’Italie doit sa transformation complète, totale, et qui tient du prodige.
Une énergie, une volonté de fer, brisant tous les obstacles, d’avance, sans pitié! Avec lui les étoiles qui se lèvent sont condamnées bien vite à disparaître. Il n’admet à ses côtés aucune gloire, aucune popularité rivale. Il est le maître: il Duce. L’Italie accepte sa puissance qu’elle ne pourrait plus discuter d’ailleurs aujourd’hui. Elle sait ce qu’elle lui doit. Elle supporte la main de fer qui a fait des miracles et qui, il n’est pas douteux, en fera encore.
Le mérite de cet homme, de ce génie, c’est d’avoir su discipliner toutes les forces de la nation; de les avoir réunies en un seul courant et d’exploiter ce courant exclusivement pour la grandeur de son pays.
Il est évident que le geste fanatise le peuple italien et c’est pourquoi Mussolini a adopté cette attitude inspirée et quelque peu théâtrale qui l’électrise.
Mais parodier cet appareil extérieur ne suffit pas pour ressembler à l’homme qui s’en sert et moins encore à l’égaler. Le monde ne produit pas en série les génies de sa trempe. C’est pourquoi les nations qui se livrent, pieds et poings liés, au premier imitateur venu sont singulièrement imprudentes, pour ne pas dire démentes. Elles sacrifient leur liberté, sans espoir, très probablement, d’en retrouver jamais la contre-valeur.
Ce que nous pouvons dire de Mussolini, c’est qu’il est respecté jusqu’à la crainte. Son arrivée la première fois, au milieu de ses officiers, généraux ou souslieutenants, les émotionna visiblement tous et quelques-uns même au point de leur faire perdre leur sang-froid. Un regard dur du maître les affole; un sourire les comble de joie. A la campagne, par contre, son prestige est celui d’un demi-dieu. Les populations spontanément l’attendent partout où il doit passer et se jettent à sa rencontre en criant simplement: Duce! Duce! Les vieilles gens pleurent et se signent.
Mussolini, par sa tenue, volontairement dépourvue de toute distinction, veut prouver au peuple qu’il en sort: une casquette de chauffeur d’auto à fond blanc; des culottes de cheval, un veston gris, des bottes sans éperons, pas de canne, pas de gants.
Mais, aimant à varier ses effets, il ne craint pas, d’autres fois, de rechercher la popularité par les moyens diamétralement opposés, en tirant du panache et de la mise en scène leur maximum de rendement. C’est ainsi que, mettant le point final aux manœuvres, il harangua ses officiers en tenue de caporal d’honneur de la milice fasciste et grimpé sur un char d’assaut qui ne se trouvait pas là par hasard.
Et, malgré tout, une atmosphère d’attentat enveloppe tous ses déplacements. Les routes qu’il doit utiliser sont gardées au-delà de tout ce que l’on pourrait imaginer. Deux carabinieri tous les cinq cents mètres. Des agents de la sûreté plus nombreux encore. De la «milizia stradale» à chaque croisée de routes. De la «miliziaforestale» à tous les coins de bois. Et, dans tous les villages traversés, des «camicie nere» veillaient encore.
Puis voici le Duce conduisant lui-même sa torpédo qu’il mène à tombeau ouvert. Devant lui un ou deux agents de la sûreté en motocyclette; derrière, encore une voiture de policiers et enfin, préoccupée de ne pas être semée en route, sa suite dans 10 ou vingt autos.
Le kilomètre ainsi parcouru doit revenir cher au maître de l’Italie ou plutôt à l’Italie elle-même.
Ce qu’est le Duce quand on le rencontre comme nous l’avons rencontré nousmêmes: un homme très simple et infiniment séduisant.
Sa conversation avec nous n’est pas restée longtemps dans le cadre de la banalité. Après avoir parlé de Lausanne, évoquée par le domicile du Colonel Cdt de Corps Guisan, il forme le souhait qu’on ne démolisse pas toutes les vieilles maisons, souvenir du passé, et il ajoute bien vite: «Je ne devrais pas dire cela, moi qui ai manié la truelle dans votre pays!»7
Mais il passe bientôt à des sujets plus sérieux: «La Conférence du désarmement est morte8, il s’agit simplement de savoir avec quelles fleurs on veut l’ensevelir», et il termine cet entretien qu’il conduit avec une aisance charmante en nous faisant cette déclaration: «Aujourd’hui, la situation politique et militaire de la Suisse est de tout premier ordre. Elle la doit entièrement à sa volonté de se défendre ellemême et par ses propres moyens. Aussi longtemps qu’elle sera dans ces dispositions, elle n’aura rien à redouter des puissances qui l’entourent.»
Mussolini donne l’impression d’une absolue franchise. Se faisant présenter la mission de la Reichswehr, il dit au Général de Division List qui se félicitait des résultats du plébiscite allemand9: «Dans un pays de dictature, un plébiscite n’a aucune signification!»
