Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 7-I, doc. 87
volume linkBern 1979
more… |dodis.ch/43832
Par télégramme No 7 du 3 de ce mois2, vous avez bien voulu appeler mon attention sur les récents débats de la Chambre française et me demander s’il ne résultait pas de ces débats que l’attitude du Gouvernement français était sur plusieurs points en contradiction avec la politique du Président Wilson.
Je crois devoir vous faire observer tout d’abord que les premiers rapports télégraphiques publiés dans les journaux suisses présentent une version tronquée et, par conséquent, faussée du discours de M. Clemenceau sur la politique générale de son gouvernement. Le texte du Journal Officiel exprime la pensée du Président du Conseil dans une forme beaucoup plus atténuée.
Ce qui a contribué également à faire croire à un désaccord profond entre le chef du Gouvernement français et le Président des Etats-Unis, c’est que la presse anglaise s’est emparée de certaines affirmations de M. Clemenceau pour défendre contre l’Homme d’Etat américain la thèse britannique dans la question de la liberté des mers.
En réalité, je crois que M. Wilson est beaucoup moins éloigné qu’on ne le croit généralement de s’entendre avec M. Clemenceau.
Ce dernier d’ailleurs, s’il ne voue pas à l’idée wilsonienne de la Société des Nations un intérêt spécial, ne s’est du moins jamais montré l’adversaire de cette idée. Vous en trouverez la preuve dans un article publié en décembre dernier par M. Edgar Milhaud dans la Revue des Idées qui paraît à Genève et qui passe pour être subventionnée par Lord NorthclifT.M. Milhaud prouve en s’appuyant sur des textes que M. Clemenceau s’est toujours rallié à la doctrine fondamentale de M. Wilson.
11 semble d’ailleurs que la politique du Président américain doive le mettre en conflit avec l'Angleterre plus facilement qu’avec la France. On prétendait même à Paris il y a quelque temps que les relations anglo-américaines étaient assez tendues. Ce n’est du reste un secret pour personne que les deux peuples ne s’aiment pas. On m’assure cependant que les relations entre Londres et Washington se sont sensiblement améliorées ces derniers temps grâce surtout à l’action médiatrice du Cabinet de Paris qui, à plusieurs reprises déjà, s’était efforcé d’adoucir les frottements qui se produisaient de temps en temps entre l’Angleterre et les Etats-Unis.
Je n’ignore pas que la victoire a développé dans certains milieux français des germes d'impérialisme qui pourraient conduire à un conflit avec les Etats-Unis. Vous trouverez un exemple de cet état d’esprit dans l’appel ci-joint du Comité de la Rive gauche du Rhin dont le siège social est 25, rue de Clichy à Paris. La presse de droite réclame à grands cris des garanties stratégiques et territoriales contre toute agression éventuelle de l’Allemagne, mais elle est loin d’avoir derrière elle la majorité de l’opinion.
Celle-ci est, pour une fois, assez fidèlement représentée par la majorité de la Chambre, qui ne veut pas aller au-delà des frontières de 1814. Ces frontières, comme vous le savez, ne comprennent pas le bassin minier de la Sarre. Ce bassin, qui est la propriété de l’Etat, serait néanmoins occupé et exploité à titre de gage pendant une période plus ou moins longue.
Il est hors de doute que, dans les milieux militaires, on croit à une très longue occupation par les Alliés de tous les territoires allemands de la rive gauche du Rhin. Je connais même des familles d’officiers qui se préparent à s’installer dans ces régions, comme elles se seraient installées naguère dans une garnison de la Bretagne ou de la Normandie.
Quant à l'attitude que prendra le Gouvernement français dans la conférence des préliminaires de paix qui va s’ouvrir incessament, il est assez difficile de la préciser. Je ne crois cependant pas qu’elle diffère dans ses grandes lignes de celle du Président Wilson.
Le Ministère Clemenceau, que la Chambre ne semble pas chercher à renverser pour l’instant, doit tenir compte, dans une très large mesure, de l’opposition socialiste. Celle-ci est tout à fait hostile à toute politique d’annexion. Elle avait fondé de grands espoirs sur la venue en France de M. Wilson. Mais, comme j’ai déjà eu l'occasion de vous le signaler, le Président américain n’a pas répondu à l’attente de MM. Longuet et consorts. Ces derniers ne pourront donc pas se servir de lui contre M. Clemenceau de la façon qu’ils espéraient. Il n’est pas impossible que des divergences subsistent entre les vœux des Gouvernements de Paris et de Washington mais il est très probable que ces oppositions, qui ne sont pas irréductibles, s'effaceront graduellement si des deux côtés on y met de la bonne volonté.
