Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 6, doc. 41
volume linkBern 1981
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001A#1000/45#741* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(A)1000/45 93 | |
Dossier title | Nr. 719. Depeschen und Berichte der schweizerischen Gesandtschaft in Paris (bzw. in Bordeaux) (1914–1914) | |
File reference archive | B.272.14 |
dodis.ch/43316
L’excès d’affaires courantes m’a empêché de vous adresser des rapports politiques d’ordre général. Il faut d’abord faire son devoir précis, heure par heure, dans son cercle d’activité obligatoire. Et d’ailleurs la parole est surtout au canon.
En ce qui concerne l’incident du «Goeben» et du «Breslau» et ce que je vous écrivais le 15 août2 au sujet des conséquences possibles pour la Turquie d’une prise de parti indirecte en faveur de l’Allemagne, il s’est fait un silence subit. On assure aux Affaires Etrangères, et en général dans la diplomatie officielle, qu’on n’a pas voulu rouvrir la Question d’Orient alors que tant d’autres questions s’agitent. J’ai plutôt l’impression qu’il y a eu du tirage entre les Anglais et les Russes à propos de Constantinople et des Détroits, ce qui a sauvé la paix dans cette partie du monde... provisoirement. Au fond les deux versions aboutissent au même résultat.
En ce qui concerne la neutralité de l’Italie, le langage est toujours le même. L’Italie affirme qu’elle entend rester neutre. Seulement aux Affaires Etrangères on dit que si la marine franco-anglaise devait manifester l’intention de mettre la main sur Trieste, il est extrêmement probable que l’Italie tiendrait à occuper cette ville avant les flottes alliées. Tel paraît être le procédé par lequel la France et l’Angleterre amèneraient l’Italie à marcher avec elles contre l’Autriche à l’heure qu’il leur conviendrait ou la combinazione imaginée à Rome pour pouvoir, avec moins d’indécence, marcher contre son ancienne alliée l’Autriche. On dit d’ailleurs couramment que l’Italie a retiré ses troupes de la frontière des Alpes du côté de la France pour les concentrer lentement au nord-est; mais divers diplomates m’ont dit que l’Italie concentrait des troupes au centre parce qu’elle n’était pas sûre de la Suisse. Je le répète, cela m’a été dit de côtés absolument indifférents aux relations italo-suisses.
Mon collègue et ami le baron Guillaume, Ministre de Belgique, est venu ce soir me faire une longue visite. Je l’ai trouvé fort déprimé. Il donne à entendre que les Français ont fait croire à son gouvernement à la présence de troupes beaucoup plus nombreuses à proximité de la frontière belge. A travers les communiqués du Gouvernement français sur la grande bataille engagée en ce moment de Lille à Nancy, M. Guillaume entrevoit des impressions pessimistes; il croit, pour tout dire, que cela finira mal pour les Franco-Anglais, et se montre convaincu que l’opinion française lâchera pied rapidement devant un insuccès marqué. Il se préoccupe déjà de ce qu’il doit faire car il est, nolens volens, belligérant. Il croit que des pointes de cavalerie peuvent d’ici à peu de jours rendre la situation peu sûre et imposer au Président de la République le devoir de quitter Paris. Il assure que la cavalerie allemande et les automobiles militaires allemandes ont marché en Belgique avec une rapidité foudroyante, gagnant fréquemment cinquante kilomètres par jour. Il tenait hier de M. Sartiaux, Directeur du Chemin de fer du Nord, l’avis que les Français avaient déjà perdu avant-hier soir cinquante mille hommes et les Allemands cent mille. Il pense que, comme représentant d’un Etat belligérant, il devra quitter Paris si M. Poincaré s’éloigne et il m’a demandé si je consentirais à accepter la protection des Belges (il y en a un demi-million en France dont cent mille à Paris); cela lui paraîtrait naturel non seulement en raison de nos relations d’amitié, mais en raison de l’analogie des situations politiques des deux pays. Je lui ai demandé qui avait actuellement en Allemagne la protection des Belges; les Français étant sous protection espagnole en Allemagne, je lui ai dit que probablement il en était de même des Belges. Guillaume n’en sait rien et j’ai cherché à l’aiguiller vers l’Ambassadeur d’Espagne. Il est complètement coupé de toute communication avec Bruxelles, mais peut correspondre avec son Gouvernement a Anvers. Il m’a demandé de vous poser la question en son nom personnel à lui. J’ai répondu que cela me paraissait prématuré; il a répliqué que cela pourrait aller infiniment plus vite que je me le représentais si l’opinion publique se démoralise comme il le croit.