Et cette manière d’être donnait une valeur tout à fait spéciale aux attentions qu’il eut pour notre pays. Il ne nous connaissait pas; nos personnes n’entraient donc pas en ligne de compte. Or, la première fois qu’il se rencontra avec les officiers étrangers, vers San Michele, il vint droit à la mission suisse, perdue au milieu de toutes les autres, et eut avec elle l’entretien que nous venons de relater.
Bien plus! Le lendemain, alors que le Colonel Cdt. de corps Guisan arrivait, au milieu d’une foule d’officiers, sur le point où se trouvait déjà le Duce, Mussolini fond sur lui et lui tend un journal en lui disant: «Voilà notre photographie!» Et deux jours plus tard, à Pietramala, il lui remet une nouvelle feuille en ajoutant: «En voilà une autre!»Il est difficile de conclure. Une mission intéressante à mille égards et dont nous devons avant tout remercier le Département militaire fédéral qui nous l’a confiée.
Nous n’avons pas la prétention d’en rapporter quoi que ce soit d’inédit, mais nous y avons vu, tout de même, et appris bien des choses.
Nous rentrons en définitive avec un sentiment de confiance. Non certes que la situation internationale soit rassurante. Il s’en faut. Nos conversations avec nos camarades étrangers ou italiens ont achevé de nous édifier à cet égard.
Mais nous avons foi dans l’avenir parce que nos troupes, telles qu’elles sont, supportent en définitive assez avantageusement la comparaison avec celles que nous avons pu admirer au cours de ces manœuvres.
Notre armée est moins bien outillée, c’est entendu. Mais il ne faut rien exagérer, même sous ce rapport. Et elle possède, d’autre part, certains atouts susceptibles de compenser bien des lacunes.
En ce qui concerne l’artillerie, par exemple, nous vous rapportons le propos d’un camarade français s’entretenant avec une mission étrangère: «L’artillerie dans la défensive? Mais, on peut finalement s’en passer!» et nous citerons encore cette phrase du Lt. Colonel Debeney, professeur à l’Ecole supérieure de Guerre: «Le tir ajusté, tel que vous le pratiquez en Suisse, est une supériorité que vous envient les autres armées. Dans la défensive, il constitue l’élément décisif. Un soldat sûr de son coup aux courtes distances est invincible!»
Mais c’est plutôt notre aviation qu’il faut à tout prix et très sérieusement renforcer. Le temps presse, car la tempête éclatera sûrement et peut-être plus tôt qu’on ne le pense. Mais ne nous dispersons pas trop dans nos efforts en essayant d’organiser, contre l’aviation ennemie, une défense terrestre active, infiniment coûteuse toujours, et qui serait, malgré tout, d’une efficacité minime. De l’avis unanime des hommes du métier, le meilleur moyen de se protéger contre les raids destructeurs, c’est d’avoir soi-même une forte aviation de chasse. Elle n’empêcherait pas. cela va sans dire, tous les bombardements; mais le seul fait qu’elle pourrait se trouver sur le chemin de retour des escadrilles, suffirait à nous épargner bien des incursions qui n’eussent pas reculé devant la mieux organisée des défenses terrestres.
Quant aux escadrilles de bombardement, nous ne pouvons pas nous en passer non plus. Elles sont une riposte nécessaire dont il faut pouvoir disposer.
Pour terminer, disons que ce n’est ni son régime politique, ni son armée qu’on doit envier à l’Italie, mais l’homme génial qui préside à ses destinées.
Le miracle mussolinien prouve à l’évidence que l’esprit public d’un pays dépend essentiellement de la mentalité de ceux ou de celui qui le gouverne.
- 1
- Rapport: E 27, Archiv-Nr. 12405/2.↩
- 2
- Outre H, Guisan, seul signataire du rapport, la mission suisse comprend aussi le colonel divisionnaire R. de Diesbach.↩
- 3
- Les quatre premières parties du rapport traitent de l’organisation et du déroulement des manœuvres. A la fin de son avant-propos, H. Guisan émet les considérations suivantes: En résumé, nous fûmes dirigés durant tout notre séjour avec une précision qui ne laissait rien au hasard et avec des égards infinis. Nous verrons plus loin, qu’à cette réception que nos hôtes voulurent si large, si complète et si luxueuse, s’ajouta pour nous le sentiment très agréable de la considération toute particulière dont jouit la Suisse auprès de celui qui dirige les destinées de l’Italie. Il ne serait pas inopportun de faire sentir à ses représentants à Berne, ou par les nôtres à Rome, que notre pays a su apprécier ces marques spontanées de franche sympathie.↩
- 4
- Discours du 24 août.↩
- 5
- En 1933. Sur le retour de la croisière transatlantique de Balbo, cf. DDS, vol. 10, no 317, dodis.ch/45859.↩
- 6
- Le 25 juillet.↩
- 7
- Lors de son séjour en Suisse, en 1902–1904.↩
- 8
- Cf. no 39 et annexe.↩
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