Un des points sur lesquels on peut être certain que l’accord se réalisera facilement entre Londres, Washington et Paris, c’est la question Yougoslave. M. Wilson aurait, si je suis bien informé, fait comprendre très nettement qu’il ne permettrait pas aux Italiens de s’annexer des territoires dont la population est en majeure partie slave.
Il y a quelques semaines une intervention militaire des Alliés en Russie était généralement considérée comme imminente. D’aucuns affirmaient même qu’elle était déjà en voie d'exécution. Aujourd’hui, tout est remis en question. Vous connaissez le texte du discours récent de M. Pichon. Ce discours peut être interprété comme maintenant le principe de l’intervention. Mais, en fait, celle-ci paraît aujourd'hui être ajournée presque sine die. Les raisons de cet ajournement sont multiples. D’abord la saison est peu favorable aux opération militaires. Ensuite, les rapports reçus de Russie et les informations fournies par les nombreux Russes qui viennent en Occident sont si contradictoires que les Gouvernements alliés ne savent plus à qui entendre. Ils ne savent pas davantage sur qui s’appuyer en Russie et il leur est très difficile de découvrir ce que représentent les personnalités russes qui viennent les solliciter tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.
De plus, une intervention dans l’ancien Empire du Tsar ne sera possible que lorsque les modalités en auront été établies en détail d’entente avec tous les autres alliés. Or, l’accord n’est pas encore réalisé.
Enfin, ce qui pourrait avoir exercé sur la décision du Cabinet de Paris une influence décisive, c’est la crainte d’ébranler par l’annonce d’une expédition lointaine le moral de l'armée. On m’assure même qu’une division coloniale à laquelle on avait laissé entendre qu’elle pourrait être prochainement envoyée en Ukraine a manifesté, à cette occasion, des sentiments tels qu’on n’a pas osé lui donner un ordre de départ.
Cet incident a certainement contribué à faire ajourner l’envoi de troupes en Russie. Il n'est cependant pas de nature à faire abandonner le projet, car dès que la démobilisation sera un fait accompli, on trouvera certainement parmi les militaires libérés qui éprouveront de la peine à se refaire une situation dans la vie civile un nombre considérable de volontaires pour constituer le corps expéditionnaire dont on aura besoin. [...]
J'ai déjeuné aujourd’hui à l’Ambassade d’Angleterre et me suis entretenu assez longuement avec Lord Charles Montagu, beau-frère de Lord Derby et qui passe pour être son éminence grise. Je lui ai parlé de notre désir de pouvoir envoyer au siège de la Conférence de la paix des délégués qui puissent y exposer nos vœux dans les questions qui nous intéressent. Lord Charles Montagu m’a dit que les Alliés comprenaient fort bien ce désir et s’efforceraient de nous donner satisfaction.
Lord Derby semble croire que les travaux des diverses conférences qui doivent nous acheminer à la paix seront plus rapides qu’on ne le croit généralement. Il a même ajouté que, si le traité définitif était signé avant Pâques (et Pâques tombe cette année sur le 20 avril), il n’en serait pas autrement surpris.
Mes interlocuteurs m’ont confirmé que la rapidité de l’effondrement allemand avait déconcerté les Gouvernements et les états-majors alliés. Dans l’entourage même du Maréchal Foch on ne s’attendait pas le 9 novembre à ce que l’armistice fût signé le 11. Cela explique les retards subis par la réunion de la Conférence préliminaire qui doit s’ouvrir à Paris un de ces prochains jours.
- 1
- Rapport politique (Copie): E 2200 Paris 1/1514. Clemenceau-Wilson. Affaires de Russie. Choses et autres.↩
- 2
- Voici te texte de ce télégramme: La discussion au Parlement paraissant indiquer que le Gouvernement français se trouve en contradiction avec Wilson sur plusieurs points, nous vous serions obligés de vouloir bien nous donner tous les renseignements que vous pourrez recueillir d’une manière confidentielle et discrète sur l’attitude que prendra le Gouvernement français à la conférence. Est-ce que Wilson entrera en conflit ou bien se laissera-t il persuader? (E 2200 Paris 1/1514).↩
Tags