Personnellement je désirerais éviter ce travail surhumain de la protection des Belges, si elle doit être faite convenablement; la colonie belge compte un très petit nombre de gens aisés et l’assistance de tout ce monde est un problème insoluble. En outre, si le Gouvernement français quittait Paris, il n’est pas du tout démontré que le ministre de Suisse devrait y rester. J’estime personnellement qu’en 1870, cela a eu des inconvénients sérieux pour notre pays que le représentant de la Confédération ait perdu tout contact avec le Conseil fédéral et avec le gouvernement de Gambetta à Tours et à Bordeaux, pour se confiner dans le rôle plutôt consulaire de distributeur de secours au sein de la colonie suisse de Paris. Je sais bien qu’aujourd’hui les communications ne seront pas coupées puisque la télégraphie sans fil fonctionnera, mais je pense qu’il y a là un argument éventuel pour décliner la demande de protection des Belges.
J’ajouterai d’ailleurs très nettement que je ne vois, pour le moment, absolument aucun signe d’affolement de l’opinion publique française. Guillaume prétend que cet affolement et cette panique existent dans toute la région du département du Nord. A Paris j’affirme que cette panique n’existe pas. Je puis comparer l’état d’âme des Parisiens en 1870 et aujourd’hui, y compris la presque totalité des journaux; la différence est complète. Jusqu’à présent le sang-froid existe partout, chez les femmes plus peut-être que chez les hommes. On se dit qu’on sera peut-être battu une fois, deux fois, trois fois, mais qu’à la fin, même si l’armée française est rejetée derrière la Loire, les Russes finiront par sauver la situation. Actuellement j’affirme que ce sentiment est ici exposé sans phraséologie et, je le répète, sans panique.
Il semble qu’en Angleterre on a aussi le sentiment de défaites françaises probables au début, mais qu’il y règne la volonté de ne pas poser les armes avant que la coalition ait vaincu l’Allemagne. Il est vrai que pour les Anglais ce sentiment est beaucoup plus facile à avoir, car, somme toute, ils ne risquent que la petite armée de 125.000 hommes débarquée en France tandis qu’ils encaisseront, en tous cas, la mise en déroute de la flotte autrichienne par les Anglo-Français, de la flotte russe par les Allemands et du commerce maritime allemand sur toutes les mers. Ce n’est pas la nation anglaise qui se bat, c’est une petite armée de mercenaires et le travail national en Grande-Bretagne n’est que peu atteint.
La grande bataille actuellement engagée n’est pas perdue par les Français; je ne remarque pas les signes précurseurs d’un affolement pour le cas où elle serait perdue et je pense qu’il serait déraisonnable de voir les choses aussi en noir pour les diplomates parisiens, que le fait mon ami Guillaume. Ce qui évidemment émeut M. Guillaume c’est la foule de réfugiés belges qui l’assiège. Il m’a parlé ce soir de 6000 fuyards dont il ne sait que faire et dont il a dû prier la police de le débarrasser. Evidemment si cela s’étend, cela peut devenir contagieux. Ce soir à 9 heures les journaux constatent que le gouvernement n’a fait, ni au Ministère de la Guerre ni à celui de l’Intérieur, aucune communication à la presse depuis ce matin. Enfin une agence (Fournier) annonce qu’il serait question d’une sorte de ministère de la défense nationale par l’adjonction au Cabinet, avec ou sans portefeuille, de certaines notabilités, anciens présidents du Conseil, Millerand, etc. J’ai toujours pensé qu’en cas de danger cette idée germerait et certains gros personnages politiques m’en avaient déjà parlé il y a un mois. Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée; cependant cela risque vite de faire retomber la France dans la tradition du Gouvernement de la défense nationale de 1870 et du Comité de Salut public, c’est-à-dire de l’intervention de la politique dans la direction des armées, ce qui n’est pas l’idéal.
Je voulais ne vous écrire que quelques mots et j’ai eu tort de me laisser entraîner à faire avec vous la conversation dans un moment où la parole est au canon et où les événements marcheront plus vite que cette lettre.
Je ne veux pas la terminer sans constater un fait provisoirement favorable pour nous: le déplacement d’une notable partie des forces françaises concentrées près de notre frontière pour les diriger vers le nord-est. Vous savez, je suppose, bien qu’on l’ait caché ici dans les bulletins officiels, que l’on a plus ou moins mis de côté certains chefs français à la suite de la première occupation de Mulhouse; dans le nombre figure le général d’Amade.
P. S. Vous m’obligeriez en me télégraphiant l’arrivée du présent rapport par les simples mots «oui 91 ». Si vous êtes d’accord pour décliner aimablement et courtoisement la demande du Ministre de Belgique pour la protection de ses compatriotes s’il devait quitter Paris, veuillez ajouter «non Guillaume».
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